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Gilets jaunes : Sonia Devillers défend Radio France et élude la critique des médias

par Frédéric Lemaire, Maxime Friot, Pauline Perrenot,

Le 15 mai, Sonia Devillers recevait Denis Robert, le nouveau directeur de la rédaction du Média, dans « L’instant M » sur France Inter. Face aux critiques de son invité sur le traitement médiatique des gilets jaunes, la journaliste va se livrer à une défense en règle de sa « maison », Radio France. Prouvant une fois de plus la difficulté de se livrer à une véritable critique des médias… dans les grands médias.

Ce matin-là à l’antenne de France Inter, Denis Robert dénonçait le mauvais traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes, notamment par les chaînes d’info. Face à lui, Sonia Devillers conteste : certains médias auraient fait du bon travail. Et de citer notamment… les stations du groupe Radio France, dans lequel elle officie chaque matin [1].

Une défense aux accents corporatistes somme toute bien mal placée quand on sait que sa propre radio est loin d’être exempte de reproches… France Inter a, par exemple, contribué à un vaste épisode de désinformation en relayant la fake news de la Pitié-Salpêtrière. Et lorsqu’un auditeur a eu le malheur de le signaler, en lieu et place d’autocritique, Nicolas Demorand s’est contenté de le renvoyer dans ses cordes. On pourrait également citer les propos d’un éditorialiste politique phare de la chaîne, qui affirmait que les manifestations du 1er mai s’étaient « globalement très bien passées »… alors même que d’innombrables manifestants et organisations se sont alarmées du contraire, et notamment des violences commises par la police.

Il y a certes de bonnes émissions et des journalistes qui font leur travail au sein du groupe Radio France, et notamment parmi « les 44 stations locales de France Bleu » citées par Sonia Devillers. Mais cela signifie-t-il qu’il faille écarter d’un revers de main toute critique, et qu’il n’y ait rien à redire du traitement médiatique de Radio France concernant le mouvement des gilets jaunes ? D’une manière plus générale, en tant qu’animatrice d’une émission traitant des médias, pourquoi donner l’impression de minorer les travers du traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes ?

Il y aurait pourtant bien d’autres émissions de « L’instant M » à y consacrer [2] : en évoquant par exemple le concert des rappels à l’ordre aux manifestants, sur les chaînes de télé et les stations de radio, y compris celles du service public ; les émissions de « débat » de France Info qui foulent aux pieds le pluralisme, où communicants et éditorialistes sont unanimes pour en appeler à la surenchère sécuritaire ; l’absence de recul vis-à-vis de la communication des autorités, illustrée par l’affaire Geneviève Legay ; ou encore la partialité, l’absence totale de pluralisme et le degré de suivisme vis-à-vis du gouvernement et de la police dans les Unes du Parisien.

Plutôt que d’inviter la directrice de la rédaction de BFM-TV à discuter du traitement des manifestations, pourquoi ne pas s’interroger sur la manière dont les chaînes d’information en continu ont contribué à construire un récit anxiogène autour des mobilisations en relayant les éléments de langage policier et les outrances de la communication gouvernementale ? Et à mettre en œuvre un récit médiatique dominant, dans lequel il n’y a pas de place (ou si peu) pour la remise en cause du dispositif policier, des arrestations préventives, ou des violences policières ?

Pourraient également être évoqués, autrement qu’en invitant Christophe Barbier, le mépris de classe des éditorialistes, leurs satisfecits devant les humiliations policières contre les lycéens de Mantes-la-Jolie, et la rage de figures médiatiques comme Jean Quatremer, Xavier Gorce ou Brice Couturier (chroniqueur de France Culture) appelant sur Twitter à « foutre en taule » des manifestants. Ou encore la morgue de Thomas Legrand (France Inter), qui qualifiait le mouvement des gilets jaunes d’« incohérent », de « débile », d’« abject » et bien sûr de « violent ». Sans compter les accusations d’antisémitisme, qui ont tourné en boucle sur les plateaux.

Autres suggestions de sujets : les prétentions des éditorialistes à parler au nom de la majorité, à désigner les « faux » gilets jaunes, à sommer les manifestants de jouer le jeu du « grand débat »... Et leurs velléités à célébrer en grande pompe la parole présidentielle, à s’éblouir des prestations d’Emmanuel Macron, ou encore à décréter, comme Alexandra Bensaïd (France Inter), que les revendications des gilets jaunes ne sont pas réalistes ; voire à discréditer la représentante du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, sous prétexte qu’elle dénonce les violences policières.


***


Bien sûr, tous les médias et tous les journalistes ne sauraient être réduits à ces pratiques. Mais tous ces exemples (non exhaustifs) montrent bien que la critique du traitement médiatique des gilets jaunes mériterait autre chose que ce qui ressemble à une fin de non-recevoir. Et la question n’est pas de savoir si l’animatrice devrait ou non « avoir honte de travailler à Radio France sur la question des gilets jaunes » ; mais plutôt celle de la difficile autocritique médiatique dans les médias… dont « L’Instant M » donne une nouvelle illustration.


Maxime Friot, Pauline Perrenot et Frédéric Lemaire


Annexe : transcription de l’échange entre Sonia Devillers et Denis Robert au sujet de la critique des médias


Denis Robert : Les gilets jaunes, ça c’est mon point de vue, sont tellement mal traités ailleurs, tellement mal traités, je… sur les chaînes info…

Sonia Devillers : « Mal traités » c’est-à-dire ?

DR : « Mal traités » ça veut dire qu’on a menti sur leur nombre, on a inventé des fascismes qui n’existaient pas, on a inventé… on a créé une image, autour des gilets jaunes, sulfureuse, qui correspond pas à la réalité, on a sous-traité, « on », les grands médias, c’est-à-dire les chaînes tout info… voilà je veux dire je vais pas les énumérer tous mais je trouve que…

SD : La couverture médiatique en France, ça se résume pas à BFM-TV.

DR : Non mais si on écoute, si vous voulez, le bruit général autour des gilets jaunes : ils sont plutôt mal traités, et quand ils sont invités, vous dites « oui mais ils sont invités partout », mais ils sont invités souvent pour être piégés, on prend une histoire on la monte en épingle…

SD : Je peux dire quelque chose ?

DR : Allez-y.

SD : Non parce que… je veux dire moi par exemple j’ai pas honte du tout de travailler à Radio France sur la question des gilets jaunes.

DR : Je parlais pas de Radio France…

SD : Ben pour le coup on a une chaîne d’info en continu qui s’appelle France Info, et qui est même en partenariat avec une chaîne d’info continue chez France Télé...

DR : Alors France Info par exemple, France Info comme toutes les autres chaînes…

SD : Non mais juste je termine...

DR : … quand il y a des manifs, ils sortent toujours les mêmes stupidités de chiffres du ministère de l’Intérieur qui ne correspondent pas à la réalité. Quand vous avez les bandes sur France Info, où on dit 27 000 manifestants en France alors qu’il y en a généralement beaucoup plus, quand on monte en épingle…

SD : Vous avez regardé le travail des 44 stations locales de France Bleu ? Vous avez regardé les……

DR : Non mais d’ailleurs je vais vous dire un truc : je regarde plutôt France Info que BFM, c’est encore pire. Mais France Info vous êtes…

SD : Vous avez écouté le travail de France Bleu partout en France ? Des localiers sur les barrages…

DR : Non mais là vous faites la défense de votre maison, je veux bien…

SD : Non c’est vrai, c’est vrai vous avez raison.

DR : Et en plus heureusement que le service public est là. Enfin je suis le premier défenseur…

SD : Oui parce que si on met bout à bout le travail des éditions spéciales de France Info, des localiers de 44 stations en France, des plateaux de France Culture qui a fait venir beaucoup beaucoup d’intellectuels sur le sujet, je me dis quand même…

DR : Puis là il y a l’appel « Nous ne sommes pas dupes » qui est signé par beaucoup de gens en soutien aux gilets jaunes, mais bref il y a quand même… on est quand même un espace où les gilets jaunes peuvent s’exprimer. C’est vrai que moi je poursuis le travail entamé par Aude [Lancelin] mais sans problème.

[…]

SD : Mais vous êtes d’accord que vous êtes pas le seul à avoir été sur les ronds-points et dans toutes les manifs ?

DR : Mais c’est pas ce que je dis. Mais quand même on n’était pas, on n’était pas une majorité, on l’est toujours pas si on reprend les éditorialistes et tout ça quoi. Je les mets pas tous… je suis pas quelqu’un qui fait des amalgames et qui jette tout le monde…

SD : Ben tant mieux !

DR : Voilà je fais des différences…

SD : Tant mieux !

DR : Je suis capable de voir que… il y a des gens d’ailleurs qui se reprennent…

SD : J’ai lu vos posts aussi Denis Robert, puisque vous avez vraiment souhaité vous expliquer sur ce choix de venir prendre Le Média, alors que vous êtes un journaliste très occupé, vous avez beaucoup de projets en route. Et vous dites « Il y a deux mondes qui s’opposent. D’un côté il y a des médias lourds, généralement peu enclins à critiquer le pouvoir. » Et je me suis vraiment posé la question, là aussi je vais peut-être être un peu naïve, mais Macron a en effet pensé un temps que les médias lui mangeaient tous dans la main. C’était flagrant d’arrogance et d’autorité de sa part et de ceux qui l’entouraient. Sauf que qui s’est laissé faire ? C’est la question que je voulais vous poser ce matin.

DR : Qui s’est laissé faire au niveau des… ?

SD : Qui s’est laissé faire dans les rédactions ? Qui s’est laissé faire ? C’est-à-dire que, est-ce que depuis quelques mois… est-ce que par exemple depuis l’affaire Benalla, ça vaut toujours ce constat-là ?

DR : L’affaire Benalla, c’est vrai que les médias s’en sont beaucoup emparés. Mais pour la politique de…

SD : Ben c’est pas qu’ils s’en sont emparés, c’est qu’ils l’ont sortie.

DR : Oui, ils l’ont sortie. Le Monde a sorti… Non mais si on prend le traitement du macronisme par le bout Benalla, on peut…

SD : Qui a fait beaucoup de mal à la Macronie.

DR : Oui mais c’est pas tellement… Là la manière dont… Par exemple un moment que j’ai trouvé hallucinant – il y a eu deux moments chez Macron que j’ai trouvé quand même assez dingues – c’est l’allocution qu’il fait en décembre […] et puis il y a la dernière conférence de presse de Macron. […] J’ai trouvé ce moment, et je pense que l’histoire le retiendra, assez hallucinant. Parce que ça a duré deux… presque trois heures… enfin… et puis ça suivait tous les moments où Macron… Macron c’était Fidel Castro là ces derniers-temps, puisqu’il parlait des six heures, sept heures un peu partout…

SD : Pour le coup, la presse n’a pas été tendre du tout du tout du tout avec le pouvoir !

DR : Tous ses discours ont été sur les trois chaînes tout info, même les quatre, été diffusés en direct en permanence quoi, il y avait des extraits. Enfin il a occupé le terrain quoi, mais ça n’a pas suffit […] Et je trouve que les médias n’ont pas… ont été plutôt révérencieux à son égard.

SD : Ah bon ? Parce que dit-donc entre les comptes de campagne, les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, Nathalie Loiseau… qui fait des cadeaux à Nathalie Loiseau dans les médias aujourd’hui ? Qui ? On se demande. Enfin…

DR : Ben elle est présente un peu partout, enfin je veux dire…

SD : Ah bon ? Ben dit-donc !

[…]

 
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Notes

[1Le passage en question est retranscrit en annexe.

[2Parmi les émissions de « L’Instant M » sur le traitement médiatique des gilets jaunes, outre deux émissions sur la haine des journalistes et les violences à leur égard, on compte notamment une émission sur BFM-TV (avec la directrice de la rédaction de la chaîne), une émission sur le traitement médiatique à proprement parler du mouvement des gilets jaunes, une émission sur les éditorialistes (avec Christophe Barbier) et une émission sur le traitement des violences policières (avec David Dufresne).

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