Augmentation de 74 % des actes antisémites
Le 11 février, au soir de la profanation des portraits de Simone Veil et du mémorial dédié à Ilan Halimi et sur le site de ce mémorial, le ministre de l’Intérieur annonçait une augmentation de 74 % des actes antisémites au cours de l’année 2018. Le ministre dira même que « l’antisémitisme a progressé de 74% dans ses cris d’horreur l’année écoulée » (ce qui n’a pas de sens et sera corrigé par le communiqué officiel [2]). Les médias ont repris ce chiffre de 74% pour dénoncer une forte recrudescence des actes antisémites au cours de l’année 2018, certains n’hésitant pas à parler d’« explosion ».
Précisons-le d’emblée : notre propos n’est pas tant de tergiverser sur les chiffres – chaque acte antisémite est un acte de trop – que de montrer comment les grands médias, ayant dans leur grande majorité exhibé en « une » ce pourcentage, l’ont utilisé de manière décontextualisée.
En effet, parler d’une augmentation de 74% des actes antisémites n’est pas faux si l’on compare à la seule année précédente, 2017, mais doit être nuancé si l’on se réfère à une plus longue période. Certains médias ont d’ailleurs remis la déclaration du ministre en perspective au lieu de la reprendre les yeux fermés. C’est le cas, dès le 11 février, de FranceInfo, et le 12 février, de France Culture, de LCI, des Décodeurs du Monde ou encore du Figaro.
Le 14 février, Jérôme Latta propose sur son blog (hébergé par Mediapart) une analyse de ce chiffrage dans un article intitulé « Actes antisémites : un pourcentage est-il une information ? ». Il indique que le chiffre d’une augmentation de 74%, qui peut paraître très alarmant, se rapporte à un nombre relativement restreint d’actes : 311 en 2017 et 541 (+74%) en 2018 : « On peut d’abord estimer, même si cela mérite débat, que relativement à une population de 67 millions d’habitants, les faits concernés sont (intolérables mais) marginaux. On doit surtout affirmer que la variation de ce chiffre d’une année à l’autre est d’une portée très limitée, potentiellement trompeuse. » À propos de cette statistique annuelle, Jérôme Latta reproduit le tableau suivant :
Et il le commente ainsi :
De fait, l’examen de cette donnée depuis l’année 2000 indique que :
– ses variations annuelles sont très importantes ;
– le chiffre a été plus élevé 9 fois (sur 19) ;
– le chiffre 2018 est en dessous de la moyenne (574) ;
– il est très en deçà des niveaux de 2014 (851) et 2015 (800).
En établissant l’analyse sur un temps plus long, il montre comment ce pourcentage ne constitue pas « en lui-même une information, malgré son objectivité apparente », mais une information qu’il convient de contextualiser [3].
Or, beaucoup de médias n’ont pas pris cette peine, ce qui, du point de vue des pratiques journalistiques, est une lacune – la mise en contexte des informations faisant partie de ces pratiques professionnelles qui distinguent ou devraient distinguer les journalistes des autres commentateurs de l’actualité. Ils se sont souvent contentés de citer le pourcentage d’augmentation, donnant ainsi l’impression biaisée d’une extraordinaire flambée d’antisémitisme en France. Mais la non contextualisation de ce chiffre dans son domaine propre a eu un autre effet, d’ailleurs complémentaire du premier : elle a favorisé un rapprochement avec le contexte plus général et plus immédiat, avec le fait social majeur de ces derniers mois, le mouvement des gilets jaunes.
Des gilets jaunes antisémites ?
Avant le mois de février, certains grands médias s’étaient déjà livrés à des généralisations abusives en associant sans nuance le mouvement des gilets jaunes à quelques actes antisémites en son sein, notamment dans L’Obs « Gilets jaunes, racisme, homophobie, violences et autres dérapages » ou dans L’Express « Gilets jaunes : enquête ouverte sur des insultes antisémites » et sur France 2 : « Gilets jaunes : sur fond d’antisémitisme, les dérapages se multiplient, ce qui avait suscité une ferme réaction de Claude Askolovitch sur Slate.fr : « La défense des juifs, ultime morale des pouvoirs que leurs peuples désavouent », sous-titrée : « L’affaire des "gilets jaunes" n’est pas une histoire juive ; il serait fâcheux qu’elle le devienne ».
Par ailleurs, certains actes ont été immédiatement imputés dans les grands médias à des gilets jaunes, sans que nulle preuve ne vienne fonder de tels rapprochements. C’est le cas par exemple du tag « Juden », inscrit sur la vitrine du restaurant Bagelstein, qui a circulé en boucle sur les écrans des chaînes d’info en continu pendant des discussions sur les gilets jaunes. Une désinvolture journalistique poussée à l’extrême par CNews, qui publiait le 11 février un article intitulé « Les manifestations des gilets jaunes couvent-elles une montée de l’antisémitisme ? » Où l’on pouvait lire le paragraphe suivant, fruit d’une enquête approfondie :
Une inscription « Juden » (« juifs » en allemand) sur une vitrine d’un restaurant Bagelstein à Paris. Des croix gammées sur la devanture d’un local du Parti communiste à Vienne en Isère. Ces derniers jours, les actes antisémites se multiplient un peu partout en France. Si le lien avec le mouvement des gilets jaunes n’est pas toujours établi, il y a tout de même une corrélation entre les jours de manifestation et ces actes condamnables.
C’est surtout à partir de l’agression d’Alain Finkielkraut, le 16 février, lors d’une manifestation des gilets jaunes, que la tentative d’affubler ces derniers de l’étiquette infamante d’antisémites s’est faite la plus virulente. L’académicien, plus que jamais sous les projecteurs après cette attaque, a dû répondre favorablement à une poignée d’invitations médiatiques, le jour-même, le 16 février, pour Le Journal du dimanche et Le Parisien, puis le lendemain 17 février sur BFM-TV, CNews et LCI, puis le 18 sur France 3 et Le Figaro, le 19, Le Point, le 20 sur Europe1 et le 23 sur France 5 [4].
On peut s’étonner de cette observation du philosophe affirmant avoir été « très étonné de l’ampleur que l’événement a prise » (Le Point, 19 février)… alors qu’il a contribué à lui donner cette ampleur. Cela dit, si son agression a été l’occasion d’associer gilets jaunes et antisémitisme, il n’a lui-même que modérément participé à l’hallali, préférant insister sur la responsabilité, à ses yeux, d’une certaine gauche intellectuelle :
Cela fait beaucoup de temps qu’une certaine intelligentsia et des journalistes me traitent de réac, de fasciste, de raciste. Ce que j’ai vécu, c’est un air de déjà-vu. Ces gilets jaunes, cette plèbe incontrôlable, ne faisaient que traduire en acte l’hostilité d’une intelligentsia. Ils m’ont attaqué de manière très fruste, mais tout cela a été intellectualisé bien avant. [Quant aux gilets jaunes,] c’est devenu une secte avec un autisme de secte qui refuse de s’informer en dehors de la secte. C’est un mouvement qui est en train de devenir totalitaire. (Le Point, 19/02)
D’autres auront soin d’aller plus loin dans l’amalgame entre gilets jaunes et antisémitisme. Sur Europe 1, l’essayiste-écrivain-cinéaste-philosophe-journaliste Bernard-Henri Lévy répond le 18 février à Nikos Aliagas :
- Nikos Aliagas : D’où vient cette violence ? On dit qu’elle est en marge de la manifestation des gilets jaunes ; certains disent qu’elle est au cœur de la manifestation des gilets jaunes. Comment est-ce-que cette boîte de Pandore a-t-elle été ouverte aujourd’hui en 2019 Bernard-Henri Lévy ?
- Bernard-Henri Lévy : Mais écoutez, comment est-ce qu’elle a été ouverte ? Il y a beaucoup de responsabilités, mais en tout cas certainement pas aux marges parce que c’est des violences, malheureusement, violences contre les journalistes, violences contre les policiers, violences contre la représentation nationale, elle a commencé dès le premier acte de ce mouvement, et la violence contre les juifs, les slogans antisémites, c’est comme le terme de ce mouvement. On commence par le référendum d’initiative populaire et on finit par l’antisémitisme. On commence avec Rousseau et on finit avec Doriot. Mais c’est pas les marges, ça, c’est le cœur du mouvement.
On ne voit pas bien ce qui conduit du référendum d’initiative populaire à l’antisémitisme, ni de Rousseau à Doriot (le pire collaborationniste !). On ne voit pas bien non plus en quoi les diverses violences évoquées seraient au cœur du mouvement des gilets jaunes, alors qu’il est notoire que l’immense majorité d’entre eux se déclarent pacifistes. Mais BHL est bien obligé de malmener la logique pour insinuer que l’antisémitisme est au cœur d’un mouvement populaire qui se bat pour l’amélioration de ses conditions d’existence. L’insulte se substitue à la démonstration. Chez ce personnage, c’est loin d’être nouveau voire… au cœur de sa démarche !
Et il n’en fallut pas plus pour que l’intellectuel médiatique bénéficie à son tour des faveurs des grands médias [5] :
Le lendemain (19 février), c’est Philippe Val, ancien directeur de France Inter, qui est convié sur BFM-TV par Ruth Elkrief et qui prend vaillamment le relais :
[…] Une cinquantaine de milliers de personnes, qu’on appelle le peuple, qui ne sont pas le peuple dans un pays de 67 millions d’habitants, d’une extrême droite et d’une extrême gauche qui sont d’accord sur tout, y compris sur l’antisémitisme […]. Ces gilets jaunes aujourd’hui, hélas peut-être, j’en suis désolé pour eux, mais c’est le signe de la honte depuis l’affaire de Finkielkraut, depuis tout ce qui s’est passé, depuis l’Arc de triomphe, les symboles de la République, les attaques contre les juifs, les quenelles, c’est fini ! On peut plus dire "on n’a pas de représentants, on est un mouvement libre", non ! il faut des représentants clairs et nets pour les revendications, et ça, ce n’est plus acceptable. Le gilet jaune, c’est le gilet de la honte.
Extrême droite, extrême gauche, gilets jaunes, tous dans le même sac ! C’est qu’en matière d’antisémitisme, Val s’y connaît [6]. A l’instar de BHL, il imagine sans doute que le crédit et la notoriété que les médias lui accordent encore le dispensent d’argumenter autrement que par invectives méprisantes, des mots choisis pour être blessants (le « gilet de la honte »). Le tout avec la bénédiction de Ruth Elkrief qui, loin de réclamer qu’il étaye un tant soit peu ses propos, conclut, visiblement sous le charme : « Voilà une déclaration extrêmement forte ! »
Poursuivons avec Jean-Michel Aphatie, le 21 février dans la matinale d’Europe 1 :
Évidemment, il ne s’agit pas de dire que les gilets jaunes sont antisémites, et que ceux qui soutiennent les gilets jaunes sont antisémites, le propos n’est pas du tout celui-là. Il s’agit de s’interroger sur l’idéologie, parce qu’elle existe, des gilets jaunes, telle qu’elle s’exprime notamment sur les réseaux sociaux. Que n’aiment pas les gilets jaunes ? Voire, que détestent-ils ? La banque, la finance, les parlementaires, les élites, et ils sont adeptes, pour beaucoup d’entre eux, de la plupart des théories du complot. Qu’est-ce que c’est l’idéologie antisémite ? C’est ne pas aimer la banque, la finance, les parlementaires et les élites, et croire à la pire des idéologies complotistes, c’est-à-dire que tout est de la faute des juifs. Donc on voit bien qu’il y a un croisement entre les deux idéologies. Ce n’est pas un hasard si c’est au moment du mouvement des gilets jaunes que des actes antisémites nombreux, très nombreux, se produisent. Encore hier à Paris, des inscriptions antisémites ; et ce n’est pas par hasard que des antisémites enfilent avec plaisir un gilet jaune.
Examinons le raisonnement. Et quel raisonnement ! Les gilets jaunes ne sont pas antisémites, mais des antisémites en puissance, car leur « idéologie » (critique du système financier, des élites politiques, etc.) se croise avec celle des antisémites. L’éditocrate n’a pas l’air de se rendre compte que de telles généralisations se fondent – et entretiennent elles-mêmes les pires clichés antisémites. Déjà sur France 5, Jean-Michel Aphatie et Maurice Szafran sursautaient à entendre le mot « banquier » prononcé par Monique-Pinçon-Charlot.
Un raisonnement pour le moins inquiétant que tenait également Raphaël Enthoven dans Paris-Match, le 25 février, lors d’un entretien titré « Raphaël Enthoven : "l’antisémitisme est un principe d’explication générale du monde" » :
- Yannick Vély (journaliste) : D’ailleurs, vous avez expliqué en quoi le mouvement des « gilets jaunes » d’abord motivé par de justes revendications sociales, portait en lui cette haine.
- Raphaël Enthoven : L’un des paradoxes (et non le moindre) du mouvement des gilets jaunes, est que la colère n’a jamais été atténuée par les différentes conquêtes (Le gel des frais bancaires, hausse du Smic [NDLR : Quelle hausse ?] et de la de la prime d’activité, défiscalisation des heures sup, suppression des hausses de taxes sur les carburants etc.)… Ce qui laisse penser que les doléances en question n’étaient elles-mêmes que l’alibi d’une haine plus fondamentale, qui prenait les atours avantageux d’une colère sociale. […] Quant au cousinage des gilets jaunes et de l’antisémitisme, il tient à la parenté entre le sentiment (parfois légitime) que le juste fruit du travail est dérobé aux gens qui travaillent par des gens qui s’engraissent, et le sentiment (toujours fou) que les juifs contrôlent et exploitent le monde en secret. Je ne dis pas que l’un vaut l’autre, mais qu’il est plus facile d’adhérer au second quand toute vision du monde se résume au premier. Quand j’entends Jean-Luc Mélenchon ou Etienne Chouard se défendre de tout antisémitisme en déclarant sincèrement que la haine des juifs est une saloperie, je me dis qu’ils commettent l’erreur d’oublier que l’antisémitisme est aussi un principe d’explication générale du monde. C’est une haine qui, le juif n’étant pas identifiable, a eu besoin de se donner l’alibi d’un pouvoir imaginaire. Pour que les « gilets jaunes » éradiquent l’antisémitisme dans leurs rangs, il faudrait changer de façon de penser.
Ce gloubi-boulga du philosophe médiatique affirme qu’il existerait un lien de parenté entre la critique de l’exploitation capitaliste et l’antisémitisme comme « principe d’explication du monde »… La première pouvant conduire au second. Cet amalgame malhonnête, le conduit ainsi à sommer les gilets jaunes, dans leur ensemble, de « changer de façon de penser ». Rien que ça.
Enfin, Le Monde n’est pas en reste. Dans son éditorial du 19 février, le quotidien joint sa voix à la petite chorale médiatique en fustigeant « la haine » au sein du mouvement des gilets jaunes. Une haine qui serait dirigée pêle-mêle « contre les élus, à commencer par le président de la République, contre les élites ou supposées telles, contre les riches, contre les médias et, au bout du compte, contre les juifs, éternels boucs émissaires en temps de crise et de conspirationnisme débridé – comme en témoigne l’explosion en 2018 du nombre d’actes antisémites en France. »
L’éditorial du Monde est un bon résumé des amalgames médiatiques ressassés par les éditocrates, et qui ont consisté à établir un lien entre la hausse des actes d’antisémitisme en 2018 et le mouvement des gilets jaunes. Pourtant le 12 février, au journal télévisé de 13 heures de France Info, la présentatrice Marie-Sophie Lacarrau semblait infirmer cette assertion. Elle commentait ainsi le tableau représentant les menaces et actes antisémites en 2018 : « Sur cette courbe, l’évolution de ces violences au cours de l’année, aucune augmentation significative depuis le mouvement des gilets jaunes ».
Il ne s’agit aucunement de dire que ces actes ne sont « rien », mais de voir que nos commentateurs patentés ne semblent guère se soucier des données disponibles. Dire, comme Jean-Michel Aphatie, que « ce n’est pas un hasard si c’est au moment du mouvement des gilets jaunes que des actes antisémites nombreux, très nombreux, se produisent », c’est donner une information biaisée – sinon une contre-vérité – qui a malheureusement pesé lourd dans le débat médiatique.
Du pouvoir des médias
Mais le plus grave n’est peut-être pas là. Les outrances des éditocrates ont, avec le temps, perdu de leur crédibilité, et apparaissent, même aux yeux les moins avertis, pour ce qu’elles sont : de la gonflette intellectuelle infatuée d’elle-même. Ils ne convainquent plus, s’ils ont jamais convaincu [7]. Reste que, avec le concours de la grande majorité des médias dominants, ces outrances calibrées pour faire du bruit médiatique, participent à l’instauration dans le débat public de problématiques qui vont faire, un temps, le lit de l’actualité [8] :
Le cas est ici patent : le mouvement des gilets jaunes, tout entier axé sur l’amélioration des conditions d’existence d’une partie importante de la population, n’a, a priori, rien à voir avec l’antisémitisme. Après vérification non plus ; on l’a vu, le lien entre la recrudescence des actes antisémites entre 2017 et 2018 et le mouvement des gilets jaunes dans son ensemble ne repose sur aucune base sérieuse. Il a fallu que certains de ces actes soient montés en épingle et repris en boucle sur les ondes, les journaux et les plateaux, surtout quand ils étaient le fait de gilets jaunes, comme l’agression de Finkielkraut, pour que le sujet fasse la Une de l’actualité.
Dès lors, une fois la problématique médiatiquement constituée, chacun a pu livrer son avis éclairé sur une pléiade de « sujets » divers, plus ou moins connexes : L’antisémitisme des gilets jaunes est-il de gauche ou de droite ? Les gilets jaunes doivent-ils se désolidariser des actes antisémites ? L’antisionisme est-il un antisémitisme ? Doit-on interdire les manifestations des gilets jaunes ? Dénoncer « l’islamo-gauchisme » et l’ambiguïté de « la gauche » [9] ?
Le but recherché et souvent atteint, n’est qu’accessoirement de convaincre la population que les gilets jaunes sont successivement tous des « casseurs », tous des complotistes, tous des antisémites. Chacun sait que ce n’est pas le cas. Il s’agit surtout, par ces vagues successives d’accusations, de généralisations et d’amalgames, de semer le doute, et d’instiller l’idée selon laquelle ces gilets jaunes ne sont finalement pas très nets, qu’il vaut mieux se méfier et garder ses distances. Comme l’un d’entre eux, François Boulo, l’exprimait clairement : « Les gens des médias ne veulent pas que le monde change. Ils savent très bien l’impact des actes racistes ou antisémites sur l’opinion publique et sautent sur la moindre occasion pour nous discréditer. » On ne saurait mieux conclure.
Jean Pérès