Ce jour-là sur le plateau de LCI, à l’exception de la chroniqueuse Rokhaya Diallo, tout le monde semblait d’accord pour condamner doctement le mouvement des gilets jaunes : depuis Dominique Seux, des Échos et de France Inter, à Eugénie Bastié du Figaro, en passant par l’animateur, David Pujadas. Mais c’est bien Thomas Legrand, éditorialiste politique à France Inter, qui s’est illustré par le mépris et la suffisance de ses interventions.
A commencer par cette première sortie, fulgurante :
Il y a dans le mouvement des gilets jaunes une incapacité à s’exprimer, une incapacité à hiérarchiser ses revendications, une incapacité à dire ce qu’ils veulent. Et quand on ne peut pas exprimer ce qu’on veut dire, on finit par taper. Les enfants, c’est comme ça – je ne veux pas infantiliser les gilets jaunes – mais nous-mêmes, quand on engueule nos enfants et qu’on en a marre, qu’on n’arrive plus à exprimer, on se met… à donner une petite tape.
Sourires gênés autour du plateau ; Dominique Seux rappelle tout de même à son collègue de France Inter qu’il n’a pas le droit de « donner des petites tapes ». Thomas Legrand fait la moue, visiblement pas convaincu. Il s’apprête à poursuivre quand David Pujadas lui fait remarquer qu’avec les réseaux sociaux, « jamais il n’y a eu autant de canaux pour s’exprimer ». L’éditorialiste corrige donc le tir : « pour s’exprimer, pour parler et faire du bruit, oui, mais pour dire quelque chose de cohérent… »
On progresse : les gilets jaunes savent donc s’exprimer, mais pas pour dire « quelque chose de cohérent ». L’éditorialiste met d’ailleurs au défi les autres invités de lui donner les revendications des gilets jaunes (« à part le referendum d’initiative citoyenne » précise-t-il). Flottement sur le plateau, Eugénie Bastié évoque « la dénonciation des violences policières ». Mais Thomas Legrand ne l’entend pas et conclut, triomphant : « Voilà : quand on n’arrive pas à s’exprimer, quand on n’arrive pas à parler, on tape ». Une conclusion « cohérente » s’il en est.
Puis David Pujadas s’interroge : « mais pourquoi on n’arrive pas à s’exprimer ? » L’éditorialiste de France Inter n’en démord pas : « A partir du moment où vous rejetez les élites, les intermédiaires, où vous ne voulez pas vous élire des représentants […] le mouvement est vain, et vous n’avez plus rien à dire et vous tapez ». Pour ceux qui n’auraient pas compris... Mais Thomas Legrand n’en reste pas là. Il se lance dans une seconde analyse d’une finesse toute aussi remarquable, et qui mérite d’être citée in extenso :
Les gilets jaunes savent dire « non » ensemble – et c’est pour ça qu’on retrouve l’extrême-droite et l’extrême-gauche. L’extrême-droite et l’extrême-gauche disent « non » ensemble, mais ils savent dire « oui » – l’extrême-gauche et l’extrême-droite – dans leur pré carré. Mais quand ils sont ensemble ils ne peuvent pas dire « oui » ; puisque « oui » ensemble, ce serait incohérent.
Mais oui c’est clair ! A ce stade, le téléspectateur doit s’accrocher car le long monologue de Thomas Legrand est loin d’être terminé :
Il y a, en plus, une instrumentalisation des groupes d’extrême-gauche et des groupes d’extrême-droite. L’extrême-droite et l’extrême-gauche rêvent de l’insurrection depuis très longtemps ; ils préfèrent d’ailleurs l’insurrection au contenu de l’insurrection – ils s’en foutent un peu du contenu de l’insurrection ; et comme ils rêvent de l’insurrection et qu’ils voient qu’il y a un ferment d’insurrection, ils vont dans ces manifestations, ils mettent des gilets jaunes, et ils essaient de coloniser pour eux-mêmes, pour l’extrême-droite et pour l’extrême-gauche, la manifestation. Il y a des mots d’ordre à l’extrême-gauche qui disent « il faut y aller » parce qu’il ne faut pas laisser ce mouvement, qui pouvait au début tomber vers l’extrême-droite ; et c’est pour ça qu’ils se réunissent, et ils se tapent dessus ; et en ce moment c’est l’extrême-gauche qui est plutôt en train de gagner sur l’extrême-droite.
Tout y est : le simplisme, les raccourcis, les généralités de café du commerce... Bref : l’analyse politique pour les nuls. Mais c’est dans un troisième temps que Thomas Legrand va révéler l’étendue de son mépris pour les gilets jaunes. Répondant à la question « peut-on critiquer les gilets jaunes ? », il s’en prend avec virulence à ceux qu’il identifie comme les « leaders » du mouvement, Eric Drouet et Maxime Nicolle :
Leurs propos sont absolument débiles. C’est-à-dire qu’ils sont incommentables. Moi je me penche sur leurs textes, sur ce qu’ils disent, et là il ne s’agit pas d’orthographe, il s’agit du contenu : c’est débile. Ça n’a ni queue ni tête, ils ne finissent pas leur phrase et ça n’a aucun sens, c’est passablement conspirationniste, donc ils sont totalement critiquables, ils sont même méprisables. On devrait arrêter de les inviter, ceux-là en tout cas.
Et de conclure, un cran supplémentaire dans l’injure :
La gilet jaune, assistante sociale, qui n’arrive pas à joindre les deux bouts et qui est encore sur son rond-point, celle-là, il y a forcément une part de sympathie, et ces pourcentages de soutien qui vont vers elle... Mais sinon d’un point de vue politique c’est abject, ça devient abject. C’est violent et sans sens, donc voilà.
Et en la matière, c’est peu dire que Thomas Legrand s’y connaît.
La vacuité et la virulence des « analyses » du chroniqueur politique de France Inter n’illustrent pas seulement la morgue décompléxée des éditocrates à l’encontre des gilets jaunes – qui ne daignent toujours pas rentrer dans le rang après des mois de mobilisations. Elles témoignent également de la hauteur d’analyse des éditorialistes auxquels France Inter (radio du service public qui se présente pourtant comme « différente ») ouvre ses micros. Qui n’a en réalité rien à envier à celle des éditocrates habitués des plateaux de CNews, de BFM-TV ou de LCI.
Frédéric Lemaire