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Manifestation des gilets jaunes : les éditocrates sont-ils « raisonnables » ?

par Pauline Perrenot,

Dans nos précédents articles, nous sommes revenus sur la réaction des éditorialistes face à la mobilisation des gilets jaunes, du paternalisme voire du mépris de classe le plus violent à la panique face à une crise qui met en péril l’avenir des « réformes » et, plus généralement, bien des aspects du système économique, social et politique. Depuis les violences qui ont émaillé la journée du samedi 1er décembre, les éditorialistes n’ont désormais qu’une directive à la bouche : le retour à l’ordre et à l’autorité. À travers leurs choix éditoriaux ou les appels à ne pas aller manifester, les commentateurs en vue contribuent à construire une atmosphère de peur. Ils accréditent un point de vue policier : toute violence de l’État serait par nature et en toute circonstance légitime, et donc incontestable, d’autant plus qu’elle serait en l’occurrence exclusivement défensive. Certains vont même jusqu’à annoncer par avance les violences à venir, pour mieux en attribuer l’entière responsabilité aux manifestants. S’ils ne manquent jamais d’interroger le caractère « raisonnable » des manifestants, il nous semble nécessaire de leur retourner la question : les éditocrates sont-ils raisonnables ?

Depuis les dernières manifestations des gilets jaunes, les éditorialistes sont unanimes : les prochaines manifestations, ainsi que leurs organisateurs, sont « irresponsables ». Le 5 décembre, sur le plateau d’Alain Marschall au « 20h politique » de BFM-TV, les éditorialistes en plateau (Thierry Arnaud, Ruth Elkrief et Laurent Neumann) rendent même par avance les possibles victimes de violences… victimes de leur sort (forcément coupables puisqu’elles avaient été prévenues) et légitiment par avance de potentielles violences policières. Après avoir diffusé « l’appel au calme » de Christophe Castaner, qu’Olivier Marschall reprend à son compte en le rebaptisant « appel à la raison », Laurent Neumann s’insurge :

[Le retard des annonces gouvernementales] déclenche de l’inconscience [...] de la part de ceux qui continuent, malgré ce qui s’est passé le week-end dernier, à appeler à une mobilisation qui a toutes les chances de dégénérer. Et ce n’est pas moi qui le dit avec ma boule de cristal, c’est ce que nous disent tous les responsables policiers que nous rencontrons dans ou hors de cette maison.

Et Laurent Neumann, qui est particulièrement bien informé puisqu’il est informé par la police, tient à le faire savoir :

Je crois qu’il faut aussi dire la vérité sur le mouvement des gilets jaunes. À la base, ce mouvement est extrêmement sympathique […] mais il faut dire aussi [qu’il] est travaillé de l’intérieur par une minorité de gens qui souhaitent que cette situation aille au chaos, à une forme d’insurrection, qui conduise elle-même à une forme de renversement du pouvoir et au-delà du système démocratique, de notre représentation, il faut tout dire dans cette histoire.

« Tout dire » ou dire toujours la même chose ? Et entre « tout dire » et « tout comprendre », il y a un pas que Laurent Neumann… ne franchit pas :

Un certain nombre de gens qui se prétendent modérés sont incapables sur les plateaux de télévision d’appeler tout simplement au calme. Et quand vous dites à des gilets jaunes dits « modérés », je mets les guillemets, que la manifestation de samedi, au-delà de la mobilisation légitime, présente un danger létal pour les gens, il n’y a pas de réponse en face. La réponse que l’on vous fait c’est : « le gouvernement n’a pas su y répondre » ou, autre réponse : « la colère est telle qu’il n’est pas illégitime qu’elle se transforme en violence ». Voilà ce que l’on entend de la part d’un certain nombre de gens, et il faut le dire, c’est aussi une forme d’irresponsabilité, parce que le risque c’est que, samedi soir, on soit réunis sur les plateaux de télévision pour compter les blessés et peut-être le nombre de décès. [Ruth Elkrief : Et peut-être pire]

Pour l’éditorialiste, la chose est entendue : d’éventuels blessés ou morts relèveraient nécessairement de la responsabilité des organisateurs ou des manifestants qui n’auraient pas daigné « appeler au calme ». Pas question ici de changer de focale, d’essayer de comprendre la poussée des violences chez les manifestants, ou encore d’appeler d’autres responsables – les responsables politiques ou policiers – au calme. Ruth Elkrief corrobore :

On est dans une forme de danger et d’irresponsabilité, y compris des partis d’opposition qui n’appellent pas au calme clairement, et qui n’appellent pas les gilets jaunes qui peut-être [sont] ivres de ce nouveau pouvoir de prise de parole, ce qu’on peut comprendre ! […] On voit bien qu’ils peuvent les envoyer ce samedi, à quelque chose qui peut être dramatique. Et ! Ils ne disent rien ! Pour le moment, ils ne disent pas : « samedi, ça peut être très dangereux de manifester. Attention, nous partis politiques de gouvernement qui aspirons à gouverner, on vous dit, "faites attention pour vos vies !" »

Une chose est sûre : l’irresponsabilité est une notion toute relative, que vous soyez manifestant, policier, responsable politique ou... éditorialiste !


Des rappels à l’ordre partagés par l’ensemble de l’éditocratie

Depuis quelques jours, BFM-TV se charge donc de seconder le gouvernement dans son « appel à la responsabilité » et se fait l’écho, par anticipation, du chaos à venir. Sur la chaine d’info, la peur et le climat anxiogène se construisent… en continu :



Ces rappels à l’ordre sont partagés par l’ensemble de l’éditocratie, unanime dans la condamnation des violences des manifestants. Ils condamnent également par avance toute nouvelle manifestation et usent de leur tribune pour les délégitimer par avance dans un rappel à l’ordre général [1]. Pourquoi ? Sur France Info (« Les informés », 1er décembre), la rédactrice en chef adjointe au service politique du Parisien nous donnait la réponse. Dans un pays « démocratique », la révolte n’est tout simplement pas légitime :

Une insurrection dans un pays qui n’est pas démocratique, ça peut être tout à fait légitime. Dans un pays comme la France, où en plus on demande aux gilets jaunes d’être reçus et de dialoguer, c’est peut-être différent.

Les rappels à l’ordre, rabâchés à longueur d’antenne, en viennent parfois à prendre la forme… d’appels à la répression et à l’autorité. Le 5 décembre, dans sa chronique matinale, Christophe Barbier évoque carrément la possibilité de recourir aux pleins pouvoirs en mentionnant l’article 16 de la Constitution. Brice Couturier multiplie quant à lui les réactions sur Twitter du 30 novembre au 2 décembre, qui semblent indiquer que les digues ont bel et bien sauté (ou que les plombs ont fondu, c’est selon) :



Dans la matinale d’Europe 1 (03/12), Jean-Michel Aphatie ne pointe aucune autre « responsabilité » que celle… des gilets jaunes :

C’est avec une complaisance inouïe, vraiment, jamais observée, qu’on a ce qu’on voit : les dirigeants du mouvement des gilets jaunes appeler encore à une manifestation samedi. Et s’il y a encore des manifestations samedi, il y aura des violences. C’est une irresponsabilité totale qui est en train de s’installer avec une complaisance coupable. On ne doit jamais dans une démocratie être complaisant avec la violence.

Le même jour, dans la matinale de France Inter, Léa Salamé se fait la porte-parole des forces de police face à Olivier Besancenot. Alors que ce dernier appelle à une grève en plus des mobilisations du samedi 8 décembre, elle manque de s’étouffer : « Mais vous avez entendu la police ? Les syndicats de policiers disent "On est épuisés, on est à bout, on a peur du quatrième acte !" Est-ce que vous l’entendez ça aussi ? »

Sur RTL, face à Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, Yves Calvi incite à davantage de répression après s’être inquiété de la santé… des monuments historiques : « Est-ce que les monuments historiques ont besoin aujourd’hui d’être protégés dans notre pays ? » On espère que les monuments tiendront le choc ce samedi. Et Calvi de poursuivre :

Est-ce qu’il faut être aujourd’hui plus ferme voire plus violent de la part des forces de police ? […] Peut-être qu’il faut que vous préveniez les éventuels manifestants que vous allez être plus ferme dans les réponses que vous allez apporter ou en tout cas initier peut-être le rapport de force.

Sur CNews (03/12), Jean-Claude Dassier y va lui aussi de son opinion : « Avec ce qu’on a vu et ce qui s’est passé samedi, je n’envisage même pas qu’on ait une nouvelle manifestation comme on dit « officielle » samedi prochain. »

Dans « L’heure des pros », sur la même chaine (03/12), les éditorialistes sont unanimes. À commencer par Jacques Séguéla, publicitaire, et surtout chroniqueur squatteur patenté de plateaux télévisés : « Il faut interdire la prochaine manifestation à Paris ! Parce que de toute façon, le Premier ministre ne survivra pas à un acte IV, donc il y a gravité. Et je pense que surtout il faut un sursaut républicain. »

Un avis visiblement trop timoré pour Gérard Leclerc, éditorialiste politique de CNews et également sur le plateau, qui enfonce le clou dans un vibrant plaidoyer au retour de l’ordre applaudi par Pascal Praud :

- Gérard Leclerc : Mais moi ce qui m’inquiète beaucoup c’est le rapport à la République, et là je crois qu’on paye aujourd’hui un certain nombre de glissements, de dérives qu’on a vus ces dernières années, et dont on n’a pas vraiment pris la mesure. C’est pas normal que tous les 31 décembre, il y ait des voitures qui soient brûlées dans les banlieues et qu’on dise rien. C’est pas normal que dans des manifestations sociales, des revendications sociales, on aille vandaliser des bureaux, on aille foutre le feu à des péages d’autoroute, on aille casser des bâtiments publics, c’est invraisemblable !

- Pascal Praud : L’État n’a pas montré sa force depuis trente ans ! […] On est d’accord Gérard […] tout le monde est d’accord avec vous !

L’enthousiasme de Pascal Praud ne sera peut-être pas partagé par les nombreuses victimes de violences policières lors des dernières mobilisations sociales (pendant la loi travail par exemple, Adama Traoré et les jeunes des quartiers populaires ou encore sur le barrage de Sivens où Rémi Fraisse a été tué par la gendarmerie). Quoi qu’il en soit Gérard Leclerc poursuit :

- G.L : Mais hier encore sur un plateau de télévision sur la 2, il y avait une représentante des gilets jaunes qui disait : « Ah mais c’est normal qu’on s’attaque aux forces de police parce que eux-mêmes ils nous gazent, ils nous envoient des gaz lacrymogène ». C’est aberrant ! [P.P : Bien sûr que c’est aberrant !] La police c’est la police de la République. Vous ne pouvez pas comme ça… faire un… mettre à égalité des moyens utilisés. Des gilets jaunes qui viennent avec des boules de pétanque pour les envoyer sur les policiers en disant « C’est normal parce que eux ils nous agressent. »

- P.P : Sauf Gérard que depuis trente ans ou quarante ans il y a infusée dans les médias et dans l’opinion cette idée qu’il ne faut rien faire ou rien dire contre les manifestants.

Décidément, c’est à se demander sur quelle planète a séjourné Pascal Praud ces trente dernières années...

Dans les colonnes du Point (03/12) enfin, l’auguste Bernard-Henri Lévy enjoint aux gilets jaunes de rentrer dans le rang en faisant appel à leur « responsabilité » dans un éditorial au titre… béhachélien : « Les Gilets jaunes entre l’Histoire de France et ses poubelles » :

Il leur appartient d’annoncer un moratoire des manifestations et des blocages ; et ils s’honoreraient, en particulier, de renoncer à ce fameux « acte IV » du mouvement préparé, sur Facebook, dès samedi soir et dont chacun devine qu’il sera plus violent, plus destructeur, plus tragique que les précédents.

Une étape préalable, puisqu’en réalité les manifestants doivent trouver « l’audace de s’arrêter ». Ou alors connaître le sort terrible auquel le philosophe médiatique les condamne dans une harangue lyrique :

Ou bien ils ont l’audace de s’arrêter […]. Ou bien ils n’ont pas cette audace ; ils se suffisent de la joie que procure, semble-t-il, le fait d’être non entendu mais vu à la télé ; ils cèdent à la douce ivresse d’observer tout ce que la « France d’en haut » compte d’éminences et d’experts en opinion venir leur manger dans la main et recueillir leurs savantes leçons « plus douces que le miel » ; pris de vertige nihiliste, ils préfèrent casser que réformer, semer la désolation et le chaos qu’améliorer la vie des humbles et des vulnérables ; et alors, laissant le noir des cagoules assombrir le jaune des gilets, acceptant que la haine, cette passion triste, l’emporte sur la fraternité, ils tomberont du côté obscur de la nuit – ces limbes, ou ces poubelles de l’Histoire […].

Sans doute les mêmes poubelles où finiront les outrances de BHL…


***


Dans les grands médias, la grande majorité des éditorialistes prend ainsi le parti du gouvernement et des forces de police, dans la perspective des futures manifestations à venir. Ces dernières sont condamnées par avance, tandis que l’entière responsabilité des violences est attribuée à leurs organisateurs. À ces rappels à l’ordre s’ajoutent même parfois de véritables appels à matraquer ferme à destination des autorités et de la police. Le tout en évoquant un contexte de tension extrême... que les grands médias contribuent largement à alimenter. Dans ce contexte, la réponse à notre question initiale semble toute trouvée.


Pauline Perrenot (avec Frédéric Lemaire et Bruno Dastillung)

 
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Notes

[1Cet épisode n’est pas sans rappeler les sommations à « condamner les violences » qui ont cours dans les grands médias à chaque mouvement social. Le regretté Michel Naudy expliquait ce phénomène dans « Les Nouveaux chiens de garde » en pointant les enjeux de classe.

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