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Acte XVIII : Surenchère sécuritaire et pluralisme en berne dans les grands médias

par Pauline Perrenot,

À la suite de l’acte XVIII des gilets jaunes, le 16 mars, les grands médias ont emboîté le pas des annonces ministérielles concernant le dit « maintien de l’ordre ». Surexposées en continu, les dégradations commises sur les Champs-Élysées lors de ce nouveau samedi de manifestation ont en outre servi de prétexte pour enterrer l’embryon de débat concernant les violences policières, une « affaire » que les éditorialistes les plus en vue avaient de toute façon classée sans suite. Dans les jours qui ont suivi, et en particulier les 18 et 19 mars, les médias ont livré une démonstration de « journalisme de préfecture ». La surenchère sécuritaire du gouvernement a été reprise et acclamée par la sempiternelle cohorte d’éditorialistes et d’experts ; ou commentée par des invités situés dans leur écrasante majorité à la droite de l’échiquier politique – seuls à avoir visiblement droit de cité sur des questions d’ « ordre public », seul sujet visiblement à même de faire la Une de l’agenda médiatique.

« Jusque-là dans la retenue, les forces de l’ordre seront désormais autorisées à aller au contact » assène la voix-off de CNews, lundi 18 mars au journal de la mi-journée. Une « retenue » autant policière que journalistique visiblement, que confirmeront sans doute les 22 éborgnés et les milliers de blessés depuis le début des manifestations des gilets jaunes [1]. Sur tous les grands médias, l’heure est ainsi au jugement du « maintien de l’ordre » et des donneurs d’ordre, qualifiés tantôt de défaillants, laxistes, ou incompétents. Et tandis que les éditorialistes jouent au grand jeu des fusibles en commentant les coulisses stratégiques du pouvoir, le fond des discussions est parfaitement monocorde : le durcissement est nécessaire.

Dès le matin du 18 mars, une logorrhée sécuritaire et autoritaire semble s’emparer des médias. Et pour cause… Un simple comptage des invités politiques du jour illustre combien les médias ont quadrillé leur espace en compagnie de politiciens « spécialistes de l’autorité », sur fond de questionnements sécuritaires. Sur 13 matinales (télé et radio confondues), 6 ont reçu un membre du gouvernement ou un représentant de La République en marche [2]. 3 invités sont issus du groupe Les Républicains, un autre d’Agir (la « droite constructive », scission des Républicains) et un dernier du Modem. Les deux autres invitations ont été distribuées au Parti socialiste et à Génération Écologie, qui ne se sont pas foncièrement distingués du discours dominant « de fermeté » [3]. Pour les émissions politiques de la soirée, le constat est à l’identique :



Dans les grands médias audiovisuels, la « nécessité sécuritaire » a donc fait la « une ». Et en la matière, côté pluralisme, ces grands médias se sont bornés pour la plupart à inviter des représentants des Républicains, dont le discours réclame toujours davantage de répression. Un discours porté à la caricature par Frédéric Péchenard [4] lors de la matinale de France Info :

-Frédéric Péchenard : On considère que les gens qui viennent dans Paris sont des manifestants pacifistes. Ce n’est pas vrai. Ce sont des émeutiers. Ce sont des délinquants. Tous. […]

- Marc Fauvelle : Il y avait 10.000 personnes à Paris. Vous mettez tout le monde en garde à vue ?

- Frédéric Péchenard : S’il le faut, oui.


Police partout, pluralisme nulle part

Dans les jours qui ont suivi l’acte XVIII, l’escalade sécuritaire de la droite gouvernementale et d’opposition a ainsi été rendue possible grâce aux grands médias, qui ont surexposé leur discours en piétinant le débat contradictoire. Un débat qui réclamerait non seulement d’autres couleurs politiques en plateau, mais également d’autres « angles » éditoriaux. Ce fut bien loin d’être le cas.

Du côté du Parisien, on montre les gros bras. Après une « une » à nouveau tout en subtilité, le quotidien se fend d’une double page au ton menaçant. Au premier plan, de grosses lettres blanches recouvrent des débris encore fumants : « Macron : "Maintenant, c’est terminé" ». Le cinéma se poursuit dans l’éditorial, signé Jean-Baptiste Isaac, réclamant des « mesures fortes » et jouant la partition de « l’ennemi intérieur » :

Longtemps vus comme des figures folkloriques de fins de manifs, entre merguez et lacrymo, ces professionnels du chaos doivent faire l’objet d’un profond travail de renseignement policier et d’un traitement judiciaire sévère. […] [Ils] cherchent à saper […] les fondements de notre démocratie. Sous le regard complice d’observateurs qui fantasment sur le grand soir. De Notre-Dame-des-Landes aux manifestations du 1er mai, ou à celles des Gilets jaunes, ils jouent sur tous les théâtres cette pièce nihiliste. Il est temps que l’État baisse le rideau.


Le Parisien, 18/03/19


Le quotidien de Bernard Arnault monte encore d’un cran le lendemain. L’éditorialiste du jour, Frédéric Vézard, revient sur un meeting d’Emmanuel Macron de 2017, dans lequel ce dernier s’exprimait sur la sécurité. « À l’époque, l’ennemi numéro 1 était le terrorisme islamique. Deux ans plus tard, c’est un autre péril, celui des activistes violents unis dans une même haine de la démocratie républicaine, qui a renvoyé le chef de l’État à son talon d’Achille. » Et de clore l’éditorial sur l’enjeu principal : le retour de l’autorité.

Même choix éditorial du côté du Figaro et du Monde, qui, exhibant en « une » les incendies, somment l’État de réagir.


Le Figaro, 18/03/19 ; Le Monde, 19/03/19


Et il faut être un éditorialiste déconnecté de la trempe de celui du Monde pour affirmer, décontenancé, que « le pouvoir exécutif semblait avoir retrouvé une prise sur les événements » à la faveur du grand débat national. Un « espoir » que la seule journée du 16 mars aurait évidemment « douché »… Une chose est sûre : le matraquage éditorial du grand quotidien au sujet des vertus du grand débat et celui des médias dominants au sujet de « l’essoufflement du mouvement » auront au moins permis de convaincre… leurs propres éditorialistes !

Le Figaro se montre plus menaçant encore le 19 mars. Véritable porte-parole du retour à l’ordre et du cap autoritaire du gouvernement, Vincent Trémolet de Villiers fixe les priorités de l’État et n’hésite pas à grossir les violences jusqu’à la caricature de façon à mieux légitimer la répression :

Des décisions attendues depuis longtemps ont été prises. Leur principe est évident […]. La violence, en effet, s’installe comme chez elle dans notre pays. […] Si, depuis trois mois, chaque samedi, Paris est une ZAD, cela fait des années que règne dans des centaines de quartiers de banlieue […] la loi du plus fort, du trafic, de la violence gratuite, de l’incendie ludique. […] À Notre-Dame-des-Landes, c’est la force hirsute [5] qui, d’occupations illégales en menaces d’affrontement, l’a emporté. L’État, là aussi, a cédé. […] La rage décomplexée et son cortège de tags, de flammes, de pillages, de chasse aux flics étend sa fumée noire. L’attaque en meute, la destruction gratuite deviennent des pratiques sociales ordinaires. […] Le défi que lancent les casseurs [à Emmanuel Macron] l’oblige à faire la preuve implacable, dès samedi prochain, de l’autorité de l’État. Dans les centres-villes, d’abord, sur tout le territoire ensuite. La bataille sera longue et difficile : c’est la plus urgente du quinquennat.

Ce morceau de bravoure vous est offert par Le Figaro (en partenariat avec Michael Bay).

Cette tonalité excède de loin les frontières de la presse écrite, et constitue la « petite musique » des lignes éditoriales à la télévision et à la radio. Ainsi de l’édito offusqué d’Alba Ventura, sur RTL, le lundi 18 mars :

L’autorité c’est pour quand ? À quel moment les pilotes montent dans l’avion ? Si on est dans un État de droit, il doit y avoir des réponses de fermeté. Quand on en arrive là, […] non seulement la réponse policière n’était pas au niveau, mais la réponse pénale n’est visiblement pas suffisante. […] On le sait maintenant, les gilets jaunes ne sont plus un mouvement démocratique, ils ne manifestent pas pour leur droit. Ils appellent à la casse ou en sont complices. C’est tout. Et ça fait des semaines qu’on tolère ça. […] Donc ces manifs, pardon, mais elles devraient être désormais interdites.

Sur France Inter, au lendemain des annonces sécuritaires d’Édouard Philippe le 19 mars, le pluralisme consiste visiblement à discuter de ces annonces d’abord avec Sébastien Chenu, porte-parole du Rassemblement national, puis avec Christophe Castaner en personne. Et l’on peut compter sur Léa Salamé, face au Rassemblement national, pour garder la tête froide et ne pas pousser le débat toujours plus à droite en encourageant la surenchère sécuritaire (dans le but, évidemment, de ne pas arracher la petite phrase scandale). Florilèges de ses questions :

- Quand vous avez vu ce qui s’est passé samedi, est-ce que vous avez regretté de ne pas avoir voté la semaine dernière la loi anticasseurs ?

- Édouard Philippe a estimé qu’il y avait eu une forme de consigne pour que [les policiers] n’utilisent pas ou peu les LBD. Faut-il que les policiers les utilisent plus massivement et avec moins de scrupules ?

- Vous avez vu, on a vu samedi des policiers armes au pied, qui ne sont pas intervenus contre les Gilets jaunes ou contre les casseurs. Est-ce que là, vous leur dites : « il faut intervenir plus massivement ? »

Cette escalade, co-construite par le pouvoir politique et les grands médias, contribue à instaurer un climat de peur et à « normaliser » les outrances. C’est ainsi qu’une grande matinale de service public, celle de France Info, invitait le 22 mars au matin le général Bruno Le Ray, gouverneur militaire de Paris et responsable des forces anti-terroristes « Sentinelle ». Si les propos du militaire ont défrayé la chronique avide de spectaculaire, la dernière réaction du journaliste Marc Fauvelle n’a, quant à elle, pas eu l’air de susciter l’émoi :

- Bruno Le Ray : Les consignes sont extrêmement précises. Ils ont différents moyens d’action pour faire face à toute menace. Ça peut aller jusqu’à l’ouverture du feu. […]

- Marc Fauvelle : Jusqu’à l’ouverture du feu, c’est ce que vous dites, ils tirent en l’air dans ces cas-là ?

- Bruno Le Ray : Non, les soldats appliquent les mêmes consignes, ils donnent des sommations dans les cas éventuels d’ouverture du feu. […]

- Marc Fauvelle : Et s’il le faut, ils pourront donc tirer ? C’est ce que vous nous dites, ce matin, en cas de danger très grave évidemment hein.

- Bruno Le Ray : Si leur vie est menacée ou celle des personnes qu’ils défendent, effectivement.

- Marc Fauvelle : Est-ce que vous ne craignez pas que certains casseurs en fassent carrément un défi, et qu’ils viennent, passez-moi l’expression, casser du militaire demain ?

Voilà où se porte la seule crainte de Marc Fauvelle suite aux déclarations du militaire. Vous avez dit misère du journalisme ?


Le débat démocratique : le vrai coupable

À la télévision, les émissions de débats ont été à l’avenant. Le plateau des « informés » de France Info accueillait quatre invités le 18 mars, se faisant tous principalement l’écho des éléments de langage gouvernementaux. Saveria Rojek, journaliste politique sur Public Sénat, l’inénarrable Driss Aït Youssef, qui sature l’espace médiatique depuis décembre, Stéphane Vernay, directeur de la rédaction parisienne de Ouest-France et François d’Orcival, éditorialiste politique à Valeurs actuelles. L’idée générale ? La surenchère sécuritaire est une excellente nouvelle. Extraits choisis :

- Saveria Rojek : Les drones, c’est une bonne chose, et plus généralement, une évolution dans la fameuse doctrine du maintien de l’ordre, avec plus d’agilité, plus de mobilité, ça, ça paraît une évidence même, une nécessité même. La fameuse Loi anti-casseurs, on se dit, « mais comment est-ce possible […] qu’elle ne soit toujours pas appliquée ? » puisque cette loi permet des fouilles, une interdiction de manifester. […] Ils ont besoin d’encore un peu de temps avant de la valider [au Conseil Constitutionnel], c’est vrai que c’est un problème.

La démocratie selon les éditorialistes : quelle chose encombrante !

- Stéphane Vernay : À partir du moment où vous interdisez la manifestation, où elle est interdite en amont, vous pouvez aussi prendre des mesures juridiques contre les organisateurs, ce que vous ne pouvez pas faire quand la manifestation n’est pas interdite.

- Jean-François Achilli : François d’Orcival ? Interdire, tout court ?

- François d’Orcival : Interdire tout court.

Urgence, autorité… le « la » est donné. Terminons avec Driss Aït Youssef, qui pointe du doigt la « polémique » sur l’usage des LBD, responsable selon lui des violences de l’acte XVIII :

D’une certaine manière, [il y a eu] un renoncement avec cette polémique sur le lanceur de balles de défense, qui est justifiée dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre donc de police administrative, mais pas de police judiciaire. Or, ce qu’on a vu samedi dernier, on n’est plus dans de la police administrative, c’est plus du maintien de l’ordre, c’est des violences urbaines, ce sont des émeutes. […] Les policiers, les CRS et les gendarmes mobiles ne sont pas là pour faire de la répression. Ils sont là pour faire de la prévention et donc pour accompagner les manifestants.

Le débat autour de l’usage des LBD, et plus largement celui concernant les violences policières, n’aura ainsi pas fait long feu dans les médias dominants. Dans les pas du Conseil de l’Europe, du Défenseur des droits ainsi que d’autres organisations et associations, Michelle Bachelet [6] demandait le 6 mars « une enquête approfondie sur tous les cas rapportés d’usage excessif de la force ». Une déclaration qui n’avait pas manqué de susciter, à la chaîne, les commentaires narquois de Jean-Michel Aphatie :



Déjà discrédité sur le moment, ramené à une simple « polémique » voire à un délire sous la plume de certains éditorialistes, la mise en question de l’usage des LBD est ainsi devenue, dans la foulée de l’acte XVIII, non seulement nulle et non avenue, mais plus encore responsable des scènes de violences. Une tendance systématique que met également en lumière Samuel Gontier dans deux articles publiés les 18 et 19 mars : « Le grand remplacement est en marche et l’absence de LBD est responsable du saccage des Champs-Elysées » et « Plaidoyers pour la liberté de mutiler (le retour en grâce du LBD) ». Petite sélection de son tour d’horizon télévisuel témoignant, une fois encore, d’un pluralisme au sommet de sa forme :

- LCI (Guillaume Roquette, Figaro Magazine) : Quand on voit ces images, on se dit : comment se fait-il qu’il y ait encore un débat sur les policiers qui en font trop, qu’il y ait un supposé Défenseur des droits qui se répand en jérémiades sur les plateaux de télévision ?

- LCI (Dominique de Montvalon) : Une des conséquences des débats qui ont eu lieu sur l’usage des LBD, c’est que la portée des LBD a été réduite.

- France 5 (Jean-Michel Aphatie) : La pression ignoble qu’ont fait peser tout un tas de gens, du Défenseur des droits à la commissaire de l’ONU sur les policiers, tous les relais qui ont dit que la police était répressive ont conduit la police à une espèce d’inhibition.

- BFM-TV (Driss Aït Youssef) : Le fait d’avoir retiré le LBD, c’est une défaite politique.

- BFM-TV (Ruth Elkrief) : La polémique sur les LBD a fait qu’on a donné des consignes sur leur utilisation qui n’étaient peut-être pas les bonnes.


***


Les lignes éditoriales des grands médias sont tout autant définies par les angles avec lesquels ils choisissent de traiter un phénomène social, calqués bien souvent sur ceux de l’agenda politique, que par les invités choisis à un instant T pour répondre à ces cadrages. Suite à l’acte XVIII, et dans la droite ligne des déclarations autoritaires du gouvernement, l’agenda médiatique a ainsi été dominé par les questions sécuritaires, montées en épingle par des chefferies éditoriales sujettes à une commune obsession : rétablir l’ordre social. Non seulement ces questions ont été les seules à avoir droit de cité, mais les débats ont été en outre rythmés par des responsables politiques majoritairement de droite, auxquels les grands médias ont ouvert un boulevard les 18 et 19 mars. En résulte un climat totalement anxiogène, produit d’un journalisme d’anticipation qui nourrit le sensationnel et prépare au pire, au mépris de tout pluralisme.


Pauline Perrenot


Annexe : les invités politiques dans l’audiovisuel le 18 mars 2019
Les précisions méthodologiques de cette recension qui ne prétend pas à l’exhaustivité sont apportées dans la note 2.



 
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Notes

[1Pour un bilan des violences policières, on peut se reporter au « Panoramique » régulièrement actualisé par Mediapart, et réalisé notamment à partir des signalements de David Dufresne.

[2Précision méthodologique : Nous avons combiné différentes sources pour réaliser cette recension, ce qui ne garantit pas, pour autant, un comptage exhaustif (notamment dans le cas des chaînes d’information en continu LCI et CNews). Les trois sources principales sont le site Politiquemedia, les pages web des médias recensés et les fils Twitter des invités.

[3David Assouline, pour le premier, dénonce « l’amateurisme » du gouvernement, « les atteintes à la liberté de circuler des citoyens parisiens » confrontés à « des situations de quasi-guerre sans aucune défense possible » : « C’est insupportable, ça ne peut pas durer, une ville ne peut pas soutenir ça. » Delphine Batho, quant à elle, était invitée au sujet de la marche pour le climat, mais n’a pas pu s’empêcher de fustiger « l’ambiguïté insupportable [du mouvement des gilets jaunes] » en affirmant qu’ « on ne combat jamais les injustices par la violence ».

[4Vice-président de la région Île-de-France.

[5Nous soulignons, ainsi que le reste.

[6Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU.

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