Si de nombreux ouvrages ont analysé et documenté le mouvement des Gilets jaunes et leur sociologie, les études du traitement médiatique de cette mobilisation ont eu beaucoup moins de succès. Aussi, la parution de Qu’ils se servent de leurs armes, de Jean-Louis Siroux, ne pouvait manquer d’interpeller Acrimed. Un ouvrage très documenté, dans lequel on retrouvera (notamment) de nombreux exemples relevés dans nos articles et bien des axes de la critique qu’a portée notre association tout au long du mouvement [1].
Le sociologue y décortique les ressorts du discours médiatique produit depuis le mois de novembre 2018 jusqu’en août 2019. À travers un vaste corpus – « presse écrite, radio, télévision, réseaux sociaux ; service public et médias privés ; titres étiquetés "de gauche" comme "de droite", presse dite "savante" et "populaire", nationale et régionale, etc. » –, il analyse la vigueur avec laquelle les médias (des) dominants se sont évertués à disqualifier le mouvement des Gilets jaunes et à l’exclure symboliquement de l’espace public officiel. Partout, les « discours misérabilistes ont essaimé les représentations médiatiques des Gilets jaunes, régulièrement dépeints sous l’image inquiétante de la "foule haineuse" gouvernée par des passions "irrationnelles". Vu sous cet angle, du peuple ne peut jaillir que le pire. » En parallèle, les grands médias ont applaudi les mesures du pouvoir, toujours formidables. Le titre de l’ouvrage fait écho aux propos de Luc Ferry, qui exhortait les policiers à « se servir de leurs armes » au micro de Radio Classique :
Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois […] ! Ces espèces de nervis, ces espèces de salopards d’extrême droite ou d’extrême gauche, ou des quartiers, qui viennent taper du policier, ça suffit […] ! On a, je crois, la quatrième armée du monde. Elle est capable de mettre fin à ces saloperies. Il faut dire les choses comme elles sont.
(Luc Ferry, philosophe, ancien ministre de l’Éducation, le 7 janvier 2019 au micro de Radio Classique)
En débutant son livre sur ces propos, Jean-Louis Siroux (re)donne à entendre la panique des éditocrates face à une mobilisation durable et populaire, ayant mis en péril le pouvoir et ceux qui le servent. Nous rappelant, au passage, combien l’impunité des médiacrates a été garantie tout au long du mouvement malgré les violences proférées à son encontre : dans d’autres contextes « nombreux sont ceux à qui [les] propos [de Luc Ferry] auraient valu une excommunication médiatique. Pourtant, [il] reste une personnalité appréciée par les médias, si bien que le lecteur du livre peut à loisir profiter des vues éclairées du philosophe sur les grands enjeux de l’époque ! »
À mi-chemin entre l’essai et le travail universitaire, le livre vise « non pas tant [à] pondérer la part des discours médiatiques favorables et défavorables aux Gilets jaunes [qu’à] comprendre en quoi la composition du mouvement, ses revendications et ses formes de mobilisation peuvent apparaître illégitimes aux yeux des médias dominants, et comment (par quels moyens discursifs) s’opère cette disqualification ». Ce qui le conduit à « disséquer plus longuement les procès en illégitimité », à travers trois chapitres : (1) Portrait du Gilet jaune en acteur politique, (2) Les Gilets jaunes demandent-ils la lune ? (3) Le prisme de la violence [2].
Chapitre 1 : « Portrait des Gilets jaunes en acteur politique »
Était-ce une jacquerie ? Des sans culottes ? Des éruptions type 1848 ? 1871 ? 1936 ? 1995 ? « Au bout du compte, la lecture médiatique dominante sera celle d’une "crise", entendue […] au sens de l’intrusion soudaine du peuple dans la vie politique. Une crise dont est attendu avec impatience le dénouement, à savoir le retour du peuple mobilisé à la place de spectateur qui lui est plus volontiers ménagée entre deux élections ».
Reste que les Gilets jaunes – appartenant à des « catégories de la population généralement invisibles dans les médias (ou abonnées aux micros-trottoirs) » et assignées à une parole « folklorisée » – ont bel et bien fait irruption dans le champ médiatique, où ils ont pu avoir « accès à des modalités d’expression proprement politiques ». L’auteur souligne un des bienfaits de cette présence médiatique, qui a révélé « par contraste le caractère aseptisé du discours médiatique ordinaire quand sont discutées [sur des plateaux télé] les conditions d’existence des classes populaires ». Citant à ce sujet les travaux de chercheurs de l’Université de Toulouse, Jean-Louis Siroux souligne que « les analyses lexicométriques réalisées à partir d’ un corpus de discours de Gilets jaunes font ressortir "des revendications étayées par des arguments contrairement à ce que la profusion de commentaires et le cadrage médiatique laissaient penser en amont" » [3].
Malgré cela, les Gilets jaunes en tant qu’« acteurs politiques » seront rapidement disqualifiés et mis hors-jeu : « Comment ferait-on confiance à des individus qui font un tel étalage de mauvais goût et de carences intellectuelles ? » Comment accepter que soit légitime leur contestation du Président ? On retrouvera, à l’appui de cette disqualification, de nombreuses tirades et propos que nous avions relevés dans nos articles : des Gilets jaunes « abrutis », « beaufs » et « cons » [4] assidûment dessinés par Xavier Gorce aux éditos de Thomas Legrand sur LCI taxant les propos de deux figures des Gilets Jaunes d’ « absolument débiles », en passant par les crachats de Jean Quatremer, journaliste à Libération, notamment déversés sur son fil Twitter : les Gilets jaunes sont « un mouvement de beaufs » et de « décérébrés » : « C’est le peuple qui souffre, mais qu’il est con ».
Mais également de nouvelles pépites :
Claude Askolovitch, quant à lui, profite de sa chronique [sur Slate, NDLR] pour revenir sur les propos antisémites tenus par des Gilets jaunes à l’encontre d’Alain Finkielkraut : d’un côté « la trivialité des mots », les « violences sans livres » ; de l’autre « la délicatesse des lettres », un homme et « la bibliothèque qui honore son foyer et jamais ne le quitte », qui « nourrit ses pensées et jusqu’ à ses impasses ». « L’instant "Gilets jaunes", finalement, aura été cela : les cris d’une foule privée de culture contre des hommes des bibliothèques. »
Autant de discours débordant de mépris (de classe), que Jean-Louis Siroux met en perspective avec les travaux de Bernard Lahire sur « l’invention de l’illettrisme » et « l’ethnocentrisme lettré » qui caractérise et distingue les éditocrates, les conduisant à « réactiver un ensemble de catégories que l’on pourrait croire réservées aux relations coloniales. » Si, pour certains, certaines revendications méritent d’être entendues, donner au peuple les rênes de la société, abolir le fossé qui tient à distance gouvernants et gouvernés relèverait de la plus grande inconséquence. L’auteur s’appuie également sur le travail d’Alain Accardo [5] pour établir que « le traitement des classes populaires oscille le plus souvent entre des formes condescendantes de populisme "qui voient des individus atomisés – ce qu’il est convenu d’appeler des ‘braves gens’, des ‘petites gens’ […] à qui on essaye de faire dire des choses fortes, touchantes, cocasses, génératrices d’émotion" et une tendance au misérabilisme particulièrement agressive lorsque la détresse individuelle se mue en action collective, quand les pingouins n’enfilent plus le gilet jaune pour aller danser au bal du village mais pour recouvrer une capacité d’action collective ».
Chapitre 2 : « Les Gilets jaunes demandent-ils la lune ? »
Le second chapitre s’attarde plus longuement sur la façon dont les médias ont rendu compte des revendications des gilets jaunes. Dans un premier temps, la couverture s’est montrée « plutôt bienveillante », rompant à certains égards avec l’habituelle hostilité médiatique vis-à-vis des mouvements sociaux. Mais, « à mesure que s’amplifie la colère des manifestants, la bienveillance des médias laisse place à une certaine animosité » même si « la tonalité est plus ambivalente du côté d’une presse régionale qui s’efforce de rester proche de son lectorat ».
Comme nous l’avions également relevé dans le premier article de notre rubrique, cette mutation de l’attitude des médias vis-à-vis des revendications des gilets jaunes s’illustre de manière caricaturale dans la figure d’Éric Brunet à l’antenne de RMC. Grand partisan du mouvement à ses débuts, il change d’avis et appelle à cesser les manifestations au fur et à mesure que les gilets jaunes approfondissent leurs revendications (ce qui est d’ailleurs lu par les médias comme « un éparpillement des revendications »). Ce rejet, ou du moins cette attitude sceptique vis-à-vis des revendications se traduit par la mise en scène d’une opposition entre de « vrais » gilets jaunes, apolitiques, raisonnables, qui souhaitent simplement un meilleur pouvoir d’achat et des « faux gilets jaunes », politiques, irrationnels et « radicalisés ». Parallèlement, les mesures annoncées par le gouvernement sont décrites comme des « cadeaux », des « faveurs personnelles » et non des mesures prises au nom de la collectivité : une manifestation de la confusion récurrente entre morale et politique selon Jean-Louis Siroux, ressort classique d’une dépolitisation à la portée in fine très politique des discours de l’éditocratie.
Le chapitre pointe également une réception médiatique différenciée des revendications populaires similaires (ou du moins ayant l’air similaire) en fonction du lieu où se déroulent les manifestations. Tout en précisant ne pas négliger « les singularités nationales » des différents mouvements de contestation, Jean-Louis Siroux établit par exemple des comparaisons entre le traitement de manifestations en Hongrie, au Venezuela et celles de Gilets jaunes, constatant que les deux premiers bénéficient dans les médias français d’une mansuétude qui ne s’est en revanche pas appliquée aux derniers. Ainsi avance l’auteur, « dans les discours médiatiques, les critères qui fondent la légitimité de ces différentes revendications peuvent se révéler d’une grande plasticité. Ce qui dans un contexte donné sera volontiers perçu comme "antidémocratique" pourra être interprété très différemment ailleurs. Les "émeutes" des uns sont les "sursauts démocratiques" des autres. »
Chapitre 3 : « Le prisme de la violence »
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux modes de mobilisation, et plus précisément à la place de la violence dans les mobilisations et à son traitement médiatique. « Le temps de l’analyse politique a ainsi rapidement cédé la place à celui des incantations morales » note Siroux. Nous donnant encore à lire quelques morceaux de choix :
Dans cette courte chronique de Jean-François Kahn [6], appelant paradoxalement « au respect de l’autre » et à l’« acceptation des différences », aucune expression ne semble trop forte pour alerter sur les dangers d’ un mouvement qui semble condenser le pire de ce dont est capable l’ humanité : il y est question d’ une « entreprise de démolition de la République et de la Nation », d’« éternels profiteurs du désordre établi », de « manipulations factieuses », de l’« empilement de toutes les haines contradictoires », du « piétinement de tout ce qui fait citoyen d’une même nation », de « sauvageries », de « louches aventuriers », d’« ultra radicalités », de « chaos totalitaire », de « fascismes » et de « stalinismes », de « fureurs putschistes » et de « psychodrame ». De quel monstre peuvent bien éclore tant d’ignominies ?
Après avoir rappelé qu’« expliquer » n’est pas « excuser » – accusation vis-à-vis des sciences sociales devenue « monnaie courante, non seulement dans le discours médiatique, mais aussi dans les productions de certains intellectuels » – Jean-Louis Siroux montre à partir de plusieurs transcriptions d’émissions de télévision comment le simple fait de comprendre la violence (ou même d’interroger sa provenance) relève du « non-pensable » et du « non-autorisé » sur les plateaux.
De plus, alors que « les violences […] ont […] constitué la principale préoccupation des médias dès le moment où elles étaient exercées par les manifestants », entretenue via la diffusion « à flux continu » d’images spectaculaires comme l’incendie de l’auvent du Fouquet’s ou la destruction d’une statue à l’intérieur de l’Arc de Triomphe, les violences policières ont été largement passées sous silence, avant d’être euphémisées et minimisées [7] : « Dans bien des cas, il s’agit moins de comprendre ce qui se joue dans la rue que d’identifier les mesures qui permettront de restaurer l’ordre public et de faire en sorte qu’un tel désordre ne puisse plus se reproduire à l’avenir ».
Le tout au gré d’une surenchère de la part des éditocrates les plus en vue : à propos de la manifestation du 1er décembre 2018, Jean-Michel Aphatie parlera par exemple de « viol de la démocratie ». Un « discours hyperbolique […] alimenté par un imaginaire qui voit un dehors profane (les classes populaires provinciales) faire irruption dans un dedans sacré (les quartiers chics de Paris et les institutions de l’État qu’ils abritent). Les rues et les monuments parisiens deviennent ainsi des sujets centraux du discours médiatique » et l’irruption de « casseurs » dans les beaux quartiers apparait comme « une armée d’occupation venue fièrement planter son drapeau en terrain conquis ».
C’est en suivant ce filon que la couverture médiatique donnera également largement la parole à des « riverains excédés, [des] usagers de services publics "pris en otages", [des] clients "empêchés de consommer" ». Quitte à s’arranger avec le réel : ainsi l’auteur rappelle-t-il cet épisode au cours duquel Yves Calvi (« L’info du vrai », Canal +), déçu par les résultats des sondages restant favorables au mouvement, préfère s’en remettre à l’avis de courrier de téléspectateurs excédés par les Gilets jaunes ! La période des fêtes de Noël fournira enfin un cadre propice à ce genre de reportage qui « contrairement aux apparences, […] nous parle beaucoup de politique et est doté d’une forte charge idéologique ».
Et tandis que se multiplient les appels à la responsabilité (des Gilets jaunes et non celle des forces de l’ordre ou de l’exécutif), « les mesures gouvernementales jouissent […] d’un bon accueil dans les médias français ». Alors que la figure du « "casseur" devient le réceptacle de tous les fantasmes », les médias dominants s’acharnent à « trier » le réel et à distribuer les bons et les mauvais points : de la même manière qu’ils opèrent une distinction entre des « bons gilets jaunes » (aux revendications apolitiques) et des « mauvais gilets jaunes » (aux revendications politiques et radicales), ils différencient les gilets jaunes et les « casseurs », identifiés à de « faux gilets jaunes ». Une catégorisation superficielle et factuellement douteuse (tant Jean-Louis Siroux rappelle que les lignes entre ces deux « groupes » sont floues), qui, en réalité, n’est autre qu’un énième mécanisme de maintien de l’ordre.
En conclusion de l’ouvrage, Jean-Louis Siroux ajoute à ce bilan (mépris médiatique vis-à-vis des « perdants de la compétition sociale ») quelques remarques plus générales. Abordant notamment les accusations de « désinformation » et de « complotisme » dont les Gilets jaunes ont régulièrement fait les frais, il rappelle que là encore, les grands médias s’octroient le pouvoir de définir eux-mêmes la frontière légitime qui devrait prévaloir dans le débat public : « Il y a d’un côté l’"information" (la "vraie" discutée par les médias sérieux qui traquent les fake news) et de l’autre la "désinformation" (principalement véhiculée par "les réseaux sociaux") ». Un cadre de pensée permettant non seulement d’évacuer les questions politiques mais également le poids des médias dits « sérieux » dans des épisodes de désinformation à grande échelle (rappelons-nous de « l’attaque de la Pitié-Salpêtrière » le 1er mai 2019). De plus, Siroux note que l’approche du « fact-checking » permet d’évacuer les choix éditoriaux pourtant primordiaux : « Par leur logique binaire (le vrai vs le faux), ces "décryptages" participent à dissimuler les choix interprétatifs. Ils refoulent les partis pris politiques davantage qu’ils ne les éclairent. Aussi, la notion de "fake news" ne sera par exemple d’aucun secours pour analyse la ligne éditoriale [du JT de TF1] ».
Une impunité médiatique qui se mesure également au « deux poids deux mesures » parmi les cibles de ce que l’on appelle, à tort ou à raison, le « complotisme » : « Ainsi, alors que la vindicte médiatique éreinte le Gilet jaune Maxime Nicolle, auquel une sortie complotiste semble avoir ôté toute légitimé d’expression publique, le chroniqueur vedette Jean-Michel Aphatie, le journaliste Yves Calvi ou le président de la République Emmanuel Macron ne subissent qu’à bien plus faible amplitude l’affront du sermon public pour des propos pas moins parsemés de "complotisme". » [8]
Enfin, on trouvera dans ce livre des réflexions portant sur le mouvement des Gilets jaunes lui-même, la démocratie ou la violence, dont nous n’avons pas rendu compte puisqu’elles ne concernent pas directement la critique des médias. Qu’ils se servent de leurs armes constitue ainsi un ouvrage documenté et utile pour revenir sur une période particulièrement représentative des errements du traitement médiatique des mobilisations sociales.
Arnaud Gallière, Alain Geneste et Pauline Perrenot