Le grand hall de la Cour internationale de justice était silencieux, solennel. En cette dernière semaine du mois d’avril 2025, on y plaidait l’impensable : la famine utilisée comme arme de guerre à Gaza, la destruction méthodique du peuple palestinien, des actes de génocide présumés. L’ONU, via sa rapporteuse spéciale Francesca Albanese, a estimé qu’il existait des « motifs raisonnables » de croire à la matérialité de plusieurs actes entrant dans cette qualification. Face aux juges de La Haye, l’Afrique du Sud, la Malaisie, l’Irlande, le Qatar ou encore la France se sont exprimés sur les souffrances d’une population enfermée, bombardée et affamée. Et pourtant, la presse francophone n’était pas présente.
Une justice sans témoins
Peu de micros, peu de caméras. Comme si cet événement n’était pas digne d’être raconté. Les audiences ont certes été requises dans l’urgence. Mais le sujet était de taille : l’écrasement de tout un système humanitaire, notamment au travers du cas de l’UNRWA. L’agence onusienne, créée en 1949, est le principal pilier humanitaire pour les réfugiés palestiniens, fournissant éducation, soins de santé et aide alimentaire à environ 5,9 millions de personnes. En octobre 2024, le Parlement israélien a adopté deux lois interdisant ses activités dans les territoires palestiniens occupés, aggravant notamment l’accès à l’aide vitale à Gaza. Une décision qualifiée de « catastrophe humanitaire » par de nombreuses ONG, mais aussi lors de ces audiences anticipées.
Pour couvrir cet événement, des acteurs majeurs de la presse internationale étaient présents, et en nombre, comme lors des premières audiences à La Haye en janvier et février 2024 : Al Jazeera, Middle East Eye, Le Temps, Al Araby ou encore The Guardian. Mais de France, presque rien, en dehors d’une correspondante pour l’AFP et Le Monde. J’étais seule. Par conséquent, ces actualités décisives pour le droit international et la mémoire collective ont été très peu relayées dans les médias français. À Paris, les rédactions ont regardé ailleurs.
Pourquoi ce silence ? Pourquoi ce refus de rendre compte d’un procès qui interroge jusqu’au cœur de notre humanité ? Ce n’est pas un oubli. C’est un choix. Comme en janvier 2024, une justice rendue sans caméras devient, dans le débat public français, une justice sans regard, sans débat, sans mémoire nationale.
Ce désintérêt n’est pas une nouveauté. Au cours des dix-neuf derniers mois, la couverture médiatique de Gaza – mais aussi de la Cisjordanie – a été partielle, lointaine, voire restreinte au minimum. Selon des données agrégées par les observatoires indépendants comme Acrimed ou Arrêt sur images, les grandes audiences internationales sur Gaza, qu’elles soient judiciaires, diplomatiques ou humanitaires, ont très rarement fait la Une. Même chose sur le terrain. Les correspondants à Rafah ou en Cisjordanie ne sont pas ou peu sollicités par les grands médias français. Ce déséquilibre ne s’explique pas uniquement par un manque de moyens ou de compétences : il révèle des priorités, une hiérarchisation de l’information et une gêne croissante à couvrir frontalement ce sujet.
L’autojustification des rédactions
Pourquoi les médias mainstream français, dans leur grande majorité, ont-ils détourné le regard alors que la justice internationale s’interrogeait sur la possibilité d’un génocide en cours à Gaza ? En coulisse, les rédactions invoquent généralement trois raisons : la temporalité peu médiatique du droit international, la peur des controverses et le manque de moyens. Mais à bien y regarder, ces arguments ne suffisent pas à expliquer ce silence… et encore moins à l’excuser.
La première : le temps long de la justice contre le temps court de l’information. Les procédures devant la CIJ, nous dit-on, s’inscrivent dans un calendrier lent, sans « images-chocs » ; le droit international n’a pas le rythme de l’information continue : il produit des audiences, des rapports, des ordonnances mais rarement du « buzz » ou des « scoops ». Habitués à réagir à l’instant, à calibrer leurs sujets pour l’audimat, les médias généralistes seraient alors confrontés à des difficultés pour couvrir les audiences. Ces arguments confortent plutôt ce qui relève de décisions et de croyances parmi les chefferies éditoriales. Ils naturalisent des pratiques journalistiques et des formats imposés. Comment ne pas considérer comme « historique » le fait qu’en janvier 2024, la plus haute juridiction internationale reconnaisse un risque de génocide à Gaza ? Contrairement aux télévisions françaises, CNN, la BBC mais aussi Sky News ou encore Fox News avaient d’ailleurs basculé en « édition spéciale » pour donner à entendre le rendu de la CIJ. Par ailleurs, il n’est pas rare que les médias français décident de retransmettre en direct des événements ou des discours, émanant du champ judiciaire ou politique par exemple, qu’ils jugent vraisemblablement d’« intérêt public ». À tous égards, leur désintérêt à l’égard de la CIJ, notamment, dissimule mal ce qui relève plutôt d’un renoncement à leur mission principale : informer.
La seconde raison invoquée tient à la crainte d’un sujet « piégé ». Dans un paysage médiatique français où le « conflit israélo-palestinien » – comme il continue d’être majoritairement (mal) nommé – est perçu comme « hyper-politisé », de nombreux journalistes se confient, en privé, redouter de « mal dire », de « s’exposer ». La peur d’être accusé d’antisémitisme ou d’être écarté de leurs rédactions les pousse parfois à l’autocensure. Pour certains, évoquer les souffrances palestiniennes revient à s’exposer à des représailles symboliques, politiques ou économiques. Mais là encore, comme nous le confiait l’historien Dominique Vidal, « ce silence contribue à une perception déséquilibrée du conflit, et alimente une vision déshumanisée des Palestiniens ».
Vient enfin l’argument budgétaire, beaucoup de rédactions généralistes avançant le manque de moyens comme justification à leur retrait. Envoyer des journalistes à La Haye, maintenir des correspondants en Palestine, produire des formats longs… : tout cela a un coût. En crise, le modèle économique des grands médias ne permettrait pas ces déploiements. Les dirigeants de médias savent pourtant trouver des ressources quand ils le jugent « nécessaire »… En janvier 2020 par exemple, ils n’auront pas lésiné sur les moyens pour dépêcher nombre de leurs équipes et têtes d’affiche au Liban ou au Japon afin que ces dernières arrachent des « scoops » concernant l’évasion de Carlos Ghosn, l’ancien patron de Renaud-Nissan-Mitsubishi… Encore une fois, c’est donc une question de choix. A fortiori lorsqu’on constate que certains médias, au modèle économique autrement plus précaire, produisent une couverture incroyablement plus riche de la situation en Palestine. Et ce, sans même parler de la possibilité de relayer les témoignages du terrain, qu’ils proviennent de journalistes palestiniens ou de multiples autres acteurs accessibles, de retour de Gaza ou sur place. Mais rien n’y fait. Même les médias indépendants, souvent perçus comme plus sensibles aux luttes sociales ou aux causes internationales, ne se dégagent pas de cette responsabilité. Ils ne peuvent pas « tout faire », certes. Mais pourquoi si peu d’articles sur les audiences de la CIJ ? Pourquoi si peu de paroles palestiniennes relayées dans des formats approfondis ? Je l’ai vécu en tant que journaliste indépendante. J’ai pu me rendre trois fois à La Haye et la question de l’argent revenait toujours. « Tu peux t’y rendre, mais pour 2 jours seulement », m’a-t-on rétorqué une première fois en février 2024, après plusieurs jours à négocier et débattre de l’importance de ces audiences. « Pas de budget, désolée », ai-je entendu la deuxième fois. « On ne peut pas te payer plus d’une pige », m’a-t-on dit la troisième fois… Le manque d’argent ne saurait être une excuse universelle. Il y a toujours de la place pour le choix.
Choisir de ne pas couvrir Gaza, c’est aussi choisir de couvrir autre chose à la place. Quand les rédactions généralistes ont choisi, mois après mois, de ne pas parler de Gaza, de ne pas couvrir la justice internationale, de ne pas exposer les récits palestiniens, elles ont fabriqué un silence politique. Elles ont dépolitisé l’histoire, affaibli la mémoire collective et nourri l’indifférence. Quand elles ont choisi de ne pas rapporter les tortures, de ne pas faire état des violations du droit humanitaire et d’ignorer les acteurs du droit international, elles ont contribué à décrédibiliser la justice. Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, s’en émeut depuis dix-neuf mois : « L’indifférence médiatique permet la répétition des crimes », nous confiait-elle lors de son passage à Paris le 5 avril 2025 aux Assises pour la Palestine.
Le devoir d’informer ne consiste pas à relater ce qui fait le plus de bruit. Il implique de regarder là où les projecteurs dominants ne vont plus, de documenter les marges, de faire entendre ce que d’autres veulent faire taire, de redonner une voix à ceux qui en sont privés. Le choix de regarder ailleurs est politique. Et il aura, demain – comme il en avait hier – un coût professionnel, moral et démocratique de grande ampleur au sein des grands médias français.
Amina Kalache