C’est l’histoire d’un enthousiasme trop vite déçu. La veille de la journée nationale de mobilisation, Eric Brunet expliquait, à l’antenne de RMC, pourquoi « il porterait un gilet jaune » le 17 novembre. Il joint le geste à la parole, dans une vidéo publiée le même jour sur le site de la radio :
« Ce gilet jaune qui est moche, qui est laid, qui ne va avec rien, portez-le ! Pourquoi ? Parce que la France est le pays le plus taxé au monde ! » lance l’éditorialiste avec enthousiasme. Il fustige dans une longue tirade « tous les prélèvements, toutes les cotisations », puis s’émerveille : « C’est pour moi une occasion inouïe – unique même dans ma vie car je n’avais jamais connu de révolte fiscale – de protester contre cela ».
Mais Eric Brunet va vite déchanter. Les 2 et 3 décembre, il publie deux tweets empreints de déception. Car le mouvement des gilets jaunes échappe largement à la caricature de mouvement antifiscal que l’éditorialiste libéral avait voulu y voir, tant dans ses revendications…
… que dans ses modes d’action :
Malheureusement pour Eric Brunet, contredit jusque dans ses propres « sondages » (cf le tweet ci-dessus), il semble que « l’occasion inouïe » ne soit pas à la hauteur de ses espérances…
Autre opération d’accaparement médiatique du mouvement des gilets jaunes – sans davantage de succès : celle de Cyril Hanouna, trois jours après la première manifestation du 17 novembre. Sur le plateau de « Touche pas à mon poste », il propose de se faire le « porte-parole » du mouvement face aux quatre gilets jaunes invités dans son émission.
Le registre se fait volontiers paternaliste, comme le rapporte un article de Daniel Schneidermann : les gilets jaunes se « sentent mal », ils sont dans un « mal-être », donc « ça crée des tensions ». Le présentateur télé aimerait quant à lui « faire avancer les choses dans le calme » et « que tout le monde se sente bien dans cette société ». Il tient à le faire savoir aux personnes mobilisées : « sur les chaînes du groupe Canal +, on est avec vous. »
On comprend cependant rapidement qu’il s’agit moins de porter la parole du mouvement… que de tempérer ses revendications et ses actions. En témoigne ce florilège de ses interventions [2] :
« Est-ce que vous ne pensez pas que les débordements, ça pollue un peu le débat, et ça fait que les choses avancent moins bien au niveau du gouvernement ? »
« Je suis persuadé que le gouvernement ne demande qu’à discuter avec vous. »
« J’ai des infos. Je sais que le gouvernement travaille dans votre sens. »
Et lorsque les gilets jaunes affichent leur détermination ou leur volonté d’obtenir la destitution de Macron, l’animateur tempère :
« C’est pas bon, de parler comme ça. »
« Alors là, Maxime, je vous aime beaucoup, mais non. C’est un truc qui va décrédibiliser le mouvement. »
Quelques jours plus tard, le 22 novembre, Cyril Hanouna invite à nouveau deux gilets jaunes sur son plateau. Ayant essuyé diverses critiques (y compris du gouvernement), il corrige le tir : il ne veut pas se faire un « porte-parole », mais un « médiateur » – un « relais entre les gilets jaunes et le gouvernement » pour que « tout se passe bien ». Une responsabilité qui lui incomberait en tant qu’animateur d’émission populaire : « les gens qui nous regardent me disent dans la rue : "Cyril, notre dernier loisir, c’est la télé", parce qu’ils n’ont plus rien » rapporte Hanouna.
Les gilets jaunes n’auraient-ils d’autres distractions que la télévision ? C’est précisément le propos de Christophe Barbier, toujours en pointe en matière de sociologie de comptoir, sur le plateau de « C dans l’air » sur France 5 : « Beaucoup de gilets jaunes sont des gens qui regardent la télé » explique ainsi l’éditocrate, « parce qu’ils n’ont pas beaucoup d’autres distractions dans la vie ». C’est pourquoi il propose, pour mettre fin au conflit... de « supprimer la redevance télé » (30/11/18).
Dans le registre du paternalisme et du mépris, Franz-Olivier Giesbert n’est évidemment pas en reste. « Ces gens-là, on a envie de leur tendre la main, de leur parler » s’émeut l’éditocrate au micro de BFM-TV. « Ils ne vivent pas comme nous [3] ». Ce samedi 17 novembre, Giesbert est interrogé sur la bienveillance supposée des médias à l’égard des gilets jaunes. « Dans la presse, on est toujours bienveillant avec les mouvements sociaux » répond tranquillement l’éditorialiste. Le même qui avait écrit, en 2016, que la France était soumise à deux menaces, « Daech et la CGT » [4].
Et Giesbert d’ajouter, sans rire : « Souvenez-vous de l’attaque de l’hôpital Necker par des sbires de la CGT, on ne peut pas dire que ça ait fait les gros titres. » Décidément, Franz-Olivier Giesbert a la mémoire courte : à l’époque, les images des façades endommagées lors d’affrontements avec les forces de l’ordre avaient tourné en boucle dans les grands médias [5].
L’éditocrate fait en réalité, à l’égard des gilets jaunes, moins preuve de bienveillance… que de condescendance. « Ce mouvement est gentil », s’attendrit Giesbert, « ce sont des gens qui veulent juste qu’on leur parle, qu’on leur explique. » Pour lui, la mobilisation des gilets jaunes se résumerait à un malentendu causé par un problème de communication et de pédagogie : « Les gens du gouvernement s’y prennent très mal […] Sur le plan de la communication, c’est très mal foutu ». Et l’éditocrate de distiller ses conseils de savant pédagogue : « Dans un cas comme ça, on neutralise en écoutant, en étant gentil, en faisant preuve d’un peu d’humilité ». Ou comment neutraliser une mobilisation en toute bienveillance...
Dans les premiers temps de la mobilisation des gilets jaunes, certains éditorialistes, à l’instar d’Eric Brunet et de Cyril Hanouna, se sont vus en hérauts du mouvement ; avant de rapidement déchanter. Tous ou presque ont exprimé une forme de paternalisme condescendant à l’égard de ce qui était perçu comme une « jacquerie fiscale ». Mais avec l’inscription dans le temps de la mobilisation, et la publication de revendications sociales fortes, le ton des éditocrates va rapidement évoluer – qu’il s’agisse de contester d’éventuelles avancées sociales ou de dénoncer les violences... Nous y revenons dans notre prochain article.
Frédéric Lemaire