Lundi 30 juin, 13h30, place du Palais-Royal à Paris. Sous une chaleur écrasante, les premiers salariés grévistes de l’audiovisuel public arrivent sur la grande place qui donne d’un côté sur le musée du Louvre et de l’autre sur le ministère de la Culture, rue de Valois, où se prépare la fameuse « réforme » qui prévoit de regrouper Radio France, France Télévisions et l’INA au sein d’une même « holding », « France Médias », au 1er janvier 2026. Une idée de « rapprochement » vieille comme le macronisme, qui traîne dans l’air depuis des années sans jamais aboutir, plusieurs fois repoussée par la crise sanitaire du Covid, la dissolution de l’Assemblée nationale ou la censure du gouvernement Barnier. Le texte « maudit » revient cette fois par le biais d’une proposition de loi du sénateur Laurent Lafon (Union centriste), appuyée avec zèle par la ministre de la Culture Rachida Dati.
« En raison d’un appel à la grève » illimitée particulièrement suivi, la plupart des programmes de Radio France étaient donc remplacés depuis jeudi 26 juin par un fil musical. La grève ne débute que ce lundi à France Télévisions et à l’INA, au moment où l’examen du texte commence à l’Assemblée. « Non au retour de l’ORTF », « Dati démission », « Radio Locale sacrifiée », « Réforme INAcceptable »... La violence de la canicule n’est pas la meilleure des invitations à défiler, mais des dizaines de pancartes fleurissent sur la place dès 14h. « Nous sommes 67% de journalistes en grève à Radio France », annonce au mégaphone un représentant du SNJ, chaudement applaudi. Le chœur de Radio France est là, tout comme les musiciens, qui entonnent l’Ode à la joie.
Certains grévistes arrivent eux de l’autre bout de la planète. Coralie Cochin est journaliste depuis 20 ans en Kanaky-Nouvelle-Calédonie et depuis quelques années pour l’antenne locale d’Outre-mer la 1ère : « J’étais de passage à Paris pour un comité central d’entreprise, explique la déléguée SNJ, mais j’aurais été en grève de toute façon. » C’est que les journalistes d’Outre-mer la 1ère ont déjà un avant-goût de ce à quoi pourrait ressembler un rapprochement : « Dans les stations ultramarines, nous faisons déjà tous les sujets : justice, politique, climat, du jour au lendemain, sur tous les formats, radio, télé, écrit. Ils se servent un peu de nous pour dire "regardez, ça marche en outre-mer !" La réalité, c’est que ça ne marche pas : à force de tout faire, plus personne n’est spécialiste de rien, ni en formats, ni en sujets. Alors que nous avons en Nouvelle-Calédonie des sujets politiques spécifiques qui nécessitent un suivi au long cours. » Au fil de la discussion, Coralie Cochin raconte une anecdote qui en dit assez long sur les conditions d’exercice du métier : « Il y a une enquête qui m’a occupée pendant un an, à propos d’un élu qui harcelait sa collaboratrice et qui siégeait en même temps dans des comités hommes/femmes. Je n’ai eu que deux jours de travail sur cette enquête, que j’ai donc menée sur mon temps libre. »
C’est l’une des craintes qui revient spontanément dans les propos de nombreux manifestants présents : qu’une holding – et les compressions budgétaires qui vont nécessairement avec – dégradent encore la qualité de l’information et balayent les espaces critiques qui subsistent tant bien que mal sur le service public audiovisuel. « Ils pensent déjà que nous coûtons trop cher, résume une journaliste gréviste de France Culture, qui rappelle la longue série d’attaques sur le financement et l’indépendance de l’audiovisuel public depuis 2017, dont l’apothéose fut la suppression de la redevance en 2022. Qu’est-ce qui coûte cher ? L’enquête, le reportage, ce qui informe vraiment les gens. » Jeudi 26 juin, la directrice de l’information de Radio France, Céline Pigalle [1], a justement profité du premier jour de grève pour annoncer à la Cellule investigation de Radio France que son émission hebdomadaire phare, « Secrets d’info », ne serait plus diffusée qu’une fois par mois, le dimanche, à la place d’« Interception », l’émission de grands reportages. D’une pierre deux coups. Peu importe que l’émission soit plébiscitée par les auditeurs ou qu’elle ait, encore récemment, révélé des informations d’intérêt général, comme l’affaire des eaux contaminées de Nestlé. « L’enquête sur Nestlé avait montré la complicité du gouvernement, qui était au courant depuis des années, se souvient un technicien gréviste de Radio France, et quelques mois plus tard, on leur coupe le micro ». « La remise en cause de l’investigation ne pourra pas être perçue autrement que comme la preuve empirique que les journalistes du service public ne peuvent plus enquêter librement », écrivent d’ailleurs les journalistes de la Cellule investigation dans une tribune.
Ce mode de gouvernance d’un service public d’information, fait de décisions iniques venues d’en haut, sans logique ni concertation, qui sabrent dans l’investigation et le reportage qui déplaisent aux pouvoirs, pourrait être encore renforcé par la constitution d’une holding : le projet prévoit en effet une direction unique de l’information, qui chapeauterait et impulserait les lignes éditoriales de l’ensemble des rédactions, télé et radio. Une idée « délirante », « dangereuse », « inquiétante », selon les manifestants qui l’évoquent, qui parlent d’une « tête facile à couper » sur laquelle « pèserait une pression politique phénoménale, si on fait semblant de croire à son indépendance ». « On sait que l’extrême droite veut privatiser l’audiovisuel public et on a l’impression que la holding, c’est une étape de plus vers cela », s’inquiète Anne-Laure, réalisatrice à France Musique, qui tient une pancarte « Ne nous livrez pas à l’extrême droite ». « Il y a les craintes liées à la holding, et puis il y a les craintes internes à Radio France, ajoute Sophie Bescherelle, journaliste scientifique. À France Inter, cela fait trois ans que nous demandons : quel est votre cap ? Quelle est votre stratégie ? Quelle est la ligne éditoriale ? Et nous n’avons aucune réponse claire, à part des changements de programmes à chaque saison, des changements qu’on ne comprend pas. » Lionel Thompson, journaliste et délégué SNJ-CGT à France Inter, complète :
Lionel Thompson : Il y a la dimension budgétaire, car nous allons devoir assumer le coût de cette holding : une strate de bureaucratie en plus, ça coûte forcément de l’argent. La fusion des antennes de France Télé en 2009 a coûté près de 200 millions d’euros selon un rapport de l’Inspection des Finances. Et aujourd’hui, quand on fait des économies, ça touche directement à notre périmètre d’activité. Les économies de bout de chandelles, à prendre un poste ici ou là, on les a déjà faites ! Et puis, l’autre crainte est politique : on voit bien, quoiqu’ils en disent, que toute dimension critique sur le service public audiovisuel, ça les emmerde ! Que ce soit dans l’humour, avec Meurice qui s’est fait virer ou la bande de Charline [Vanhoenacker] qui s’est faite cornerisée ; que ce soit dans l’information, avec l’investigation qui perd à la rentrée les trois quarts de son créneau de diffusion, ou avec les grands reportages en long format, qui vont être découpés en morceaux... C’est tout ce qui peut contenir de la pensée critique.
« Nous sommes plus de 2 000 », annonce au mégaphone un syndicaliste de la radio, alors que le cortège zigzague dans les beaux quartiers en direction de l’Assemblée Nationale, escorté par une dizaine de CRS. Le mercure taquine les 40 degrés et des âmes charitables passent entre les rangs avec des brumisateurs d’eau de 5 litres pour hydrater les courageux. « Je crois que proportionnellement au nombre d’employés, nous sommes l’entreprise la plus représentée dans la manif », se réjouit Xavier Eutrope, journaliste à l’INA pour La Revue des Médias, qui s’occupe aujourd’hui du service d’ordre. À côté de lui, ses collègues de l’INA, journalistes ou documentalistes, parlent du rapport Bloch, « un rapport d’accompagnement de la réforme » rendu par l’ancienne directrice de France Inter Laurence Bloch à Rachida Dati, dans lequel « l’INA est à peine évoqué » et qui préconise – surprise ! – la constitution d’une holding. Un rapport « indigent », réagit l’une des voix de France Culture, Sylvain Bourmeau, producteur de « La Suite dans les idées », réalisé « pour tenter de justifier l’injustifiable fusion de la radio et de la télévision publique ».
Les antennes nationales ne sont pas les seules à combattre ce projet de holding. Les « France Bleu » sont en première ligne de la lutte et sur-mobilisées depuis le jeudi 26 juin. De nombreux rassemblements ont eu lieu à travers la France devant les stations locales en grève, qui connaissent depuis quelques mois un autre projet de « fusion » : le regroupement avec les antennes régionales de France 3 sous la « marque » ICI. « Nous sommes encore deux rédactions séparées, radio et télé, explique Céline Autin, matinalière à ICI Picardie, venue d’Amiens pour la manifestation, mais on a peur d’être fondus au sein d’une seule et même rédaction. Une locale radio, c’est 20 à 30 personnes, alors qu’une antenne de France 3 c’est 100 personnes minimum : on se ferait tout simplement avaler. Sur l’application ICI, il y a déjà des articles de France 3 et de France Bleu qui sont regroupés sans aucune modération, parfois nous allons sur le même sujet, cela donne une impression de grand n’importe quoi ! » La journaliste regrette également des changements impulsés depuis Paris qui dégradent la qualité de l’information locale : « Depuis septembre, nous avons supprimé la moitié des journaux locaux en matinale. Maintenant, il y a des flashs qui sont dits depuis Paris toutes les demi-heures, là où il y a un an nous avions des journaux locaux de 7 minutes. Nous sommes parfaitement capables de prendre en charge l’information nationale dans nos journaux locaux. » Célestin est lui aussi journaliste à Ici Picardie, en remplacement, en tant que reporter : « Je peux me permettre d’être là et en grève car je suis en CDI, mais je suis encore sur le planning. » Le « planning » est une sorte de concours interne à Radio France pour décrocher des CDD, lesquels peuvent s’accumuler pendant des années avant que le journaliste soit éventuellement titularisé dans une rédaction fixe : une organisation de la précarité archaïque, maintes fois dénoncée, qui persiste malgré tout. « Tous les précaires, CDD et pigistes, ne peuvent pas se permettre de faire grève et d’être avec nous, poursuit Célestin, mais ils sont solidaires. » 74 pigistes ont effectivement signé une lettre ouverte de soutien à la grève illimitée.
Tandis que le cortège avance, la réforme de l’audiovisuel public arrive, elle, devant l’hémicycle. Avant tout examen, une motion de rejet déposée par la députée écologiste Sophie Taillé-Polian doit être votée. Peu nombreux sont les grévistes qui misent sur le succès de cette motion de rejet préalable. La ministre de la Culture Rachida Dati semblait s’être adjoint le soutien de l’extrême droite en remplissant les conditions posées par le Rassemblement National : exclure du texte tous les articles qui contenaient des réglementations s’appliquant aussi aux médias privés, et plafonner les ressources publicitaires de l’audiovisuel public, afin de ne pas introduire une nouvelle concurrence pour ces mêmes médias privés. Des souhaits exaucés en commission par des amendements Renaissance, tant et si bien que Le Monde titra le 29 juin : « Audiovisuel public : Rachida Dati pourra compter sur le Rassemblement National ».
Mais la journée réservait encore une surprise. Il est 16h30 lorsque la manifestation termine son parcours, proche des Invalides, à 200 mètres de l’Assemblée. « Avant de nous disperser, nous pouvons assister ensemble au vote de la motion de rejet qui a lieu dans quelques minutes », propose un membre du cortège. Abrités à l’ombre, les manifestants scrutent le direct de l’assemblée sur leurs téléphones, les syndicalistes échangent des SMS avec les députés de gauche présents dans l’hémicycle. Vers 17h, la rumeur commence à circuler : la motion de rejet pourrait être adoptée. Les discussions s’enflamment et d’aucuns tentent déjà d’imaginer la suite. 15 minutes plus tard, la nouvelle est confirmée : la motion de rejet préalable a été largement adoptée. Des scènes de joie éclatent avant que les questions se remettent à fuser : que cela signifie-t-il ? Quelle est la suite du parcours législatif ? Pourront-ils faire passer une telle réforme alors que la campagne des municipales commence en septembre ? « Quand on se souvient de l’importance des [France Bleu] au moment des législatives, avec les nombreuses révélations sur les candidats RN… », lance un manifestant. « Si je comprends bien, c’est la quatrième fois qu’on réussit à repousser cette fusion ? », demande une autre. Lionel Thompson répond au mégaphone : « Ce n’est pas fini, le parcours du texte maudit continue, il va retourner au Sénat, et devra ensuite revenir à l’Assemblée. Mais ça commence quand même à sentir le roussi, j’aurais bien aimé être dans l’Assemblée pour voir la mine de Rachida Dati ! »
Très vite dans la presse réactionnaire, une petite musique se fait entendre : le revers subi à l’Assemblée par Rachida Dati, lâchée par son groupe – qui ne s’est tout simplement pas rendu au vote –, et par le Rassemblement National – qui a finalement voté (par 16 voix) la motion de rejet (sans que cela ne change rien au résultat final) –, serait en fait un coup de maître réalisé par la ministre, fruit d’une entente avec le RN afin d’accélérer le calendrier parlementaire du texte en lui évitant « l’embourbement » à l’Assemblée et l’obstruction de la gauche. « Camouflet ou coup monté ? », « Bonne ou mauvaise opération pour Dati ? », s’interrogent ainsi L’Opinion et Le Figaro. « Il paraît que Rachida Dati raconte partout (et auprès des rédactions dont certaines la reprennent) que la motion de rejet préalable votée contre le projet de holding était son plan depuis le début. En réalité, elle s’est retrouvée sans soutien et essaie aujourd’hui de réécrire l’histoire », juge quant à elle Soraya Morvan-Smith, journaliste à France 24 et secrétaire générale adjointe du SNJ-CGT.
Le lendemain, à l’assemblée générale, assez dépeuplée, qui avait lieu à la Maison de la Radio, les syndicalistes ne tenaient pas un discours différent : « Quoi qu’en pensent certains qui voient un sens profond et de la stratégie politique, cette motion de rejet, c’est une victoire, et c’est la victoire de la mobilisation », affirme Bertrand Durand de la CGT Radio France. « C’est une victoire mais rien n’est fini », disent en substance toutes les prises de parole qui se succèdent pendant une heure, avant que la levée de la grève soit votée à l’unanimité. De fait, le sursis accordé par le vote de la motion de rejet pourrait être de courte durée : on apprenait mardi soir que le texte reviendrait en seconde lecture au Sénat dès le 10 juillet, où il ne devrait pas s’éterniser, puisque les sénateurs réexamineront la version initiale qu’ils avaient adoptée en 2023. Selon les syndicalistes de la Maison ronde, qui annoncent déjà un nouveau préavis de grève pour la rentrée, le cabinet de Rachida Dati viserait un retour du texte à l’Assemblée « autour du 23 septembre ». Le « texte maudit » n’en finit décidément pas de revenir.
Jérémie Younes