Accueil > Critiques > (...) > Référendum de 2005

20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (2/5)

Le 29 mai 2005, le traité établissant une Constitution pour l’Europe était rejeté par référendum. À l’époque, nous y avions consacré de nombreux articles et un livre : Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005 (Henri Maler et Antoine Schwartz, Syllepse, 2005). À l’occasion de ce vingtième anniversaire, nous publions au fil de l’été les différents chapitres de cet ouvrage. Au programme ici : le chapitre 1.



Vous avez dit « équité » ?


Nous vivons dans un étrange pays, où le scrutin majoritaire (qui écrase les différences et exclut les minorités) sert de modèle et de référence (alors que rien ne le justifie) pour calculer la répartition des temps de parole dans les médias audiovisuels entre les formations politiques. Où, de surcroît, une règle coutumière exige qu’en temps normal le gouvernement et la majorité du moment disposent des deux tiers de ce temps. Où le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) se pose en gardien d’une « tradition » (monarchique ?) selon laquelle les interventions du président de la République ne doivent pas entrer dans la compatibilité. Où le même CSA invoque une impalpable « équité » qu’il évalue à sa convenance, en ne prenant en compte que la durée de la campagne officielle, en sous-traitant aux responsables des radios le soin de tenir la comptabilité, en omettant les prestations des chroniqueurs en tous genres. Bref, en couvrant du voile d’une expertise comptable illusoire l’expression médiatique d’une démocratie confisquée.


Des chiffres et des lettres


Les partisans des deux camps ont-ils bénéficié de la même visibilité médiatique ? À cette question, il est permis, en ces mois de campagne, de répondre avec le maximum de désinvolture. Ainsi, le 18 mars 2005, l’auditeur de France Info peut entendre le journaliste Olivier de la Garde fulminer : « Ça fait des semaines qu’on entend que les partisans du "non". Les partisans du "oui", on ne les entend pas beaucoup ». Tiens donc… Le même jour, Laurent Ruquier dans son émission de divertissement « On va s’gêner » sur Europe 1, commente un sondage qui donne 51% d’intentions de vote favorables au « non » : « Maintenant, moi je suis ravi de faire partie du côté des minoritaires... ». Un de ses comparses (Gérard Miller) rétorque : « Vous ne faites pas encore partie des minoritaires en temps de parole... dans les médias et dans les journaux ». Il déclenche aussitôt les foudres de l’animateur qui s’exclame avec colère : « Ah non il faut arrêter de dire ça ! Ça c’est pas vrai ! […] N’utilisez pas comme argument le fait que vous n’avez pas le même temps de parole que les autres, c’est pas vrai on n’entend que vous tout le temps ! ». C’est totalement faux, mais qu’importe ! L’essentiel est de pouvoir s’étrangler d’indignation : « C’est le même argument que Le Pen, c’est le complot médiatique ! » [1]. Rien que cela ! Deux mois plus tard, dans les colonnes du Monde Télévision, la directrice de l’information de France 2, Arlette Chabot, fait part également de sa colère : « Avant, on nous accusait de faire le jeu du "non", et maintenant celui du "oui". Et comme par hasard, c’est le service public, qui se démène pour préparer des émissions spéciales et pour faire de la pédagogie tout au long de l’année, que l’on critique quand le résultat semble serré ». Puis Arlette Chabot poursuivait par ce cri du cœur, très émouvant : « Nous ne sommes pas chargés de la campagne officielle ! Nous avons aussi le droit d’être des journalistes ! » (22-23.05.05).

Pourtant les données objectives suffisent à montrer que le droit de dire n’importe quoi devrait s’imposer des limites. Et que le droit des journalistes ne devrait pas les soustraire à quelques obligations. Quelques chiffres. D’abord, ceux du CSA, même s’ils font l’objet des plus vives critiques. Son relevé qui couvre la période du 4 au 29 avril indique que les défenseurs du « oui », dans l’ensemble des chaînes généralistes de télévision, ont disposé de 63 % du temps d’antenne, contre 37 % pour leurs adversaires. Pour la période du 4 avril au 13 mai, le déséquilibre semble moindre, puisque le temps d’antenne était de 57 % pour le camp du « oui », 43 % pour celui du « non ». Si l’on prend l’exemple des magazines et journaux télévisés de France 2, entre le 4 avril et le 27 mai, les partis ou groupements politiques favorables à l’adoption du traité ont disposé de 7 heures et 13 minutes de temps de parole, contre 6h19 pour leurs adversaires. Sur TF1, l’équilibre est presque atteint, mais la chaîne n’a consacré que 2h43 de temps de parole aux organisations politiques. Les responsables de TF1 ont sans doute estimé que la diffusion d’émissions de télé-réalité était une action plus « citoyenne » que l’information de leurs téléspectateurs sur un enjeu aussi important.

De son côté, l’émission de décryptage des médias « Arrêt sur images », sur France 5, a comptabilisé le nombre des intervenants à la télévision [2]. Entre le 1er janvier et le 31 mars 2005, près de 70 % des intervenants à la télévision (journaux télévisés, émissions politiques et de divertissement) se situaient dans le camp du « oui ». Au mois d’avril 2005, 73 % des invités des principaux journaux télévisés étaient favorables au « oui » ; au mois de mai, ils sont encore près de 61 %. La disproportion est particulièrement flagrante dans certaines émissions, comme « France Europe Express » de Christine Ockrent.

Enfin, le journal Pour Lire Pas Lu a effectué des calculs concernant la radio [3]. Du 1er mars au 28 avril, Stéphane Paoli a invité dans l’émission « Question directe » de France Inter 23 personnalités favorables au « oui » contre seulement 4 pour le « non ». Au mois de mai, il devait concéder un rééquilibrage. Sur Europe 1, entre le 7 mars et le 27 mai 2005, Jean-Pierre Elkabbach a reçu (dans ses émissions matinales et celles du dimanche soir) 45 partisans du traité constitutionnel, contre 12 opposants. Dans « l’Invité de RTL », entre le 1er février et le 27 mai 2005, le journaliste politique Jean-Michel Aphatie a quant à lui interrogé 40 dignitaires du « oui » et 22 défenseurs du « non » [4].

Ces chiffres accablants témoignent d’une conception pour le moins étonnante de l’« équité », dont le flou artistique – en ce domaine comme en d’autres – permet d’habiller à peu de frais les inégalités les plus flagrantes. Encore ne sont-ils que des indices. D’abord, il est indispensable de s’interroger sur le contexte de chaque intervention. Quelle était l’attitude des journalistes à l’égard des porte-parole des deux camps ? À l’évidence, les tenants du « non » et ceux du « oui » ont subi – nous y reviendrons – un traitement journalistique qualitativement très différent. Ensuite, ces données ne prennent pas non plus en compte la place occupée par les experts et les éditorialistes, pourtant omniprésents à la radio et à la télévision, et indubitablement engagés dans la ratification du projet de Constitution. Sans même évoquer le cas de la presse, où quelques exceptions (L’Humanité, Politis, Le Monde diplomatique, pour ne citer qu’eux) ne peuvent masquer la campagne unanimiste, incessante et rageuse, d’un nombre impressionnant de titres mobilisés pour le « oui ». Qu’il s’agisse de la presse d’information généraliste, nationale (de Libération au Figaro en passant par Les Échos) comme régionale (de Ouest-France au Parisien en passant par les Dernières Nouvelles d’Alsace), ou qu’il s’agisse de la presse magazine la plus variée (de Paris Match au magazine Elle, en passant par Charlie Hebdo). Enfin, les chiffres avancés n’enregistrent que quelques mois de campagne et ne représentent qu’une « coupe » effectuée dans plusieurs années d’une diffusion totalement disproportionnée d’une conception unique de la construction européenne, que les partisans du « oui » se borneront seulement à reprendre et intensifier à l’occasion du débat référendaire.

Expression, pour une part, de rapports de forces qui préexistent à une campagne qui en amplifie les effets, la minorisation médiatique des partisans du « non » ne traduit pas simplement le parti pris idéologique des journalistes dominants. En effet, les disproportions quantitatives et les distorsions qualitatives sont le produit de logiques structurelles qui conduisent invariablement les journalistes politiques à privilégier les partis politiques les plus puissants et à se focaliser sur les hommes politiques les plus consacrés. Avec, pour conséquences, d’une part une sous-représentation médiatique des responsables politiques « de second plan », qui a pour corollaire une déférence à l’égard des plus puissants, et d’autre part une sous-représentation médiatique des petits partis, ce qui redouble d’une certain manière les effets pervers du scrutin majoritaire. On mesure alors la difficulté pour les tenants du « non » d’imposer sur la scène médiatique un débat qui respecterait l’équilibre entre les points de vue indépendamment des considérations de « représentativité politique » ou de notoriété journalistique des porte-voix respectifs des deux camps. De fait, il leur fallait affronter une véritable course d’obstacles.


Équité : les émois d’un médiateur [5]

Le dimanche 13 mars 2005, « Au fil d’Inter », l’émission animée par Brigitte Patient, est consacrée au rôle des médiateurs. Patrick Pépin, médiateur de Radio France, s’interroge sur les tombereaux de protestations des auditeurs face au traitement journalistique de la campagne par la chaîne de radio. « On a reçu énormément [de courrier], explique Pépin, mais ça c’est depuis plusieurs semaines […] Je vais juste prendre une lettre parce que c’est la tonalité générale. Le gros des auditeurs, et là c’est un Monsieur qui nous fait remarquer qu’il "serait heureux que France Inter lui serve une information impartiale sur le prochain référendum et non comme jusqu’à présent un cheval pour le "oui" et une alouette pour le "non" ». Cette formule amusante ayant stimulé sa curiosité, le médiateur fait une découverte bouleversante : « les gens qui avaient parlé pour le ‘‘non’’ sur les antennes de Radio France étaient plus nombreux que les gens qui s’étaient exprimés pour le "oui’" ».

Vraiment ? Selon quelles sources autorisées ? Quels sont ces « gens » (responsables politiques, journalistes, experts) qui ont parlé ? Les chroniqueurs et éditorialistes ont-ils été comptabilisés ? Pour quelles durées et dans quelles conditions ? Qu’importe, en effet, leur nombre stricto sensu si l’on ne connaît pas le temps de parole réservé aux intervenants, et surtout les conditions de leur expression ? En tout cas, le médiateur se refuse à entendre les critiques des auditeurs : « On est dans quelque chose d’extrêmement subjectif, violent, idéologique, automatiquement la perception est faussée ». Qui peut bien donc être ce « on » ? En définitive, ce quelque chose de « subjectif », « violent » et « idéologique » méconnaît simplement le travail de « pédagogie » que réalisent les journalistes de la chaîne : « Pour les tenants du "non", explique Pépin, tout le travail de pédagogie qui est une vraie fonction sociale, politique du journaliste, et raison de plus dans une antenne de service public, qui est d’expliquer, est perçue comme favorable au "oui" ». Grâce au médiateur, au moins, toutes les erreurs de perception sont désormais corrigées !

Pourtant, deux mois plus tard, le point de vue de Patrick Pépin semble avoir quelque peu évolué, comme en témoigne son « chat » sur le site internet de Radio France (18.05.05). Certes, l’arbitre se refuse à désavouer le comportement des interviewers des stations de Radio France : « Je ne peux pas admettre qu’il y ait un déséquilibre lorsque les représentants du "oui" et du "non" sont traités avec impartialité à l’antenne ». Certes, le médiateur continue de réaffirmer la « liberté nécessaire » des éditorialistes. Toutefois, pressé par les questions virulentes et précises des internautes, il doit admettre qu’il a « constaté comme beaucoup d’auditeurs que tout le travail pédagogique indispensable à la radio semble dans l’explication être plutôt favorable au "oui" ». Il concède aussi que « le point de vue des éditorialistes tend à modifier la recherche d’équilibre et d’impartialité », d’autant que leurs propos « ne sont pas décomptés du temps de parole », ce qui conduit à « fausser la recherche d’égalité qui est celle des antennes ». Il fait même observer que « l’orientation pro "oui" des chroniqueurs pose problème », et que l’idée de les suspendre provisoirement de leurs fonctions ou de leur opposer des contradicteurs méritait d’être envisagée. De même, les réactions indignées et les critiques lui semblent plus compréhensibles : « Il y a dans cette campagne une réaction logique des citoyens qui comprennent mal qu’on leur pose une question ouverte et que majoritairement on leur indique une seule réponse ». Mais combien d’autres journalistes ont continué sans sourcilier de nier une vérité qui pourtant crevait les yeux et les oreilles ?


Des interviewers à pugnacité partisane


Parmi les entraves à l’expression des adversaires du projet de traité, la plus visible est l’engagement manifeste des interviewers, capables en d’innombrables occasions de transformer leurs questions en chroniques interrogatives ou d’oublier, tout simplement, leur fonction de journalistes.

Lors de l’émission « Arrêt sur images » du 3 avril 2005, une discussion s’engage sur l’attitude des interviewers à l’égard de leurs invités durant la campagne. Le politiste Raoul-Marc Jennar, adversaire du traité, se déclare surpris que Stéphane Paoli n’ait pas contredit Dominique Strauss-Kahn quand celui-ci a prétendu que la directive Bolkestein était désormais retirée et perdue « dans les poubelles de l’histoire » (09.03.05) [6]. Or, selon Jennar, « la proposition n’a jamais été retirée, ni à ce moment-là ni même depuis le sommet européen » et « il me semble, ajoute-t-il, qu’un journaliste professionnel qui accueille un homme politique devrait garder un œil critique sur les propos d’un homme politique qui est en campagne ». Quentin Dickinson, le correspondant de France Inter à Bruxelles rétorque que « Stéphane Paoli n’a pas à polémiquer avec son invité, c’est clair. Il lui laisse la responsabilité de ses propos ». Pourtant, quand un partisan du « non » s’exprime dans les grands médias, les journalistes n’hésitent pas à le contredire, voire à le houspiller avec une agressivité non dissimulée. C’est le cas par exemple de Pierre Le Marc et ses collaborateurs recevant le socialiste Jean-Luc Mélenchon dans l’émission politique de France Inter « Respublica » (10.03.05). Personne n’éprouve alors l’obligation de lui laisser « la responsabilité de ses propos » comme en témoigne cet extrait [7].

- Pierre Le Marc : Comment expliquez vous alors que la majorité des syndicats européens se soient prononcés en faveur de cette Constitution, en faveur de ce traité, en estimant qu’il apporte des progrès sur le plan social ?

 Jean-Luc Mélenchon : Je suis bien obligé de dire qu’ils se trompent…

 Pierre Le Marc : Vous êtes seuls à détenir la vérité face à 119 syndicats européens […] L’approbation d’un tel nombre de syndicats pour vous n’a aucune importance.

 Jean-Luc Mélenchon : Je n’ai pas dit cela du tout, je dis que je pense qu’ils ont tort, et c’est mon droit. Je vais vous dire autre chose maintenant : si vous regardez les syndicats français, la CGT est contre, l’UNSA…

 Pierre Le Marc [qui le coupe] : Non, la CGT et FO se sont abstenues lors de ce vote à la Confédération européenne des syndicats.

 Jean-Luc Mélenchon : Mais en France, le vote qui a eu lieu en France ? En France, les syndicats qui ont analysé ce texte ont conclu qu’il ne correspondait pas aux objectifs…

 Pierre Le Marc : Vous savez les réserves qu’a admises M. Thibault sur le vote de la CGT tout de même !

 Jean-Luc Mélenchon : Ah oui, mais écoutez ! Vous ne pouvez pas m’opposer le vote du Parti socialiste et ensuite passer par-dessus bord le vote de la CGT. Il faut choisir hein ?

 Françoise Degois : […] Le 29 mai la France vote Non, qu’est-ce qui se passe ?

 Jean-Luc Mélenchon : La France un pays fondateur de l’Europe, c’est donc elle qui peut prendre l’initiative de relancer la négociation, en disant : voici pourquoi les Français ont refusé…

 Pierre Le Marc [goguenard] : Et à ce moment, tout le monde accourt à la table, tout le monde accourt à la table… tout le monde accourt à la table… Vous négociez avec qui ?

 Jean-Luc Mélenchon : Avec les pays qui se trouvent là, avec qui voulez vous négocier ?

 Pierre Le Marc : Et qui sont bien sûr tout à fait prêts à négocier le modèle social français, le modèle du parti socialiste français…

 Jean-Luc Mélenchon : Est-il normal de mettre dans une Constitution une politique économique ? Vous m’obligez à adopter, moi qui suis socialiste, un ensemble de dispositions qui répètent toutes les trois lignes que c’est la concurrence libre et non faussée qui est le grand principe…

 Michel Feltin : C’est vrai depuis le début de l’Europe, depuis 1957…

 Pierre Le Marc : Mais retirer ces textes reviendrait au même !

 Jean-Luc Mélenchon [agacé] : Pour vous c’est tout du pareil au même, vous êtes hors de la réalité, pardonnez-moi de vous le dire… […]

 Pierre Le Marc : Est-ce que vous n’introduisez pas une logique qui fait que les marchés et le libéralisme seront beaucoup plus puissants puisque vous brisez l’instrument de politique de la construction européenne qui cherche à renforcer les solidarités ?

 Jean-Luc Mélenchon : Mais pas du tout. Le contenu de ce texte ne renforce pas les solidarités…

 Pierre Le Marc : C’est votre avis…

Alors que les présentateurs placent les adversaires du traité en position d’accusés soumis à un interrogatoire, ils bichonnent les amoureux du projet constitutionnel, leur posant des questions comme on sert des friandises. Les interviewers deviennent alors de véritables protagonistes des débats. Parfois la complaisance n’est même pas dissimulée. Ainsi, le présentateur Thomas Hughes salue en ces termes Simone Veil, conviée au 20 heures de TF1 pour bavarder sur les bienfaits de la construction européenne, alors même que son engagement est contesté compte tenu du devoir de réserve lié à ses fonctions : « Merci de faire cette campagne même si certains vous invitent à démissionner du Conseil Constitutionnel » (05.05.05). Lorsqu’ils interrogent les roitelets du « oui », les interviewers patentés en rajoutent dans la révérence. Aucune question gênante quand Arlette Chabot et David Pujadas « interrogent » Jacques Chirac (France 2, 04.05.05). Pourtant, comme le montre en détail L’Humanité deux jours plus tard (06.05.05), le président de la République a multiplié les affirmations pour le moins discutables, sans rencontrer la moindre opposition. Pas de « polémique » non plus quand Alain Duhamel et Olivier Mazerolle interviewent successivement Valéry Giscard d’Estaing et Jean-Pierre Chevènement dans « 100 minutes pour comprendre » (France 2, 21.04.05). Entre la déférence à l’égard du premier et l’agressivité à l’égard du second, lequel pouvait rarement aller au bout de ses arguments, le contraste est complet. Une analyse attentive montre que Duhamel est intervenu 17 fois face à Giscard d’Estaing et 27 fois face à Chevènement. Dans le premier cas, ses interventions étaient de simples relances (parfois formulées comme des objections émanant de partisans du « non ») ; dans le second cas, ses interventions étaient des interruptions ou des objections. Quant à Olivier Mazerolle, entre autres « bons mots », on lui doit celui-ci : « Il se répand en France une sorte de grande peur, comme il y a eu la peur de la grande peste, là, on a peur que cette Constitution, ce ne soit une machine libérale à la britannique ». Une peur irrationnelle, certainement.

Parfois, les journalistes savent faire preuve d’impertinence. Comme Serge July, le directeur de Libération qui, sur le plateau de « France Europe Express », implore Giscard d’Estaing sous couvert d’une interrogation : « Que faire pour sauver le "oui" ? » (France 3, 29.03.05). Mais dans l’art des questions déstabilisantes, Jean-Pierre Elkabbach est irrésistible. L’interviewer d’Europe 1 s’adressant au porte-parole du Parti socialiste, François Rebsamen : « Pourquoi vous dites qu’il y a un "oui" pédagogique et un "non" démagogique ? » (11.02.05). À Bertrand Delanoë, qu’il reçoit « avec plaisir » : « Est-ce que la France peut vaincre ses peurs ? » (22.03.05). Même chose pour Manuel Valls : « Quels arguments il faut utiliser pour convaincre que l’Europe, avec sa nouvelle Constitution à 25, est bonne pour les Français, qu’elle garantit l’égalité des chances et aussi leur avenir ? » (21.03.05). Toutefois, face à Laurent Fabius, Elkabbach change de ton : « Est-ce que vous croyez vraiment ce que vous dites ? ». Excédé, Fabius lui réplique : « Mais vous êtes injurieux ! » (04.05.05). Notons que Jean-Pierre Elkabbach n’a pas résisté au plaisir d’afficher ses convictions : « Moi, je suis pour le "oui". Je ne devrais pas le dire, mais je suis pour le "oui". Mais je suis objectif ! » (Europe 1, 08.02.05). C’est peut-être ce genre d’attachement viscéral à l’objectivité qui explique qu’au lendemain de son entretien raté avec 83 jeunes sur TF1, Jacques Chirac aurait déclaré : « Les journalistes politiques, ça a du bon » (Le Figaro, 19.04.05).


Un interrogatoire sur France 2 (service public) [8]

Une interview de Laurent Fabius, réalisée en plateau et en direct, est précédée par deux reportages. L’un porte sur un meeting du Front national. La voix off du journaliste insiste sur l’étroit nationalisme des militants de ce parti qui, en outre, se prononcent pour le « non » alors qu’ils ne lisent même pas la Constitution (il est bien connu que tous les partisans du « oui » connaissaient le traité sur le bout des doigts). Le journaliste mentionne également le penchant de ces militants pour le vin rosé... On voit et l’on entend surtout Le Pen qui cite au passage Laurent Fabius, ce dernier ayant constaté, comme d’autres, que le traité ne sera pas facilement révisable. Cet extrait a été choisi, évidemment, sans intention particulière... Le second reportage reprend simplement les propos de François Hollande, un partisan du « oui » qui fustige Fabius, accusé de poursuivre des ambitions personnelles et d’avoir choisi le « non » uniquement par calcul (sans doute parce qu’il est le seul à calculer…). Cet extrait a sans doute, lui aussi, été choisi par la rédaction de France 2 en fonction de sa haute teneur explicative. Vient le moment de l’interview. Plutôt que d’interroger son invité sur ses positions au sujet du TCE, Béatrice Schönberg, la présentatrice du JT, lui pose les questions-que-tout-le-monde-se-pose, c’est-à-dire les questions qu’elle se pose... à la lumière des reportages précédents. Ou plutôt, elle lance des accusations, voire des insinuations plus ou moins calomnieuses (Fabius cohabiterait avec l’extrême droite, il serait un politicien acrobate, un agitateur de chiffon rouge, un socialiste isolé, qui transformerait de braves militants socialistes en « dindons de la farce », etc.). En revanche, elle ne pose aucune question précise – même dérangeante – sur les raisons avancées par l’invité en faveur du « non ».

[Les réponses de Laurent Fabius n’ont pas été retranscrites pour mieux mettre en évidence le travail de la journaliste]

 Béatrice Schonberg : Laurent Fabius, bonsoir. L’attaque [de François Hollande] est claire et directe. J’imagine que votre réponse le sera aussi.

 Béatrice Schonberg : Est-ce que vous répondrez en revanche à Jean-Marie Le Pen puisqu’il était particulièrement élogieux avec vous, qu’il est pour le « non » comme vous l’êtes. Est-ce que cette cohabitation du « non » vous va par exemple ? [En quoi s’agit-il d’apporter une « réponse » à Le Pen ? Fabius lui rétorque : « Vous vous moquez de moi ! »]

 Béatrice Schonberg [faussement innocente] : Je vous pose la question. [C’est plus clair : la fausse question de Le Pen était une vraie question de Schonberg !]

 Béatrice Schonberg [qui n’en démord pas] : C’est une cohabitation de circonstance !

 Béatrice Schonberg : Si vous le voulez bien, toute une série de questions concrètes avec des réponses concrètes. On a l’impression que cette semaine vous avez multiplié les déclarations, les interventions. On vous a vu à la télé avec José Bové. On a donc le sentiment que vous passez à une vitesse supérieure. Finalement [On voit mal l’enchaînement avec ce qui précède] est-ce que vous n’êtes pas dans une position d’acrobate, où vous vous affichez sans faire campagne, on a un peu du mal... franchement, il faudrait un peu que les citoyens arrivent à s’y retrouver [D’où tient-elle que les citoyens ne s’y retrouvent pas ?].

 Béatrice Schonberg : Certains vous reprochent, chez les socialistes d’ailleurs, d’agiter un peu les chiffons rouges, de prôner une certaine méfiance à l’égard des étrangers...

 Béatrice Schonberg : Vous dites, par exemple, l’ouverture des frontières peut mettre en cause notre protection sociale, nos retraites.

 Béatrice Schonberg : Est-ce qu’on peut avoir raison contre tous les socialistes européens et contre la majorité des syndicats européens ? [Est-ce que les responsables politiques doivent faire comme les journalistes et regarder ce que pensent leurs homologues pour savoir ce qu’ils doivent penser ?]

 Béatrice Schonberg : Laurent Fabius, beaucoup de questions évidemment sur l’après 29 mai. Vous vous posez en rassembleur du peuple de gauche. Quel rôle allez-vous jouer, comment imaginez-vous ces lendemains ? Finalement... par exemple, Dominique Strauss-Kahn aujourd’hui dit « faudra qu’il démissionne si le "oui" passe ». Comment imaginez-vous que les militants qui donc ont voté pour la ligne du parti socialiste, donc pour le oui, vont prendre les choses. Est-ce que ce sont pas eux les dindons de la farce ? [Quelle farce ? Pourquoi ne pas se demander ce qu’en pensent les 50% d’électeurs socialistes qui s’apprêtent à voter « non » alors que le Parti socialiste fait campagne pour le « oui » ?]

 Béatrice Schonberg [insistante] : Parlez aux militants !

 Béatrice Schonberg : Merci Laurent Fabius d’avoir répondu en direct à nos questions.

Merci Béatrice Schonberg de ne pas avoir posé une seule question sur le Traité constitutionnel européen !


Des « experts » à engagement monocolore

Éditorialistes, présentateurs et interviewers sont secondés par des « experts ». Comme par enchantement, la quasi-totalité d’entre eux sont favorables au « oui »…

Dans le journal de 13 heures de France Inter, le 3 mai 2005, Florence Deloche-Gaudez est invitée à commenter l’intérêt des Français pour la campagne européenne [9]. L’« experte » en science politique explique alors que « la Constitution européenne marque une avancée. Pour la première fois, elle donne davantage de pouvoirs aux citoyens européens. […] Le traité établissant une Constitution renforce non seulement la démocratie participative […] mais aussi la démocratie représentative ». Puis elle ajoute qu’« en réalité l’Europe n’est pas que libérale. Elle n’a jamais été qu’un marché ». Enfin, elle estime que « la renégociation est plus difficile qu’on ne le croit ». Le journaliste de France Inter s’aperçoit alors que sur trois points essentiels du débat (le caractère démocratique du traité constitutionnel, le caractère libéral de la construction européenne, la possibilité de renégocier), la prétendue « experte » a repris les arguments des partisans du « oui » et récusé ceux de leurs adversaires. Il le lui fait remarquer : « Votre analyse n’est pas neutre. C’est tout pour le "oui" en ce moment. ». Son invitée rétorque : « Je ne méconnais pas les limites de ce texte non plus. Mais, pour moi, les mérites l’emportent sur les limites. » En effet, il suffisait pour en être convaincu de lire son ouvrage à prétention pédagogique, préfacé par Christine Ockrent, qui indique sans détours que l’auteur est « favorable à l’adoption de la Constitution européenne », même si, tient à préciser Ockrent, « elle ne fait pas œuvre de propagande » [10]. Faut-il ajouter que Florence Deloche-Gaudez, qui enseigne à Sciences-Po, était également chargée d’une chronique « Constitution » dans l’émission « France Europe Express » animée par Christine Ockrent ?

L’un des moyens que les médias ont de s’engager sans en avoir l’air (et parfois sans même s’en rendre compte) est de faire appel à des « experts » ajustés aux attentes de leurs hôtes, et qui pourront développer des analyses biaisées se présentant comme des vérités scientifiques. Plus généralement, le rôle social de ces « experts », qui officient le plus souvent dans les écoles du pouvoir, est de légitimer ou de préparer les choix des gouvernants et d’avaliser les représentations dominantes. Ainsi, le 12 mai 2005, le directeur de Sciences-Po, Richard Descoings, comptait au nombre des grands témoins qui, en compagnie d’Arnaud Lagardère, de Jean-François Dehecq (PDG de Sanofi-Aventis) et de Stéphane Courbit (le fondateur d’Endémol, pape de la télé réalité) soutenait Nicolas Sarkozy, l’UMP et le « oui » au référendum en compagnie du gouvernement Raffarin presque au complet lors d’un meeting au Palais des Sports de Paris (Le Figaro, 13.05.05).

Pendant plusieurs mois, sondeurs et politologues, journalistes spécialisés et juristes sont omniprésents, notamment dans les émissions qui se présentent comme des forums du « débat démocratique ». Tel est le cas de « C’dans l’air », animé par Yves Calvi sur France 5, qui a consacré au premier semestre 2005 11 émissions à la question de « l’Europe ». Sur 45 invités, on comptait 18 invitations pour des journalistes, 17 pour des sondeurs, 8 pour des experts en questions européennes (dont Florence Deloche-Gaudez…) et enfin 2 pour des hommes politiques étrangers. En réalité, les invitations étaient monopolisées par un petit nombre de bons clients, comme le politologue Dominique Reynié (3 fois), le journaliste de L’Express Christophe Barbier (9 fois) ou les sondeurs Roland Cayrol (9 fois aussi) et Pierre Giacometti (6 fois) [11]. Petite devinette : combien de ces intervenants n’étaient pas des partisans enthousiastes de la « Constitution européenne » ? Aucun. Même s’ils n’ont pas tous conseillé les militants de l’UMP en se présentant ouvertement comme « défenseur du traité », comme l’a fait Pierre Giacometti, le directeur général d’Ipsos (Fil-Fax Normandie, 27.04.05).

Pour assurer leur légitimité, ces « savants » peuvent se prévaloir de titres ou de diplômes censés garantir leurs compétences de spécialistes. Ils bénéficient d’autant plus d’une présomption d’impartialité qu’ils officient sous le regard bienveillant de journalistes acquis à leurs opinions et, qui plus est, dans des médias qui ne revendiquent aucun engagement politique. C’est ainsi que Dominique Reynié, professeur à Sciences-Po, a pu développer presque chaque jour sur I-Télévision des analyses partiales sans risquer le moins du monde d’être contredit. Le journal Pour Lire Pas Lu détaille quelques-unes de ses interventions [12]. La directive Bolkestein ? « C’est exactement le genre de directive qui a plus de chances de voir le jour si la Constitution n’est pas adoptée ». La subordination à l’Otan ? Reynié oublie de préciser le contenu des articles I-41.2 et I-41.7 du TCE : « ce qu’introduit la Constitution, c’est la perspective d’une politique militaire européenne qui un jour évidemment se substituera à l’Otan » [13]. Les exemples de « compétence » désintéressée abondent [14]. Sur le plateau de « C’ dans l’air », Roland Cayrol annonce sans sourciller le taux d’abstention au référendum à venir : « Y a décidément trop de gens que ça n’intéresse pas […] 50%, c’est sûr » (05.04.05). Mais la palme d’or des prophéties ratées revient à Olivier Duhamel, ancien député européen socialiste et professeur de droit à Sciences-Po, qui pouvait affirmer avec assurance dans un ouvrage de la Sofres sur « l’état de l’opinion » : « Contrairement aux clichés complaisamment répandus, on ne relève aucun rejet de la Constitution européenne au sein des couches populaires » [15].


Un expert pris en flagrant délit de compétence

Dans Le Parisien du 26 avril 2005, Guy Carcassonne justifie la rupture par Simone Veil, membre du Conseil constitutionnel, de son devoir de réserve : « Elle a fait la preuve d’une grande dignité, estime le juriste, en renonçant aux avantages de sa présence au Conseil pour servir publiquement ses convictions ». Carcassonne est présenté par le quotidien comme « professeur de droit constitutionnel » et non comme éditorialiste au Point ou auteur d’un article intitulé « Ceux qui votent non rateront le train de l’Europe » (Libération, 28.02.05). Sa conclusion témoigne de la délicatesse de cet article : « Alors il est temps d’écarter faux-semblants et faux-fuyants, d’appeler un chat un chat et un antieuropéen par son nom : les Européens voteront oui, et ceux qui voteront non se feront peut-être, quoi qu’ils en pensent, en disent, en vaticinent, les adversaires de l’Europe, ses fossoyeurs ». Le 26 mai 2005, trois jours avant le scrutin, Guy Carcassonne débat sur LCI face à Marie-France Garaud, qui défend un « non » souverainiste. Cette fois, l’expert est annoncé comme partisan du « oui ». Comme le rapporte le journal Pour Lire Pas Lu [16], Marie-France Garaud oppose à Carcassonne, lors de cette émission, un article qu’il vient de publier dans Le Point, article qui contient plusieurs erreurs graves que l’expert devra admettre.

 Marie-France Garaud : J’ai été tout de même très étonnée M. Carcassonne car j’ai lu le topo que vous avez fait dans Le Point. Alors ça doit pas être si clair que ça les institutions. Parce que dans le petit topo que vous avez fait, il y a des petites confusions quand même ! Vous parlez tantôt du Conseil européen tantôt du Conseil et vous ne parlez pas du Conseil des ministres dans la liste des institutions. Et vous citez le Conseil européen en renvoyant à l’article 23 qui vise le Conseil…

 Guy Carcassonne [peu fier] : … des ministres, oui.

 Marie- France Garaud : Oui, des ministres. Je pense que vous avez pas relu votre texte !

 Carcassonne : Oui, il y a eu un problème. Oui, oui, mais je le confesse bien volontiers. Je le confesse bien volontiers.

 Marie- France Garaud [impitoyable] : Il me semblait bien. Il me semblait bien.

 Guy Carcassonne : Il y a eu un problème à la relecture, dont je suis responsable.

 Marie-France Garaud : Vous voyez, moi j’ai lu attentivement.

 Guy Carcassonne : Il y a eu un problème…

 Marie-France Garaud [elle chausse ses lunettes et poursuit son exécution] : Vous n’avez pas relu, mais il y en a plusieurs. Par exemple, vous mettez « Les ministres nationaux et les commissions européennes n’assistent plus au Conseil que si l’ordre du jour l’exige… ». Mais c’est sous le conseil européen que vous mettez ça. Or les ministres n’ont jamais… et vous renvoyez à l’article 22. Mais l’article 22 ne vise pas du tout cette disposition ! Les ministres n’assistent pas du tout aux Conseils européens…

 Guy Carcassonne : N’assistent plus.

 Marie-France Garaud : C’est les chefs d’État et de gouvernement. Vous voyez bien que ce n’est pas si clair que ça.

Marie-France Garaud oublie seulement de préciser que les analyses savantes de son interlocuteur avaient été publié dans un numéro du Point dont la couverture clamait « Non aux falsificateurs et aux imposteurs » (19.05.05).


Des éditorialistes à sens unique


Parmi les journalistes, les éditorialistes ou chroniqueurs constituent une minorité privilégiée, dont la fonction valorisée les autorise à commenter « l’actualité » avec une assurance et une allure de savants. Certains d’entre eux ont fait leur spécialité de gloser sur tout et rien, c’est-à-dire aussi bien sur l’opportunité d’entrer en guerre que sur le mariage d’un prince anglais. Durant la campagne, usant et abusant de la position dominante qu’ils doivent à leur appartenance à des médias dominants, la quasi-totalité a pris position en faveur du « oui » tout en se présentant comme des « pédagogues » (nous y reviendrons). Les exceptions se comptent sur les doigts d’une seule main. Comment peut-on alors se gargariser du « pluralisme de l’information » quand, par exemple, tous les commentateurs des principaux hebdomadaires politiques défendent une seule et même ligne et méprisent ceux qui n’y adhèrent pas ? Ou bien quand tous les chroniqueurs matinaux d’une station de radio publique, comme France Inter ou France Culture, chantent chaque jour les louanges d’une seule et même option, le « oui » ? Qu’ils aient la possibilité d’exprimer leur point de vue est une chose, qu’ils tiennent tous le même refrain, avec aplomb et arrogance, en est une autre.

D’autant que certains de ces commentateurs, véritables machines multimédias, sont omniprésents dans le débat public. Alain Duhamel officie notamment sur RTL, dans Libération et dans Le Point ; Bernard Guetta est sur France Inter et à L’Express, Alain-Gérard Slama et Alexandre Adler pérorent sur France Culture et dans Le Figaro ; Jean-Marie Colombani (également éditorialiste à Challenges) et Jean-Claude Casanova (directeur de la revue Commentaires) discourent dans Le Monde et sur l’antenne de France Culture ; Edwy Plenel jase dans Le Monde 2, à LCI et à France Culture ; Laurent Joffrin et Jacques Julliard, tous deux du Nouvel Observateur, babillent respectivement sur France Inter et sur LCI ; Philippe Val pavoise dans Charlie Hebdo et sur France Inter, etc. Et tous se retrouvent dans l’émission « Ripostes » présentée par Serge Moati sur France 5. Sans oublier la liste des sempiternels « intellectuels médiatiques », les Jacques Attali, André Glucksmann, Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy ou Alain Minc, tous « naturellement » favorables à la ratification du TCE et aimant à le faire savoir à tous vents. Cela peut donner parfois des scènes cocasses, comme le 14 mai 2005 sur LCI, lors du « débat » hebdomadaire des compères Jacques Julliard et Luc Ferry. Ce dernier tient à rectifier une « information » du Parisien selon laquelle il serait favorable au « non ». « Les bras m’en tombent des mains [sic], s’exclame Ferry, parce que je croyais que – ceux qui suivent cette émission l’ont compris – je milite depuis plus d’un an pour le "oui" à la Constitution européenne ». Sous le coup de l’énervement, il répète : « On n’a cessé de le dire ici, nous votons tous les deux pour cette Constitution ». Aucun doute là-dessus !

Non content de prendre position, comme il se doit, sur l’objet du référendum, ces éditorialistes patentés prescrivent aux formations engagées dans la campagne et aux responsables politiques les moyens qui à leurs yeux permettraient au « oui » de l’emporter. Ainsi en va-t-il de la chronique de Jean-Marie Colombani publiée dans le n° 243 du magazine économique Challenges (17.03.05), et intitulée sobrement « Comment réfuter les arguments du non » [17]. Le directeur du Monde commence d’emblée par la dramatisation (« La France joue-t-elle à se faire peur ? ») puis résume les raisons pour lesquelles les Français pourraient être tentés de « sanctionner l’Europe » – voter "non", n’est-ce pas voter contre l’Europe ? – à seulement trois points : « la frontière, la monnaie et l’activité économique ». Remarquons qu’il ne sera fait aucune allusion aux articles du traité constitutionnel. La frontière ? C’est l’inquiétude des gens « de droite » au sujet de l’entrée de la Turquie dans l’UE. Problème réglé : « La Constitution [est] un rempart contre une adhésion automatique de la Turquie ». Au gouvernement et à la droite pourtant d’en convaincre leurs électeurs. Des critiques – à droite et à gauche – contre l’euro ? Problème réglé : « Sans l’euro, dans quel désordre serions-nous ? ». L’activité économique ? Après avoir réduit le social à l’économique, Colombani cuisine un condensé très personnel du non de gauche : « Europe = délocalisation = chômage ». En leur attribuant cet unique et maigre slogan, il peut « réfuter » sans effort l’absence d’arguments qu’il vient de fabriquer : les délocalisations se font « à l’intérieur d’un ensemble qui profite à tous ». Il tente alors de clouer le bec à ceux qui, ayant lu le texte du projet de traité, affirment qu’il constitutionnalise le libéralisme économique : « Il appartient à la couche [sic] européenne de rappeler qu’une Constitution ne détermine pas une politique économique ; et que le texte fait, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, référence aux droits sociaux, donc à un modèle social ». Certes, aucune constitution existante ne détermine la politique économique et sociale à suivre… excepté le projet de Constitution européenne dans sa troisième partie ! [18] A-t-il vraiment lu cette Constitution ? En tout cas l’ordonnance s’achève par le chantage habituel : « Comment ne pas voir qu’un non français serait une rupture majeure et un signe clair de recul ? ».

Ainsi, Jean-Marie Colombani – comme nombre de ses confrères des médias dominants – n’a pas rédigé une chronique ou un éditorial, mais un tract. Non une contribution de parti pris destinée à une discussion argumentée, mais un appel caricatural à la mobilisation d’un parti qui n’ose pas s’avouer comme tel. Toutefois, dans le rôle très prisé de conseiller du prince, c’est certainement Serge July qui mérite le prix d’excellence. Ainsi, dans le quotidien Libération du 26 mai 2005, le PDG du journal et directeur de la publication fait paraître un surprenant éditorial titré « Pour sauver le oui », à un moment où les sondages annoncent une victoire probable du « non » [19]. Dans cet article, Serge July s’adresse directement au chef de l’État et lui indique la stratégie qui, à ses yeux, pourrait encore faire gagner leur cause commune. Selon lui, « Les Français veulent majoritairement sanctionner les équipes sortantes » et c’est pour cela qu’ils « sont démangés par l’envie de dire à nouveau "non". Un "non" qui vise Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin, la politique gouvernementale, et qui frappe l’Europe au passage ». July conseille donc à Chirac, le jour même de l’ultime allocution télévisée que celui-ci doit prononcer, de promettre de dissoudre l’Assemblée en septembre pour que les Français puissent voter deux fois, la première pour l’Europe et la seconde contre le gouvernement. Mais pourquoi Jacques Chirac devrait-il prendre à nouveau le risque d’une dissolution ? La raison avancée par July est fort simple : c’est que cet appel aux urnes serait sans risques, du fait de la division, du manque de leaders et de l’absence de programme des partis de gauche. La conclusion s’impose : « Jacques Chirac peut trouver des avantages politiques à dissoudre et même à espérer, cette fois, gagner la législative. » Autrement dit, par cette stratégie politicienne audacieuse qu’il conseille au Président, non seulement notre éditorialiste pense faire gagner le « oui » mais il pense aussi faire triompher Chirac aux prochaines législatives. Que Le Figaro professe de tels conseils serait sans surprise, mais que Libération, journal fondé par Jean-Paul Sartre, publie de telles élucubrations laisse songeur [20].

Les défenseurs de cette débauche de commentaires favorables au « oui » tirent argument de la liberté d’expression des journalistes et de la liberté de la presse pour justifier l’hégémonie d’un seul point de vue. Plus grave encore : les mêmes affectent de croire que l’exigence de pluralisme menacerait ces libertés, sans craindre de travestir ainsi une situation de plus en plus intolérable. Et d’autant plus intolérable qu’elle se prévaut du règne de la « raison » et des devoirs de la « pédagogie ».


Les matins du « oui » sur France Culture [21]
L’émission Les Matins de France Culture, animée par Nicolas Demorand, a lieu du lundi au vendredi de 7 heures à 9 heures. Chaque jour, selon un ordre habituel, journaux et chroniques alternent avec interviews et revue de presse. Sur les deux heures effectives d’émission, l’invité n’est présent à l’antenne que durant 45 minutes. Interrogé par Nicolas Demorand, l’invité est contraint par un « planning » qui laisse une place importante aux chroniqueurs. Si les éditoriaux d’Alain-Gérard Slama et Olivier Duhamel ne dépassent que rarement les 4 minutes, les interventions d’Alexandre Adler avoisinent souvent les 8 minutes, ne laissant à l’invité que peu de temps avant la chronique suivante. Lors de sa venue le 21 mars 2005, le partisan du « non » Paul Alliès n’a pu s’exprimer qu’1 minute et 48 secondes après la chronique de 4 minutes et 17 secondes de Slama, avant d’être interrompu par le journal de 8 heures. Après la chronique d’Alexandre Adler, inhabituellement courte (5 minutes 51 secondes), l’invité n’a pu s’expliquer que 7 minutes et 7 secondes sur les 10 minutes qui lui sont apparemment imparties. Durant les 20 dernières minutes, l’invité doit répondre à un flot de remarques et d’interpellations des chroniqueurs et de l’animateur, et il n’est pas rare que les questions soient plus longues que le temps réservé aux réponses. Au total, lors de sa venue, Paul Alliès ne s’est exprimé que 28 minutes et 30 secondes sur les 45 minutes laissées en principe à l’invité. 28 minutes pour tenir un propos argumenté et cohérent quand on est sans cesse interrompu…

Cette forme d’équité n’est pas la seule. Durant la campagne référendaire, les chroniqueurs de France Culture n’ont pas hésité, chaque jour, à faire office de prescripteurs d’opinion, mais exclusivement en faveur du « oui ». Un parti pris qu’Adler avoue régulièrement, estimant sans doute que ses aveux doivent lui valoir absolution : « Je continue ma campagne éhontée pour le "oui" au référendum du 29 mai » (11.04.05) ; ou bien encore : « Je voudrais convaincre nos auditeurs ici que le vote "oui" à la constitution européenne s’impose » (19.04.05). Admiratif devant l’intervention télévisée de Jacques Chirac, il affirme avec une apparente conviction : « Il a à peu près fait passer le message. Peut-être pas aussi bien que Olivier Duhamel tous les jours sur cette antenne. Evidemment moins bien que moi, ça, ça ne se compare pas, mais il a quand même été très bon dans l’ensemble et très convaincant pour des gens qui n’étaient pas convaincus » (15.04.05). Lors de la venue de Jacques Généreux, un économiste partisan du « non » (29.03.05), il n’hésite pas, durant sa chronique pamphlétaire, à parler de « référendum sur l’Europe » et à soutenir cet élégant amalgame : « Il y a beaucoup de choses qui rapprochent Philippe De Villiers et Henri Emmanuelli, sauf peut-être effectivement le vote de Vichy en 1940 ». Pour lui, les partisans du « non » représentent un « front anti-mondialiste » composé de « petits bourgeois et chasseurs qui votent "non" à droite et [de] salariés qui votent "non" à gauche » car ils souhaitent « le maintien d’une France corporatiste, protégée et si ceci doit signifier une rupture avec l’Europe, eh bien ils l’assument ». Excessivement inquiet, notre chroniqueur continue : « la France qui est toujours à l’avant-garde des luttes politiques va connaître une véritable guerre civile froide ». Rien moins que cela !
Tout aussi passionné, mais moins alarmiste et provocateur qu’Adler, Olivier Duhamel a pour « excuse » d’être un ancien eurodéputé PS, et d’avoir participé à la rédaction du traité constitutionnel. Ainsi Duhamel est en campagne permanente, la plupart de ses chroniques touchant de près ou de loin à la question du référendum du 29 mai. Mais le plus souvent de très près, notamment sur les justifications dudit référendum : « On peut estimer que vu l’impopularité des gouvernants et au-delà, vu la crise du politique dans notre pays, l’appel au peuple est folie parce que porteur de toutes les dérives plébiscitaires et contre-plébiscitaires » (15.04.05). Au lendemain des premiers sondages donnant le « non » devant le « oui », Duhamel évoque « le risque du "non" » (21.03.05) et établit qu’un « "non" français entraînerait pour l’Europe la stagnation, pour la France la marginalisation ». Mais sa chronique s’accompagne alors d’une recommandation intéressante : « La confrontation démocratique peut commencer à armes égales ». À armes égales ? En quantité ? En espace ? Rappelons que l’ensemble des chroniqueurs des Matins de France Culture défend le « oui » au Traité Constitutionnel : outre Alexandre Adler et Olivier Duhamel, il y a aussi Alain-Gérard Slama qui l’affirme à son tour : « je suis fermement pour le "oui" » (29.03.05) et Olivier Pastré, qui craint « qu’il faille voter "oui" depuis [le traité de] Nice » (21.03.05). La confrontation était-elle réellement à « armes égales » sur France Culture ?


Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 15-46.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1D’après l’article d’Yves Rebours, « Laurent Ruquier nous divertit sans la moindre gêne », publié sur le site d’Acrimed le 31 mars 2005.

[2Cf. les émissions du 10 avril 2005, du 8 mai 2005 et du 11 juin 2005. Résultats publiés sur le site d’Acrimed.

[3Cf. « Les tigres de papier », PLPL, n°25, juin-août 2005, p. 4.

[4Pendant ce temps, l’AFP travaillait à entretenir le déséquilibre, certainement par simple routine. Sur le site d’Acrimed, lire : « Souriez, vous êtes photographiés pour l’AFP » (19.04.05) et « Quand l’AFP "urgente" sur le référendum » (24.05.05).

[5D’après l’article d’Henri Maler, publié sous le même titre sur le site d’Acrimed le 29 mars 2005.

[6Cette directive de « libéralisation » des services, dont le contenu n’est toujours pas définitivement remis en cause, pourrait favoriser notamment le dumping social en appliquant le droit du travail du pays d’origine pour les salariés employés dans d’autre pays.

[7Les réponses de l’invité ont été parfois légèrement raccourcies afin de mettre en valeur l’orientation des échanges.

[8D’après Patrick Champagne, « Exercice de propagande ordinaire sur France 2 (service public) », publié sur le site d’Acrimed le 24 mai 2005.

[9D’après une conférence de Serge Halimi.

[10Florence Deloche-Gaudez, La Constitution européenne : Que faut-il savoir ?, Paris, Presses de Sciences-Po, coll. Nouveaux débats, 2005, p. 16.

[11D’après l’article d’Yves Rebours « Sur France 5, "C’dans l’air"... et réservé aux "experts" », publié sur le site d’Acrimed le 7 avril 2005.

[12« Dominique Reynié, le grand menteur du "oui" », PLPL n° 24, avril 2005, p. 11.

[13L’article I-41-2 stipule que la politique de l’Union doit être « compatible avec la politique » arrêtée dans le cadre de l’OTAN. L’article I-41-7 précise que les engagements et la coopération dans le domaine de la politique de sécurité et de défense « demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’OTAN qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ». Comment dire plus clairement que la défense de l’Europe sera placée sous la tutelle de l’OTAN en cas d’adoption du Traité ?

[14Lire Alain Garrigou, « Parole d’experts », Le Monde diplomatique, juillet 2005.

[15Sofres, L’État de l’opinion 2005, Seuil, Paris, p. 57.

[16« Les princes de la pensée », PLPL, n°25, juin-août 2005, p. 4.

[17Pour une analyse plus détaillée, lire l’article de Philippe Monti, « Un tract de Jean-Marie Colombani », publié sur le site d’Acrimed le 23 mars 2005.

[18Cf. par exemple ATTAC, Cette "Constitution" qui piège l’Europe, Paris, Mille et une nuits, 2005.

[19Pour une analyse plus détaillée, lire Patrick Champagne « Serge July, patron de presse, stratège de papier et conseiller de Jacques Chirac », publié sur le site d’Acrimed le 29 mai 2005.

[20Lire Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, Paris, Raisons-d’agir, 2005.

[21D’après l’article de Mathias Reymond, publié sous le même titre sur le site d’Acrimed le 28 avril 2005. Lire également « Laure Adler, gardienne de l’orientation de France Culture », par Vincent Mutin (4 avril 2005).

A la une

20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (2/5)

« Les médias en campagne », Syllepse, 2005, chapitre 1.

20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (1/5)

« Les médias en campagne », Syllepse, 2005, introduction.