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20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (1/5)

Le 29 mai 2005, le traité établissant une Constitution pour l’Europe était rejeté par référendum. À l’époque, nous y avions consacré de nombreux articles et un livre : Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005 (Henri Maler et Antoine Schwartz, Syllepse, 2005). À l’occasion de ce vingtième anniversaire, nous publions au fil de l’été les différents chapitres de cet ouvrage. Au programme ici : l’introduction.



Le livre que nous présentons ici a été coordonné et mis en forme par Henri Maler et Antoine Schwartz. Composé pour l’essentiel à partir d’extraits remaniés des quelques 60 articles publiés sur le site d’Acrimed pendant la campagne référendaire, il n’existerait pas sans l’activité collective de notre association et les contributions individuelles de ses membres, ainsi que celles de nos correspondants et de l’équipe du journal Pour Lire Pas Lu. Sauf précision, tous les articles mentionnés sont disponibles dans leur version intégrale sur notre site où ils sont parus au cours même de la campagne et quelques jours après le vote. Se reporter à leur présentation : « Le Traité constitutionnel européen, les médias et le débat démocratique »


En guise de préambule : Des médias désavoués, mais toujours dominants


« Fallait-il faire un référendum ? ». Alors que les sondages laissent présager un possible rejet du traité européen, Jean Daniel, comme beaucoup d’autres responsables médiatiques, médite avec passion sur les vertus de la démocratie. Le directeur du Nouvel Observateur répond, non sans une certaine franchise, qu’il n’a « jamais pensé » que consulter le peuple directement soit une sage décision : « Tout ce qu’a de bon la volonté générale, c’est la représentation populaire [sic] qui le canalise et le cristallise. La collectivité, elle, est plus sensible au caprice et surtout à la peur. Les partisans du "non" au référendum sont plus émotifs, plus passionnels. » Canaliser la volonté populaire et éduquer les réfractaires « émotifs », telles seraient donc les principales vocations de la représentation politique et de ses auxiliaires, les tenanciers des médias qui trônent au sommet du journalisme. Evidemment, les responsables politiques autorisés et les « élites » médiatiques autoproclamées ne peuvent remplir de telles fonctions sans disposer des moyens adéquats… c’est-à-dire disproportionnés. Ainsi, au cours de l’été, le Conseil supérieur de l’audiovisuel devait admettre que « le "oui" avait disposé d’un temps d’antenne supérieur au "non" : 46 % de plus sur TF1, 53 % sur Antenne 2, 191 % sur France 3 ». Précision utile, ces propos et ces chiffres datent de 1992 et concernent la ratification du traité de Maastricht [1]. Qui s’en souvient ?

Depuis lors et pendant près de treize ans, la construction européenne, puis le projet de « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » (TCE) ont bénéficié d’un traitement « exemplaire » dans les médias dominants. À plusieurs voix, certes, mais (presque) à sens unique. Et avec un maximum d’intensité lors de la compagne référendaire proprement dite. Comme le constate l’International Herald Tribune, « le fait que beaucoup de gens perçoivent un biais quasi-unanime de la presse en faveur de la Constitution européenne incite à se demander si les journaux français délivrent ou non des informations impartiales à leurs lecteurs » (27.05.05). Pourtant, pour la minorité des patrons de presse, éditorialistes, et « experts » qui occupent le devant de la scène médiatique, la question n’existe même pas. Quand, le 29 mai 2005, une nette majorité des électeurs rejette par référendum le projet de Constitution, leur bilan est rapidement tiré. Non seulement l’échec de leur engagement forcené en faveur de l’adoption du Traité n’aurait pas infirmé l’excellence de leur travail, mais il aurait confirmé son innocuité. La preuve, disent-ils, devenus soudainement modestes, que notre pouvoir est limité, c’est qu’il s’est révélé apparemment sans effet.

Apparemment… Car parmi d’autres « pouvoirs », les médias disposent de celui de se faire oublier ou, plus exactement, d’entretenir l’amnésie sur leurs œuvres passées quand celles-ci ne coïncident pas avec les contes et légendes du « quatrième pouvoir ». Le premier objet de ce livre est donc de proposer un aide-mémoire pour que celles et ceux qui, journalistes inclus, ont eu à subir l’omniprésence et l’arrogance de l’oligarchie qui trône au sommet de l’espace médiatique, n’oublient pas. Et ne négligent pas, s’ils sont tentés de le faire, d’en tirer quelques conséquences.

La question des médias est en effet une question politique majeure en raison de ses enjeux démocratiques, et ne serait-ce que pour ce motif : leurs échecs n’empêchent pas ces médias de rester dominants. Certes, le pouvoir dont ils disposent n’est ni uniforme, ni écrasant : il diffère selon les médias et ne s’exerce pas mécaniquement sur des « consommateurs » passifs. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un « pouvoir », mais de plusieurs : pouvoir de consécration ou de stigmatisation (des individus ou des groupes sociaux), pouvoir de révélation ou d’occultation (des faits et des analyses dissimulés à la connaissance publique), pouvoir de problématisation (des questions et des solutions légitimes), etc. [2] De surcroît, ces pouvoirs multiples, dont les effets varient selon les médias et leurs publics, ne s’exercent pas isolément et sans partage. Le « pouvoir des médias » se conjugue généralement avec ceux d’autres pouvoirs sociaux, économiques et politiques, dont le fonctionnement du microcosme médiatique est plus ou moins dépendant.

Les réseaux des prétendues « élites » économiques, politiques et médiatiques ne sont que la forme la plus apparente de proximités sociales et d’interdépendances structurelles dont les configurations et l’intensité peuvent varier sans être remises en cause. En raison, notamment, de leurs origines sociales, de leurs parcours scolaires et des conditions de leur recrutement, les journalistes les plus influents peuvent bien ne pas obéir immédiatement aux ordres d’un gouvernement ou de leurs employeurs et pourtant être spontanément ajustés à leurs exigences. Comme l’explique le sociologue Alain Accardo, « il n’est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps, il suffit qu’au départ elles aient été mises à l’heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu’en suivant son propre mouvement chacune d’elles s’accordera grosso modo avec toutes les autres. La similitude du mécanisme exclut toute machination » [3]. Métaphore dont la rudesse n’enlève rien à la justesse [4].

La faible autonomie du champ journalistique à l’égard des pouvoirs établis permet de comprendre pourquoi, en dépit de quelques conflits, la connivence des journalistes politiques dominants avec les représentants politiques majoritaires s’impose « naturellement » sans être toujours intentionnelle (et il importe finalement assez peu de savoir si elle l’est vraiment). L’ingérence directe peut être l’exception (et laisser le champ libre aux discours sur l’indépendance des journalistes) et la subordination sociale et culturelle demeurer néanmoins la règle. La focalisation sur les censures ou les malveillances les plus flagrantes peut ainsi détourner de l’essentiel, car sans être mécanique, la soumission des médias aux puissances financières et aux logiques politiques s’exerce d’autant plus efficacement qu’elle demeure souvent peu visible. En dépit de toutes les dénégations intéressées, force est de le constater : les liens étroits qu’entretiennent les médias tels qu’ils sont avec le monde social tel qu’il est rendent solidaires la question politique de leur nécessaire transformation et la perspective plus globale des transformations économiques, sociales et politiques de nos sociétés.

Notre propos, forcément limité, n’est pas de proposer une étude exhaustive de ses liens, mais d’en rendre sensible l’existence. Et plutôt que de spéculer sur les effets de persuasion unilatéraux et indifférenciés que l’ordre médiatique produirait par sa seule action, mieux vaut s’arrêter sur deux des influences majeures qu’exercent ces médias tout à la fois dominants et assujettis.

La première repose sur leur pouvoir d’accréditation de leur propre rôle, et donc d’intimidation de celles et ceux qui, croyant à la puissance que les médias s’attribuent, contribuent à la conforter : pouvoir d’intimidation des écrivains, des créateurs, des chercheurs qui quémandent la faveur des médias dans l’espoir de faire connaître leurs œuvres ; et surtout des forces collectives, des militants et de leurs porte-parole qui préfèrent trop souvent ne pas trop importuner les tenanciers de l’information, dans l’espoir qu’ils se fassent l’écho de leurs propositions et de leurs les actions, favorisant ainsi leur popularisation. Pourtant, la campagne référendaire de 2005 l’a montré, des avancées sont possibles sans les médias et malgré eux.

La deuxième influence exercée par les médias consiste dans leur pouvoir de légitimation de certaines visions du monde qui pèsent avec force sur la manière dont sont construits les débats publics et les enjeux politiques. Au point que, à les entendre, les seules lunettes adaptées à la compréhension et aux transformations souhaitables de la société devraient être néo-libérales, avec, il est vrai, diverses moutures et montures.

Ainsi, bien que les médias exercent non pas un, mais des pouvoirs, ceux-ci participent, pour la plupart, d’une même domination : une domination idéologique ou, mieux, symbolique qui s’exerce souvent à l’insu de ceux qui la subissent, même quand ils lui résistent. Et même quand ils la battent en brèche comme on a pu le voir, précisément, à l’occasion de la campagne référendaire sur le Traité constitutionnel européen.

Notre ouvrage se propose de saisir sur le vif les « mécanismes » de cette domination, non pour eux-mêmes, mais en s’efforçant de parcourir et d’expliquer quelques-unes de ses manifestations ; et donc de comprendre comment et pourquoi, à l’occasion du référendum de 2005, les médias dominants ont imposé, sous couvert d’« équité », de « pédagogie » et de « démocratie », un pluralisme tronqué, une propagande masquée et un débat démocratique biaisé.


Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 7-12.

 
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Notes

[1Les propos de Jean Daniel (Le Nouvel Observateur, 27 août 1992) sont cités dans Le Bétisier de Maastricht, Paris, Arléa, 1997 ; les chiffres du CSA ont été publiés par Le Monde daté du 8 septembre 1992.

[2Pour une présentation synthétique du problème, voir Erik Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, collection Repères, 2004. Un livre qui propose un excellent état des travaux sur le journalisme.

[3Alain Accardo, « Un journalisme de classe moyenne », in Pascal Durand (dir.) Médias et censure. Figures de l’orthodoxie, Liège, Ed. de l’Université de Liège, 2004 ; p. 46-47.

[4Ces déterminations sociales peuvent d’ailleurs l’emporter parfois sur la logique financière de court terme. Comme on le verra au cours de l’ouvrage, emportés par leur élan, les directions éditoriales de nombreux journaux n’ont pas craint de heurter de front une partie de leur lectorat, avec toutes les apparences d’une farouche indépendance, quand bien même ils n’obéissaient qu’à leurs propres inclinations sociales.

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« Les médias en campagne », Syllepse, 2005, introduction.