
Vous avez dit « démocratie » ?
29 mai 2005. Les électeurs se sont prononcés majoritairement contre le Traité constitutionnel européen. Toutes les autorités qui se sont mobilisées en faveur de son adoption sont démocratiquement désavouées. Les commentaires politiques et éditoriaux du soir du scrutin et du lendemain, comme il fallait s’y attendre, brodent sur ce thème. Mais d’abord pour disqualifier ce peuple qui a mal voté. Et dans les jours qui suivent, on a beau réajuster ses lunettes et tendre l’oreille, on ne lit, ne voit et n’entend rien qui vienne remettre en question la débâcle des médias dominants. On se dit ironiquement : « C’est sûr : tous les chroniqueurs et éditorialistes, donneurs de leçon à tous vents et spécialistes de l’autocritique des autres, ne vont pas tarder à s’interroger sur leur implication et sur celle des médias qu’ils orientent. Et, si cela advient, ce sera, une fois de plus, après avoir (éventuellement) reconnu quelques erreurs vénielles, pour n’en tirer aucune conséquence ». Mais rien de ce genre n’a eu lieu. Ce sera pour un autre jour, peut-être…
En attendant, plus que la campagne elle-même, ses lendemains permettent de comprendre quelle idée les principales sommités médiatiques se font de la démocratie quand elle ne conforte pas leur pouvoir.
« Equité » ? (bis) : l’hégémonie des bien votants
Le dimanche 29 mai 2005 au soir, avant même l’heure fatidique de l’annonce des résultats, les mines réjouies ou déconfites des participants aux plateaux télés (celles des politiques, mais aussi des journalistes et des experts) permettent de deviner assez facilement l’issue de la consultation. Pour les élites médiatiques et politiques mobilisées pour la ratification du traité, le choc est rude, et l’amertume se mêle à la colère. Lors de la soirée électorale, puis les jours suivants, s’engage une lutte d’interprétations sur le sens des résultats du scrutin et sur les leçons à en tirer pour l’avenir. Les professionnels de la politique sont bien entendu en première ligne pour faire prévaloir leurs propres interprétations globalisantes, avec tous les risques de dépossession que cela implique ; parmi eux, les médias privilégient les représentants des partis, et particulièrement ceux qui viennent d’essuyer un échec.
Dans cette lutte sur l’interprétation du vote, il faut aussi compter avec leurs auxiliaires, les journalistes dominants. Leur rôle ? Poursuivre, malgré tout, leur grande œuvre pédagogique et en conserver le monopole. Avec deux effets : continuer d’imposer des conditions biaisées au débat démocratique et contribuer, ce faisant, à faire prévaloir leurs propres analyses des résultats. Et cela, dès le soir du 29 mai. « Equité » : Sur France 2, le dimanche soir, la directrice de l’information Arlette Chabot refuse de laisser entrer plusieurs représentants du « non de gauche » que la chaîne publique avait pourtant invités au départ – et pour cause, le plateau est déjà encombré de partisans du « oui » [1]. « Pédagogie » : sur le plateau de TF1, la présentatrice Claire Chazal multiplie les questions « bien intentionnées », comme celle-ci, à l’adresse de Ségolène Royal (« oui ») : « Est-ce qu’il n’y a pas eu au fond un défaut de communication ou d’efficacité de la part des dirigeants du Parti socialiste ? ».
C’est sans doute pour combler ce « défaut de communication » que les présentateurs des émissions d’information du lendemain choisissent d’inviter des partisans du « oui » pour expliquer la victoire du « non ». Le matin du 30 mai 2005, sur France Inter, on compte 5 défenseurs du traité contre trois opposants. Sur Europe 1, le déséquilibre est encore plus flagrant. Jean-Pierre Elkabbach reçoit 9 invités le matin du 30 mai : Julien Dray (« oui ») ; Claude Bartolone (« non »), François Bayrou (« oui »), François Baroin (« oui »), Jacques Barrot (« oui »), Philippe de Villiers (« non »), Bertrand Delanoë (« oui ») et Nicolas Baverez (« oui »). Évidemment, Elkabbach persiste à interroger ses invités avec une grande impartialité : « Claude Bartolone, c’est extraordinaire d’entendre souvent le mot "rassembler" : les diviseurs qui ont cassé la porcelaine veulent la raccommoder. Est-ce qu’ils sont crédibles ? ». Enfin sur RTL, on peut entendre discourir, au micro de Jean-Michel Aphatie, 3 représentants du « oui » et seulement un pour le « non », en la personne de Christine Boutin de l’UMP. Aphatie justifie sans états d’âmes ce choix des invités sur son blog : « Fallait-il à tout prix, au lendemain du référendum, rechercher ou maintenir un équilibre entre les tenants du "oui" et du "non" au traité ? Journalistiquement, non ». Étonnante conception du journalisme, soutenue par une affirmation péremptoire qui tient lieu d’explication. Si le « oui » l’avait emporté, les invités auraient-ils été choisis dans le camp du « non » pour qu’ils commentent leur défaite ?
Dans les émissions de « débat », on constate les mêmes déséquilibres : les perdants de la veille sont conviés à faire la leçon aux vainqueurs. Ainsi, dans l’émission « Ripostes » qu’anime Serge Moati sur France 5, la porte-parole du PCF Marie-George Buffet (« non ») affronte le 5 juin 2005 trois autres politiques, Pierre Moscovici (« oui »), Marielle de Sarnez (« oui ») et Brice Hortefeux (« oui ») ainsi que deux journalistes, Jean-Michel Aphatie (« oui ») et Claude Askolovitch du Nouvel Observateur (« oui »). Sans surprise, on retrouve une même surreprésentation du « oui » dans l’émission « France Europe Express » du 31 mai 2005, où les arguments du « non de gauche » se heurtent aux interventions des journalistes du « oui » (Serge July, Jean-Michel Blier) et aux analyses des « experts » du « oui » (Pascal Perrineau, Bernard Bruhnes ou encore Nicolas Baverez). Un plateau aussi « équitable » que lors de la campagne, comme le remarque avec humour Olivier Cyran : « Deux jours après la grosse baffe du 29 mai, Christine Ockrent tenait salon sur France 3. Tout l’ancien régime y était réuni, rose et poudré comme à Versailles, continuant à déguster du Oui comme Marie-Antoinette de la brioche ». Geste de majesté, le « camp du non » avait tout de même le droit à un tabouret en bout de table, « près du rince-doigts en faïence et du crachoir Louis 15 » [2].
Toutefois, l’émission la plus mémorable de l’après référendum restera certainement celle du lundi 30 mai 2005 au soir, présentée par Arlette Chabot [3]. France 2 n’a pas hésité à déprogrammer ce jour là un téléfilm au profit d’une « grande émission spéciale de la rédaction sur le thème : Pourquoi les Français disent non ? ». Le plateau, fort encombré, est censé représenter la « société civile » : « Ce soir, explique la directrice de l’information de la chaîne, nous avons choisi d’inviter ceux qui sont dans la vie, ceux qui appartiennent à cette France qui vit, qui travaille tous les jours ». En réalité, remarque PLPL, excepté trois syndicalistes, « la "France qui travaille" à la télévision décalque le plan de table des dîners en ville » : Bernard Kouchner (ex-ministre socialiste, Monsieur Christine Ockrent) y côtoie en effet Renaud Donnedieu de Vabres (ministre de la culture), Philippe Torreton (comédien, Monsieur Claire Chazal) ou bien encore Guillaume Sarkozy (président de l’Union des industries textiles et frère de Nicolas). Au total, 8 partisans du « oui » contre seulement 4 pour le « non ». Mais il faut prendre aussi en compte les éclairages apportés par trois « experts ». D’abord Éric Le Boucher qui, explique Arlette Chabot, « est journaliste au Monde et a publié un papier dans Le Monde du week-end dernier dont on parle beaucoup ; je lis le titre : "La France sociale n’est plus capable d’exporter autre chose que ses échecs" ». Deuxième invité-surprise : l’ancien premier ministre Raymond Barre qui, selon Bernard Kouchner, tient « un discours toujours jeune ». Enfin, Roger Cohen, journaliste de l’International Herald Tribune, qui est venu expliquer que le discours en France était « de plus en plus gauchiste ». Mais rien ne résume mieux l’esprit de cette soirée, et celui de tant d’autres, que cette question presque innocente d’Arlette Chabot au secrétaire général de la CGT-Cheminots : « Didier Le Reste, est-ce que vous incarnez une France un peu repliée sur elle-même, qui défend ses avantages acquis, qui n’est pas ouverte aux travailleurs étrangers, ouverte à l’Union européenne ? ».
La cause est entendue : l’interprétation des résultats du scrutin appartient prioritairement à ceux qu’ils ont désavoués : aux détenteurs du quasi-monopole du discours médiatiquement légitime, immergé dans un océan de démocratie.
Les matins du « oui » sur France Culture… après le choc ! [4]
Aux lendemains du référendum, les « Matins de France Culture » consacrent la plupart des émissions à l’analyse des résultats, avec des invités officiellement chargés de tirer objectivement les leçons du scrutin puisque ce sont des « savants » ou des « personnalités » qui connaissent bien l’Europe. Ainsi, Pierre Rosanvallon (le 30/05), Kalypso Nicolaïdis (31/05), Yann Moulier-Boutang (01/06), René Rémond (02/06), Ezra Suleiman (07/06) et Jean-Luc Dehaene (08/06), tous farouches partisans du « oui », sont venus s’exprimer sur le plateau. Seul René Passet, invité une semaine après les résultats (06/06), est venu présenter une analyse émanant du camp du « non ». Six « oui » égalent donc un seul « non » : telle est l’étrange conception de « l’équité » des responsables de l’émission. Le premier invité, Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, discourt doctement sur cette « implosion politico-sociale en France ». Il n’y va pas par quatre chemins : « la réponse de beaucoup de personnes qui ont voté "non", c’est de dire : "on n’est pas tellement partisans de la solidarité et de la redistribution économique avec un certain nombre d’Européens." ». Ou encore : « toute une partie de la gauche, qui était une gauche internationaliste, est devenue plus nationaliste aujourd’hui ». Il insiste : « les partisans du "non" ont dit : "Oui à une Europe protectionniste et non à une Europe de la redistribution !" » Ainsi, le « non de gauche » serait nationaliste et contre la redistribution ! Sur le plateau des « Matins de France Culture », personne ne contestera ces propos, et pour cause, puisque sur les six personnes qui entourent Pierre Rosanvallon (Adler, Duhamel, Slama, Pastré, Kravetz et Demorand) aucune ne s’est prononcée pour le « non ».
Le lendemain, Kalypso Nicolaïdis, ancienne conseillère du ministre grec des affaires étrangères, déplore, elle aussi, la victoire du « non » qu’elle interprète comme étant « d’un côté eurosceptique, de l’autre peut-être xénophobe... ». Lorsque Nicolaïdis affirme qu’elle « ne participe pas à la diabolisation du "non" », Nicolas Demorand, dans un grand mouvement de dénégation, s’écrie : « Nous ne l’avons pas fait là, en tout cas ! ». Sans doute le présentateur a-t-il la mémoire courte. Poursuivant sur les enseignements qu’il convient de tirer des résultats du référendum, Demorand invite ensuite un politologue, l’incontournable René Rémond. L’académicien, à son tour, ne fait pas dans la nuance : « [le "non"] c’est les résurgences des égoïsmes nationaux. [...] On a probablement détruit la plus grande entreprise de l’histoire ! ». La raison en est que « les électeurs n’ont pas été éclairés ». Cela est d’autant plus triste à ses yeux que selon lui « les médias, dont le comportement a été irréprochable dans la dernière campagne, ont fait un grand effort d’information ». Un grand effort d’information ! Puis une comparaison historique s’impose aux yeux de cet « éminent » historien : « Je suis tenté de dire que c’est aussi grave que Munich. Ça ne veut pas du tout dire que les motivations des électeurs ont fait d’eux des munichois. [...] Ils ont même eu le sentiment, au contraire, d’êtres des résistants. [...] Objectivement je ne suis pas sûr qu’en définitive ce ne soit pas le "non" qui était plutôt collaborateur, parce que l’on fait le jeu de l’Angleterre. » Pas « munichois » dans leur motivation, mais « collabos » malgré tout : faut-il commenter cette abjection ? Le président de la Fondation nationale des sciences politiques tient toutefois à nous rassurer : « c’est la peur qui l’a emporté » et « rien ne justifie cette morosité, c’est de l’ordre du psychodrame ! ».
Accompagnant ces déçus du référendum, les éditorialistes reprennent en chœur le même leitmotiv, dans leurs chroniques ou lors d’entretiens avec des invités. Pour Alexandre Adler, dont les prévisions ne s’avèrent que rarement vérifiées, « nous allons rentrer dans une phase de cacophonie » (30.03.05) et l’Europe « est au bord du gouffre » (31.05.05). Pour Olivier Pastré, qui se présente comme économiste, tout est simple puisque « à long terme, l’Europe a des chances de disparaître de la carte » (30.05.05). Déçu par les jeunes qui ont voté « non », il se fâche : « C’est pour eux qu’on a construit l’Europe. S’ils n’en veulent pas, on n’est pas bien barrés ». De son côté, Alain Gérard Slama, tout en finesse, revient quant à lui sur les « erreurs de la campagne ». Pour lui, « la diabolisation du mot "libéralisme", qui n’est plus appelé que l’ultralibéralisme, a été vraiment une des fautes majeures de cette campagne. Qui a pris position en faveur de l’Europe de la liberté ? Personne ! ». Bref, « on a trop exalté l’État Providence et la protection ». Et ce n’est pas Olivier Duhamel qui va lui donner tort : selon lui le « non » serait un « fiasco ».
Les émissions réservent parfois de bonnes surprises. Dans un grand moment d’euphorie, avec comme invité Jean-Luc Dehaene (l’ancien vice-président de la Convention), Adler lance une idée ingénieuse : « Il y a au fond une seule innovation politique ces dernières années – et je le déplore profondément mais c’est ainsi – c’est le mouvement ATTAC en France ; qui a d’ailleurs fait des adeptes en Allemagne, en Belgique, un peu partout ; et qui dénonce la mondialisation et aussi bien sûr l’Europe. Et, pourquoi ne ferions-nous pas – les Européens – un mouvement qui s’appellerait "Défense", par exemple, ou autre chose encore, et qui serait le contrepoids de cette organisation qui dépasse les partis mais qui a cristallisé finalement un refus, qui est devenu opérant, en tout cas en France, et à certains égards aux Pays-Bas ? » (08.06.05). Ravi, Duhamel enchaîne : « Pour le titre, je vous propose "Contre-Attac" ! » Heureuse répartie qui suscite enfin un peu de bonne humeur dans le studio.
« Pédagogie » ? (bis) : l’hégémonie des biens pensants
On l’a compris : le pluralisme démocratique doit s’incliner devant les raisons supérieures de la « pédagogie ». Et quand celle-ci échoue, c’est que le peuple ne la mérite pas : haro sur le peuple !
Après l’annonce des résultats, le haut clergé médiatique avoue volontiers sa tristesse. Ainsi Laurent Joffrin : « Pourquoi dissimuler nos sentiments ? Nous sommes tristes. Amers ? Furieux ? Découragés ? Non. Tristes. Ainsi les arguments les plus sincères n’y ont rien fait, l’appel à la raison a été vain, les leçons du passé sont restées inutiles. Nous avons argumenté, ferraillé, bataillé. En vain. » Cependant, contrairement à ce qu’affirme le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, ses confrères, responsables de presse et autres éditorialistes patentés, sont aussi très amers et on ne peut plus furieux. À commencer par ceux qui s’épanchent dans les colonnes de l’hebdomadaire, qui titre en couverture : « État de choc » (02.06.05). Tandis que Jacques Julliard évoque « la fièvre, la fureur, la rage, un parfum de guerre civile », Jean Daniel explique que les porte-parole du « non de gauche » ont réussi « à donner une dignité idéologique à un ensemble de rejets populistes ». Choqué comme ses confrères, Robert Schneider tient des propos du même ordre : « c’est le populisme, la tentation du repli, la peur de l’étranger qui l’ont d’abord emporté ».
Une fois de plus, c’est une clameur quasi-unanime qui s’élève dans les travées du « pluralisme » médiatique [5]. Des tombereaux d’invectives, souvent haineuses, s’abattent sur les électeurs coupables d’avoir contredit les aspirations de leurs maîtres débonnaires. Pour Serge July, le patron de Libération, la victoire du « non » signifie « un désastre général et une épidémie de populisme qui emportent tout sur leur passage » (30.05.05). Pour Jean-Marie Colombani, le patron du Monde, « les tenants du non voulaient en effet en finir avec ce qu’ils considèrent comme le mythe européen. Par nationalisme, par xénophobie, par dogmatisme ou par nostalgie, ils voulaient se débarrasser de cette Europe qui barre l’horizon, qui dérange les habitudes » (31.05.05). Françoise Fressoz, éditorialiste aux Échos, le confirme : « La France est devenue hier soir l’homme malade de l’Europe » (30.5.05). Même le directeur de la rédaction du quotidien gratuit 20 minutes prend exceptionnellement la plume, pour hurler son désarroi rageur : « C’est la France du repli, la France recroquevillée sur ses craintes qui a gagné ce référendum. Elle a succombé à des mois d’un discours social-pleurnichard dans lequel la réalité des faits avait cédé le pas à l’émotionnel collectif » (30.05.05).
Cette « procession des fulminants » [6] rappelle la colère et l’effarement des monarques et des marquis qui se sentent trahis par un peuple indocile. Déjà, durant toute la campagne référendaire, les commentateurs volubiles répétaient à longueurs de chroniques et de bavardages télévisés que les électeurs n’allaient pas se prononcer sur les enjeux de la consultation elle-même. « C’est le drame répété des référendums de n’être jamais pris pour ce qu’ils sont mais de servir d’exutoire à tous les mécontentements » expliquait par exemple Jean-Michel Thénard de Libération (19.03.05). Le vote « non » ne pouvait être motivé que par des peurs « irrationnelles » et peu avouables qui devaient conduire à une « comédie des erreurs », selon les termes d’un autre éditorialiste du quotidien, Gérard Dupuy (05.05.05). Aux lendemains du 29 mai, les mêmes principes de défiguration de la réalité sociale et politique continuent de prévaloir. Comme l’écrit avec justesse Frédéric Lordon, « le monde réel contredit le monde voulu, et cet attentat au désir des Grands est un choc si insupportable que le monde lui-même est déclaré abominable ». Et comme le comble de l’abominable est atteint quand l’extrême-droite leur semble victorieuse, il suffit de décréter que le « non » de gauche et le « non » de droite sont si proches qu’ils sont parents, voire identiques. Rien n’arrête le delirium qui frappe les conducteurs éclairés de l’opinion. Edwy Plenel, l’ancien directeur de la rédaction du Monde, parle d’« une colère contre le monde et la démocratie », et n’hésite pas à agiter le spectre pétainiste de la « révolution nationale » (Le Monde 2, 04.06.05).
Il s’agit donc pour les ténors de la parole autorisée de disqualifier la victoire du « non » en l’identifiant globalement à un triomphe du « populisme » et de la « xénophobie ». Mais, parce qu’il est porteur de remises en cause de l’ordre libéral, c’est le « non de gauche » qui est particulièrement visé. Colombani n’hésite pas à écrire que « les anti-européens de gauche n’ont pas seulement additionné leurs voix avec celles de Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers. Ils ont mêlé leurs voix » (31.05.05). Les jours passent, et Philippe Val, fidèle à lui-même, persiste dans sa campagne contre les altermondialistes : « les deux poujadismes [le poujadisme de droite et le poujadisme de gauche, selon Philippe Val] ont la même haine des élites, notre ami Bernard Cassen l’a amplement prouvé pendant la campagne. » Pourquoi ? Parce qu’il a osé citer la cohorte des éditorialistes (d’élite, forcément) favorables au « oui ». Mais Philippe Val n’a pas fini de nous éblouir : « Tous deux [les deux poujadismes] aiment la saine ruralité, opposée à la décadente urbanité parisienne pleine d’apatrides et d’homosexuels. » Non contents d’être anti-intellectuels, Bernard Cassen et ses semblables sont urbanophobes, xénophobes et homophobes. (Charlie Hebdo, le 22.06.05) [7]. De son côté, Olivier Duhamel n’en finit pas de marteler le même refrain : « Il s’est trouvé des dirigeants politiques de gauche au PS, à Attac, pour reprendre la petite musique xénophobe, pour stigmatiser le plombier polonais » (France Culture, 17.06.05). Ah, la ritournelle du « plombier polonais » ! Il fallait aux journalistes ou aux experts oui-ouistes un symbole qui résume en deux mots l’idée qu’ils se faisaient des raisons du refus. Les porte-voix du « non de gauche » sont accusés d’avoir fait leur fonds de commerce de l’hostilité aux travailleurs étrangers. Bernard Kouchner professe sur le plateau de France 2 : « On a parlé du plombier polonais parce que c’était très raciste » (30.05.05). Qu’importe si la métaphore était en réalité l’invention du commissaire ultralibéral Fritz Bolkestein et de Philippe de Villiers… Et qu’importe si les partisans du « non » de gauche ne l’ont que rarement évoquée et seulement pour en appeler à une harmonisation sociale au bénéfice de la solidarité des salariés.
Les porte-parole de « non » se voient donc accusés d’avoir manipulé des classes populaires ignorantes, voire incrédules, et surtout dévorées par leur ressentiment à l’égard des « élites » et des « étrangers ». Cette analyse qui stigmatise les groupes sociaux les plus démunis ne repose sur rien, si ce n’est sur des lectures biaisées de quelques sondages d’opinion, mais cela importe peu à ces grands experts en démocratie censitaire. Comme l’explique la politiste Annie Collovald, les usages du terme « populisme », qui fonctionne à l’insulte et aux préjugés sociaux, « participent d’une redéfinition de l’acceptable et de l’inacceptable en politique » en autorisant le retour des thèses les plus réactionnaires « justifiant la supériorité morale des élites sociales et politiques établies » [8]. Dans les organes de presse du « oui », qu’ils soient réputés « de droite » ou « de gauche », l’aversion à l’égard du peuple n’est plus quelque chose d’inavouable. On se souviendra de cette harangue mémorable de Claude Imbert, le patron du Point qui, avant le scrutin en tirait déjà la leçon : « Le référendum, chez nous, ne déposera pas son innocente question dans une démocratie apaisée, chez un peuple pénétré du soin d’y répondre. Dans les urnes qu’il va ouvrir, un tourbillon menace de s’engouffrer qui ne porte encore que la rogne et la grogne. […] L’Europe, où s’enracine, pour chaque Français, une certaine idée de l’avenir, mérite mieux que la criaillerie, le déchaînement médiocre des intérêts corporatifs et des querelles carriéristes. Ne laissons pas le subalterne et la chienlit démagogique envahir l’horizon ! » (31.03.05). Bref : le peuple ne mérite pas la démocratie. Que faire ? Juguler le peuple ou étrangler la démocratie ?
BHL et Kant contre le « non de gauche » [9]
Omniprésent dans les grands médias, Bernard-Henri Lévy y multiplie en permanence les invectives contre ses adversaires. Pendant plusieurs semaines, après la grande débâcle du 29 mai, « BHL » continue de répandre dans son « Bloc Notes » hebdomadaire du Point son animosité éminemment philosophique contre les mal-votants. Dans un premier temps, il professe avec une grande subtilité que le rejet du traité « arrange les islamistes qui se sentent mieux dans une Europe passoire que dans une Europe aux polices et justices concertées. Il facilite la vie des seigneurs de la guerre africains qui savent que la France seule ne viendra jamais trop leur chercher noise et que le dernier espoir de leurs populations affamées, massacrées, humiliées, était dans une force d’intervention diplomatique et militaire européenne. » (02.06.05). Toutes les dictatures du monde qui fredonnent leur satisfaction de n’être pas inquiétées grâce au « non » français, il fallait oser ! Le philosophe, qui est aussi un savant économiste, estime que le « non » « va faire les affaires de ce que les altermondialistes appellent le grand capital ». Une semaine plus tard, « BHL » revient sur la soirée électorale télévisée, et s’interroge : « Pourquoi Fabius ne s’est-il pas montré ? Pourquoi, chez les partisans du non "de gauche", ce malaise étrange, palpable ? » C’est vrai, pourquoi ? La réponse du philosophe-politologue tombe comme un couperet : « Parce qu’ils ont assez d’oreille, ceux-là au moins, pour entendre Marine Le Pen dénoncer, à 20 h 10, l’"élite politico-médiatique" dans les termes mêmes où à 20h05 la fustigeait Emmanuelli. Parce que les plus cyniques d’entre eux, ceux qui ont joué le plus éhontément sur les peurs, les xénophobies, les réflexes souverainistes et chauvins, se sentent quand même embarrassés de retrouver leurs mots, presque leur voix, dans la bouche goguenarde du vieux Le Pen. »
Notre philosophe-démocrate parle aussi d’une « campagne de désinformation sans précédent » qui aurait jeté l’innocente Constitution européenne « aux chiens des populismes de droite et de gauche. ». Une semaine plus tard, « BHL » persiste et signe une fois de plus son très philosophique amalgame : « C’était Emmanuelli qui [...] réclamait la démission du président de la République sur le ton et dans les termes du Front national » (09.06.05). Et encore « Krivine ou Besancenot retrouvant l’antienne FN pour rappeler que les parlementaires, s’il leur avait été donné de voter, auraient ratifié le traité à 90 % ». Puis c’est au tour des altermondialistes, et des « dirigeants d’Attac appelant, dans la langue frontiste toujours, à la "résistance" contre une "mondialisation" ». Et de conclure : « Jamais, depuis des années, l’on n’avait vu cette gauche souverainiste et nationale aller si loin dans le bord à bord, sans complexes, avec son double ennemi. » Toutefois, Bernard-Henri Lévy n’oublie pas de faire la promotion de ses amis (ou de se faire des amis par la promotion) : « Il y a un excellent petit livre, Le référendum des lâches, de Philippe Val, paru avant le scrutin mais qui ouvre tant de perspectives que la défaite ne l’a pas rendu obsolète, loin de là. »
Après une parenthèse consacrée à la libération de Florence Aubenas (16.06.05), « BHL », qui semble avoir oublié que le vote a déjà eu lieu, reprend son leitmotiv contre le « non » : le projet de Constitution européenne avait pour horizon « l’impossibilité programmée de la guerre entre les nations d’Europe », explique le trublion. Qui précise aussitôt que « pour une oreille même moyennement philosophique » une telle offre « n’aurait pas dû rester sans écho ». Pourquoi donc ? Le farceur déploie alors tout son art : « ce projet de constituer l’Europe et, en la constituant, de la pacifier, cette double idée de fédérer ses États et, en les fédérant, d’entrer dans la voie du cosmopolitisme, c’était très exactement, déjà, le programme d’Emmanuel Kant dans le texte fameux qui s’appelait "Qu’est-ce que la Aufklärung ?"(23.06.05) [10] » Le projet de Constitution était donc signé Kant ? Non, mais peu importe : « Les Français, autrement dit, n’ont pas seulement dit non à Chirac, mais à Kant. Ils n’ont pas voté contre l’Europe, mais contre le texte fondateur des Lumières ». Tout simplement ! Après avoir fait voter Kant en faveur du « oui », BHL répète finalement ce que nombre d’éditorialistes et de journalistes partisans du « oui » n’ont cessé d’affirmer : « C’était un vote souverainiste, populiste, nationaliste, parfois xénophobe – mais c’était un vote qui, avant cela, en amont de ces réflexes, prenait partie contre les Lumières et leur idéal kantien de liberté ». Pour Bernard-Henri Lévy, tout est limpide. Les oreilles « même moyennement philosophiques » se rendaient compte qu’en votant contre le TCE, elles votaient contre Kant et les Lumières. Avec les oreilles des grands philosophes, sans doute fallait-il voter « oui » !
« Démocratie » ? : L’escamotage du scrutin
Quels enseignements tirer des résultats du référendum ? Ce vote populaire remettra-t-il en cause l’orientation libérale de l’Europe ? Pour les journalistes dominants, la réponse est « simple » : c’est non. Et la solution tient en trois mots : plus de libéralisme ! « Depuis plus de vingt ans, pour ne pas dire trente, pouvait-on lire dans Libération, la facilité consiste à maintenir tant bien que mal les statu quo, à bétonner les lobbies et les corporations » (31.05.05). Sur le plateau de « France Europe Express », Jean-Michel Blier chante le même refrain : « On voit bien que la société est en crise, qu’il y a des réformes indispensables. Est-ce que ça ne peut pas être pouvoir d’achat et salaires contre réformes ? » (France 3, 31.05.05). Le fait que la campagne du « non » victorieux ait porté sur la remise en cause de l’ordre libéral leur est insupportable. Voici donc ressortie la vieille rengaine des rhétoriques conservatrices : quand les « réformes » échouent, c’est la preuve qu’elles n’ont pas été assez brutales [11]. Dans L’Express, l’éditorialiste Denis Jeambar est tout à fait explicite : « Il faut trancher le nœud gordien de ce mal-être politique français en cessant de croire que la mondialisation n’existe pas, que la concurrence est diabolique, que le marché n’a pas triomphé, que le système collectiviste n’a pas échoué, que le libéralisme est une menace qui rend obsolète tout keynésianisme, qu’un choix existe encore entre radicalisme et réformisme » (30.05.05). Ainsi, dans l’interprétation du vote du 29 mai, sont de nouveau mobilisés les discours favorables au patronat qui dominent dans les médias depuis une trentaine d’années.
Autre sujet de dénégations, lié au précédent : le caractère socialement marqué du vote. 82,5 % des électeurs de la ville bourgeoise de Neuilly ont voté « oui » ; 81,2 % des électeurs de la ville ouvrière du Grand-Quevilly ont voté « non » (Le Monde, 19.07.05). D’après l’enquête « sortie des urnes » de l’institut de sondages Ipsos (29.05.05), environ 76 % des personnes gagnant plus de 4 500 euros par mois ont voté « oui », contre 37 % parmi celles gagnant moins de 2 000 euros. Comment ne pas parler de « vote de classe » ? Le scrutin du 29 mai est sans doute l’un des plus polarisé de l’histoire contemporaine. Des experts sont pourtant mobilisés pour apporter des démentis. Sur le plateau de « France Europe Express », deux jours après le référendum, le politologue Pascal Perrineau s’emporte : « On nous dit : les élites et le peuple. Excusez-moi, c’est un peu plus compliqué ! », avant d’ajouter : « quand on est analyste, épargnons-nous les raisonnements binaires. Efforçons-nous d’être un peu plus subtils ! » (France 3, 31.05.05). Aux lecteurs du Journal du Dimanche, Dominique Reynié, autre expert de Sciences-Po, explique à son tour combien une telle grille de lecture sociologique est « insuffisante » (05.06.05).
Et moins d’une semaine après le référendum, Edwy Plenel reçoit une autre politologue de Sciences-Po, Nona Mayer, dans son émission « Le Monde des idées » sur LCI (04.06.05). L’ancien directeur de la rédaction du Monde, qui a milité pour le « oui », se lance alors dans un grand numéro d’escamotage : « l’Establishment, les élites, le peuple contre les élites, c’est le Front national ! Est-ce que quelque part le langage qu’a diffusé l’extrême droite – et elle a toujours dit que la bataille des mots était importante – est-ce qu’il n’est pas en train de progresser ? ». Affirmation qui est une pure contre-vérité, car l’opposition entre « les nantis » et les « sans-grades » est une constante des discours de gauche depuis longtemps. Satisfait de ne pas être contredit par son invitée, Plenel enchaîne : « Il n’y a pas d’un côté un vote "non" qui aurait qu’une étiquette sociale et un vote "oui" – en clair, le peuple et les privilégiés – entre le "oui" et le "non", c’est faux, ça ? ». Nona Mayer répond que c’était effectivement faux, mais concède qu’il y a tout de même des « tendances ». En effet, explique-t-elle, « les ouvriers ils ont voté "non" à 81% et les cadres et les professions intellectuelles supérieures elles ont voté "oui", dans les mêmes proportions ». Décidemment, il était bien difficile pour les spécialistes en « opinion publique », habituellement si prompts à prendre leurs désirs pour la réalité, d’admettre l’évidence.
Non seulement la sociologie des votants recoupe de manière flagrante la hiérarchie sociale, mais la campagne a suscité des formes inattendues de politisation, en particulier au sein des classes populaires [12]. Dans les cafés, les entreprises, les familles, dans des centaines de réunions publiques, les discussions et les polémiques ont intéressé de nombreux citoyens à des sujets qui apparaissent souvent comme la chasse gardée des professionnels de la politique ou des experts savants. Mais les « élites » journalistiques ne l’entendent pas de cette oreille. Débattant de la campagne avec son complice et ami Luc Ferry, Jacques Julliard tire cette conclusion sans appel : « L’idée même du référendum est morte en France pour longtemps. C’est une des procédures de la démocratie qu’un certain nombre de partisans du "non" ont totalement déconsidérée » (LCI, 03.05.05). Dans les colonnes du Monde, l’essayiste Laurent Cohen-Tanugi disserte sur sa passion pour la démocratie : « Une voix égale une voix, certes, mais toutes les opinions ne se valent pas ; il y a des opinions informées et d’autres qui ne le sont pas » (14.06.05). Par une de ces entourloupes dont certains éditorialistes ont le secret, le vote populaire du 29 mai devient le signe d’une « éclipse de la démocratie ». C’est en effet le titre de l’éditorial de François Lenglet dans le mensuel Enjeux-Les Échos de juillet-août 2005. « À consulter le peuple à tout propos, écrit-il, à redouter ses colères, à flatter ses craintes, l’exécutif français a affaibli le pays et miné le suffrage universel ». Heureusement qu’il y a les élections ! Car « le peuple sait qu’il n’est pas toujours sage » et choisit par conséquent de se départir de son pouvoir « au profit que ceux qu’il élit parce qu’il sait que ceux-là verront loin. Et qu’ils sauront être impopulaires s’il le faut ».
On ne saurait être plus clair : le suffrage universel n’est légitime que s’il approuve les gardiens médiatiques de l’ordre établi. Évidemment satisfaits d’avoir rempli leur fonction.
Les prescriptions du Quotidien du Médecin [13]
Le Quotidien du Médecin, beau succès de la presse spécialisée, ne se borne pas à donner des informations médicales. Son rédacteur en chef, Richard Liscia, rédige chaque jour une chronique qu’il serait dommage de réserver aux seuls médecins. Ayant ardemment milité pour le « oui », l’éditorialiste est déprimé par le résultat du référendum. « C’est l’Europe qu’on assassine », tel est le titre de sa chronique du 3 juin 2005. Elle commence par un constat, suivi d’une déploration : « Après l’estocade française, les Hollandais ont donné le coup de grâce au traité européen [...]. Décidément, le traité si savamment rédigé par Valéry Giscard d’Estaing et la centaine d’élus compétents qui l’entouraient n’avait aucune chance ». Affectant de vouloir comprendre, Richard Liscia fait appel à un expert : « Dans Le Figaro, André Grjébine, directeur de recherche à Sciences Po, […] estime d’abord que les Français, à part l’extrême droite, n’ont pas voté contre l’Europe ; et que, à part Attac, l’extrême gauche et les altermondialistes, ils n’ont pas non plus voté contre le libéralisme ». Une telle « explication » – qui préserve le libéralisme – devrait rassurer Richard Liscia. Eh bien non ! « Les intentions des électeurs, explique-t-il, ont infiniment moins d’importance que le résultat de leur vote, qui est souverain, comme le dit fort bien M. Chirac, mais qui, en toute démocratie, peut être d’autant plus désastreux qu’il est définitif et sans appel. »
M. Liscia est décidément très triste, car les peuples sont non seulement des fainéants, qui roupillent depuis cinquante ans pendant que leurs courageux dirigeants, seuls au turbin, s’échinent à les enrichir pendant leur sommeil, mais ce sont surtout des ingrats : « Tout à coup, soixante millions de Français, douze millions de Néerlandais sortent de leur léthargie, et même de la longue sieste pendant laquelle leurs dirigeants oeuvraient à leur sécurité, à leur enrichissement, à la "communion" (pour reprendre un mot religieux) de presque 500 millions d’êtres humains, [...] pour dire que le troisième paragraphe du cinquième article contient un vice de forme ou une disposition suspecte ? » Sans doute, il était préférable de prescrire à ces trop nombreux exégètes de puissants sédatifs… Mais ce n’est pas tout : « On s’est félicité de la "qualité" du débat avant le 29 mai, du fait qu’enfin l’Europe a soulevé les passions, et que l’on s’est respecté réciproquement, les uns les autres, et mutuellement. Mais c’est le débat qui a tué le traité (et peut-être l’Europe) parce que se concentrer sur l’exégèse d’un texte forcément imparfait, technique, juridique, parfois incompréhensible, prodigieusement ennuyeux, c’est fatalement être agacé, irrité, fâché. Donc, je ne me félicite pas de la qualité d’un débat qui a privé l’Europe d’un surcroît de fraternité, de démocratie, de liberté ».
Voilà pourquoi ce n’était pas la peine d’analyser le traité. Fouiller le texte, c’était prendre le risque d’y relever des imperfections. Ce qui aurait « fatalement » agacé, irrité, fâché les lecteurs du Quotidien du Médecin. Mieux vaut donc éviter le sujet. Le 9 juin 2005, l’éditorialiste précise tout de même le fond de sa pensée dans cette déclaration d’amour au libéralisme : « Nous sommes convaincus que le salut de la France passe par une réduction des charges payées par les citoyens et par les entreprises, donc des dépenses sociales ; et par une relance de l’activité industrielle par diverses mesures d’allègement des cotisations et des formalités bureaucratiques. Mais le "non" au traité européen était aussi un "non" à un regain de liberté pour les entreprises. Ce serait folie de dire le contraire, folie de passer au-dessus de la tête de syndicats décidés à en découdre, folie de ne pas entendre l’électorat. En conséquence de quoi, c’est clair, on ne peut pas toucher au code du travail. On obéit ainsi à un diktat syndical ». Il poursuit : « Les Français ont rejeté la politique du réel ; le gouvernement doit tenir compte de cet élément grossièrement irrationnel ». Richard Liscia ne se plie au suffrage universel que contraint et forcé. Aussi peut-il conclure sa chronique, à la façon d’un aristocrate d’ancien régime mal remis de 1789 : « Le peuple est souverain, hélas ! »
« Démocratie » ? (bis) : Un festival d’autosatisfaction
Non contents d’avoir exercé un quasi-monopole d’expression en faveur du traité constitutionnel, notamment dans les médias publics, nos éditorialistes importants (forcément !) et multicartes (très souvent) n’avaient pas supporté, pendant le cours de la campagne, que leur contribution à un chœur quasi-unanime soit remise en question. De là quelques émouvants cris du cœur.
Avant le 29 mai, l’« élite » journalistique n’a cessé de disqualifier toutes les critiques, qu’elles proviennent des auditeurs, de syndicats de journalistes ou d’organisations politiques. Par exemple, le PDG de Radio France, Jean-Paul Cluzel, assurait au quotidien économique Les Échos que « les chroniqueurs n’ont pas une seule ligne » et que « lire les articles de la Constitution et les expliquer », ce n’était pas « faire de la propagande » (09.05.05). Dans Paris Match, Alain Genestar déplorait que le « oui », « ce joli mot prononcé avec le sourire déclenche, en retour, des réactions mesquines et de la haine » alors que les journalistes cherchaient seulement « à provoquer le débat, honnêtement, sans s’embarrasser de cette gestion épicière qui réglemente les temps de parole dans les télévisions » (05.05.05). Dans une tribune de Libération (11.05.05), Philippe Frémeaux, directeur du mensuel Alternatives économiques affirmait avec autorité : « Les grands médias audiovisuels expliquent le traité au bon peuple ». Et ce pédagogue alternatif et condescendant ajoutait : « Ne pas accorder la même place aux deux camps n’est pas un signe de malhonnêteté. » [14]. Mais n’était-ce pas le signe d’un manque de pluralisme inquiétant en démocratie ?
L’aveuglement des caciques du journalisme sur ce sujet, comme sur tant d’autres, est confondant. Nul ne conteste la liberté d’expression des prescripteurs d’opinion pris un à un, bien que les nuances qui les distinguent n’affectent guère leur consensus. Mais comment ne pas constater que, pris dans leur grande majorité, ils détiennent un quasi-monopole qui s’exerce au mépris du débat démocratique dont ils se croient les tenanciers ?
C’est précisément la question qu’ils ne veulent pas entendre. Le lundi 30 mai 2005, I-télévision reçoit Stéphane Paoli, le présentateur du « 7/9 » de France Inter, le journal radio le plus écouté du matin. La journaliste l’interroge : « Est-ce que aujourd’hui vous vous dites "c’est un peu notre défaite à nous" ? ». Paoli rétorque que « pas du tout, pas du tout », et ajoute quelques minutes plus tard : « J’ai le sentiment, vraiment, que dans ce pays, les médias ont fait leur travail » [15]. Mais ce sentiment ne semble pas partagé par tous les auditeurs de la chaîne de radio. Un mois plus tard, l’un d’entre eux, se présentant comme « un adversaire des médias qui mentent », l’interpelle sur l’engagement des éditorialistes et de certains « journalistes d’opérette », parlant même d’une « propagande non-stop ». Stéphane Paoli réplique, d’un ton outré : « Il n’y a pas eu de campagne ici à France Inter ! Il y a eu – encore une fois ! – des chroniqueurs que nous avons engagés pour leur talent. Et qui se sont positionnés comme tels. Et tant mieux. Et vive Guetta en ce qui me concerne ! » (20.06.05). Entre-temps pourtant, Paoli avait concédé l’existence d’un déséquilibre médiatique durant la campagne référendaire : « Je suis convaincu que la plupart des grands médias était assez dans le courant du "oui" » (France 2, 02.06.05). Il avait même tenté d’établir une sorte de « bilan » et de s’interroger sur le rôle des journalistes en invitant un spécialiste médiatique des médias, Dominique Wolton : « Vous êtes là parce qu’ici à France Inter, à la rédaction, nous cherchons à comprendre ce qui nous arrive. C’est un nous collectif. Qu’arrive-t-il au pays ? Qu’arrive-t-il… Qu’en est-il du lien entre le pays et sa représentation politique ? Et qu’en est-il du lien entre le pays et les principaux médias ? ». Mais la critique, guère encouragée par les analyses « complexes » de Wolton, atteignait rapidement ses limites (« je ne voudrais pas qu’on vous donne le sentiment que nous sommes en train de nous flageller ») et se concluait d’une manière peu originale : « Nous sommes ici heureux à France Inter que Guetta soit avec nous ! Et on lui fait un grand signe d’amitié ! » (07.06.05).
À les entendre, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes médiatiques possibles. À quelques nuances près, ils continuent de nier les évidences. Au lendemain du référendum, Jean-Paul Cluzel reçoit la Société des Journalistes de Radio France et tire la leçon qui s’impose : il fallait dissimuler la réalité pour que le « oui » l’emporte ! Le reportage, voilà l’ennemi : « À mettre en lumière sans plus de décryptage les délocalisations ou les fermetures d’usine, peut-être avons-nous nourri le vote négatif au référendum » [16]. Les médias n’avaient-ils pas fait le jeu du « non » ? On croit rêver. Certains se veulent pourtant rassurants, comme Arlette Chabot. S’avouant « parfois indignée, ou un peu agacée, par les reproches qui sont faits », elle affirme qu’elle « préfère non pas être sourde mais écouter les critiques » (France 5, 12.06.05). D’autres semblent décidés à faire leur « autocritique » comme Jean Daniel, le responsable du Nouvel Observateur (09.06.05)… pour réaffirmer aussitôt qu’il ne regrette rien, car « il fallait tout faire, exercer toutes les pressions » pour faire triompher le camp du « oui ». L’éditorialiste du Figaro Stéphane Denis explique quant à lui que ceux qui mettent en cause les abus de position des éditorialistes souhaitent en réalité « un monde sans journaux » (31.05.05). Un tel enfermement intellectuel semble complet. À la lecture d’un article de Marianne, Yves Decaens, préposé à la revue de presse matinale de France Inter, constate que « dans la presse, seuls les lecteurs de La Croix, du Figaro, du Monde et des Échos ont voté "oui", d’extrême justesse d’ailleurs pour les lecteurs du Monde » et en tire les conclusions appropriées : « [cela] prouve qu’ils font la part des choses, les auditeurs, et que les éditorialistes ont eu bien raison d’éditorialiser, de faire leur boulot quoi » (01.06.05) [17].
Et ces mêmes éditorialistes qui s’indigneraient pour le compte des quelques 40 000 titulaires d’une carte de journaliste que l’on puisse les mettre tous dans le même sac n’hésitent pas à couvrir leurs turpitudes en s’abritant – corporatisme oblige – derrière le travail difficile et dangereux des reporters de guerre : la libération de la journaliste Florence Aubenas, ex-otage en Irak, suscite une nouvelle occasion de continuer le petit jeu du « louons-nous les uns les autres ». Dans Le Point du 16 juin 2005, Franz-Olivier Giesbert fanfaronne et pousse son cri du cœur : « On était fier d’exercer le même métier qu’elle. Merci, Florence. » Merci à la fois pour Franz-Olivier Giesbert, directeur de l’hebdomadaire, pour Claude Imbert, son fondateur et éditorialiste, pour Bernard-Henri Lévy et Alain Duhamel, deux des chroniqueurs du magazine. Merci de les avoir rendus aussi fiers de faire ce qu’ils font depuis des décennies
Le grand prix de l’humour décerné au « Figaro magazine » [18]
Son image d’hebdo « réac » de la bourgeoisie parisienne n’est peut-être qu’une façade après tout. Et si le Figaro magazine était en réalité un grand journal satirique ? En tout cas, sa couverture datée du 11 juin 2005 ne manque pas d’humour : « Lâchée par les médias, boudée par les politiques, snobée par les élites… Enquête sur la France qui dit OUI ». Il fallait oser tout de même ! Malheureusement, le Fig mag est tristement sérieux, comme le montre l’éditorial de Joseph Macé-Scaron, le directeur de la rédaction. Commentant les résultats du 29 mai, Macé-Scaron parle de « révolte à froid » et mêle « décembre 1995, avril 2002, mai 2005... ». Les grèves contre le Plan Juppé, Le Pen au deuxième tour, le « non » au TCE, tout ça, c’est un peu la même chose, ça vient d’en bas, du plus profond, plus exactement « de plaques tectoniques que l’on croyait disparues ». Une sorte de retour du refoulé démocratique qui, périodiquement, s’exprime sur le mode du lapsus électoral. Prenant tout de même acte de l’existence d’« un peuple du "non" », l’éditorialiste en vient à fustiger les journalistes, ces « modernes girouettes » qui délaissent les « 45% de Français [qui] ont quand même voté pour le "oui" ». Et l’éditorialiste de se lamenter : « Il est de plus en plus malaisé pour les esprits libres de trouver le droit à l’expression dans une presse libre ». Le constat est clair : dans une presse enchaînée à l’air du temps, obligée de tenir compte du verdict des urnes, l’espace d’expression pour les « libres penseurs » tendance Fig Mag se réduit comme une peau de chagrin. Ce M. Macé-Scaron est décidemment très drôle.
Après cette alléchante introduction, place au développement. L’« enquête » proprement dite, qui court sur une quinzaine de pages, s’ouvre sur un article de Sylvie Pierre-Brossolette qui s’attache, dans le sillage de l’édito, à réduire les partisans du « oui » à des contestataires marginalisés. On apprend ainsi que « les Français du "oui" » sont « les oubliés du débat politique » depuis le 29 mai. Il est vrai que pendant la campagne, on avait à peine parlé d’eux, si ce n’est par la bouche des sondologues qui les avaient approchés par questionnaires interposés. Puis la journaliste affirme que les tenants du « non », forts de leur victoire, seraient désormais « parés de toutes les vertus ». À croire que Sylvie Pierre-Brossolette est la seule journaliste qui ne lise pas ses confrères ! Mais poursuivons : les partisans du « oui » « croient à la vie, à l’effort, au progrès, à l’autre », même quand il « prend soudain le visage du plombier polonais ou du routier hongrois »... Ils apprécient également « la libre concurrence, la singularité individuelle, l’ouverture ». On admirera au passage la subtilité du procédé qui, en parlant des partisans du « oui », trace un portrait en creux – forcément négatif – des électeurs du « non ». Et voter « oui », poursuit-elle, décidément intarissable sur le sujet, c’était aussi croire « au travail, à la mobilité, à l’adaptabilité » et à un « modèle européen rénové », par opposition à la « frilosité » et au « repli sur des habitudes dépassées ». Doux euphémismes ! À lire son éloge, le « Français du "oui" » n’a pas l’air franchement malheureux. Et pourtant... ce Français souffre. Car il a mal « de n’être jamais écouté », snobé à son tour « par les élites »... Ivre de colère, il veut « réussir » et enrage devant cet État qui n’en finit pas de « panser les plaies de ceux qui baissent les bras ».
Mais qu’on se rassure : les Français qui disent « oui » n’ont plus honte, ils sortent du placard et acceptent « de se montrer au grand jour ». De nouveau, le mécanisme d’inversion fonctionne à plein. Le reste du dossier est du même acabit : qu’il s’agisse des jeunes partisans du « oui » à Chartres, de Bondues, la banlieue cossue de Lille ou du village lorrain de Mittersheim, le « oui » est toujours porteur des mêmes valeurs : « europhilie », « fibre optimiste » ; dynamisme ; « vote d’adhésion », etc. A contrario, le « non », « vote de défiance », est « nombriliste », pessimiste, ses partisans sont « des souverainistes » qui ont bradé « la France pour des problèmes personnels » et se sont prononcé sur « des détails de la Constitution ». Quant aux chefs d’entreprises interrogés, sans surprise, ils ont dit « oui » au Traité et « non à l’immobilisme ». Alors, le camp du « oui », « idéologiquement perdant », comme semble le craindre le Figaro Magazine ? Rien n’est moins sûr. Mais l’hebdomadaire se place sur le terrain de la contre-offensive, continuant inlassablement de marteler les valeurs de la « modernité », celles du moins des capitalistes et de la grande presse. Décidemment, les dominants ne supportent pas les échecs. La contestation de leur ordre est pour eux insupportable. Surtout lorsqu’elle est démocratique.
Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 85-117.