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Le Monde en guerre : (6) Une guerre politiquement ciblée ?

Paru dans la revue "Variations", n° 1, premier trimestre 2001, éditions Syllepses.
par Henri Maler,

(1) Une information solidement explicative ? / (2) Une diplomatie purement dissuasive ? / (3) Une guerre juridiquement fondée ? / (4) Une guerre essentiellement européenne ? / (5) Une guerre essentiellement humanitaire ? / (6) Une guerre politiquement ciblée ? / (7) Une guerre strictement préventive ? / (8) Une guerre militairement ciblée ? / (9) Qu’est-ce qu’un journal de référence ?

(octobre 1999, complété en juin 2000)


Une fois la guerre commencée, il ne fait aucun doute, pour Le Monde, que l’objectif de l’OTAN est d’empêcher le " nettoyage ethnique ".

Pourtant, au moment de Rambouillet, non seulement il n’était question ni d’un nouvel Hitler, ni d’une menace de génocide, mais il n’était même pas question d’un projet ou d’un plan, d’une esquisse ou d’une mise en œuvre systématique d’un plan de nettoyage ethnique au Kosovo. Les diplomates et les militaires occidentaux invoquent le risque d’une catastrophe humanitaire, un risque de déflagration généralisée dans les Balkans, les risques d’une offensive serbe généralisée.

Au moment où la guerre commence, Le Monde, dans son éditorial du 25 mars - " Un tournant historique " - décrit en ces termes l’ampleur d’un " drame humanitaire " : " En dix mois de répression de la guérilla indépendantiste, les forces serbes ont tué quelque 2 000 personnes, capturé des centaines d’hommes dont on est toujours sans nouvelles, brûlé et pillé des dizaines de villages, enfin chassé plus de 200 000 Kosovars dans les pays alentour. ". Bien que la " guérilla indépendantiste " ne soit pas omise - il n’en sera plus question dans les éditoriaux suivants -, cette présentation suggère déjà la mise en œuvre d’un plan systématique, mais se garde bien de l’affirmer.

Cinq jours plus tard, l’éditorial du 30 mars - " L’arme de Milosevic " - explique que le " drame humanitaire ", antérieur à la guerre, était déjà l’accomplissement d’un projet d’épuration ethnique. Par conséquent, les atrocités et les expulsions massives postérieures au début des bombardements seront présentés, tout uniment, dans l’éditorial du 3 avril 1999, comme " la mise en œuvre de la dernière phase d’une épuration ethnique, commencée durant l’été 1998 et ayant alors déjà conduit sur les routes de l’exode - sans bombardements de l’OTAN ! - 200 000 Kosovars ". Ce qui s’est produit après le début des bombardements sert, rétrospectivement, de grille de compréhension de ce qui s’est passé avant. Et les objectifs proclamés au cours même de la guerre seront présentés comme les objectifs qui ont justifié son déclenchement.

Pourtant, les objectifs officiels n’ont cessé de varier. Dans Le Monde du 6 février - où Claire Tréan avalisait le délai de quinze jours " pour parvenir à la paix ", on pouvait lire que selon Bill Clinton, il ne s’agissait que d’" arrêter le conflit ". On avait déjà oublié que, quelques mois plus tôt, pour " arrêter le conflit ", les otaniens privilégiaient une négociation directe entre Milosevic et Rugova et laissaient libre cours à la répression de la " guérilla indépendantiste " de l’UCK que les diplomaties occidentales ne craignaient pas, à l’instar du pouvoir serbe, de présenter comme une formation " terroriste ". Ainsi, pour " arrêter le conflit ", les grandes puissances, hostiles à l’indépendance du Kosovo, avaient déjà commencé par contribuer à son intensification. Avant de s’aviser qu’il fallait changer d’orientation et, toujours pour " arrêter le conflit ", faire monter les enchères diplomatiques et militaires. Et ce n’est qu’après le début des bombardements que les otaniens (et Le Monde) ont modifié, a posteriori la présentation des enjeux : il ne s’agit plus d’ " arrêter le conflit " mais d’empêcher la mise en œuvre d’un plan d’expulsion de la majorité des albanophones - un plan qui avait commencé à s’appliquer et se serait réalisé implacablement, en l’absence de toute intervention.

Ainsi, avant même que la guerre l’OTAN ne s’en mêle, les effets du conflit avaient fait oublier sa nature : un conflit devenu politiquement irréductible entre un projet de subordination des Albanophones au joug de Belgrade (y compris dans le cadre d’une autonomie reconnue de la province) et un projet indépendantiste, radicalisé par la répression serbe. Que ce conflit ne légitime ni les massacres ni les crimes contre l’humanité est une évidence. Mais c’est de la nature du conflit que devrait dépendre la nature de toute intervention extérieure. Or il est non moins évident que ce conflit n’a rien à voir avec la dernière guerre mondiale : Milosevic n’est pas Hitler, les crimes serbes ne sont pas un holocauste et donc la guerre de l’OTAN n’a rien à voir avec le débarquement allié dans la Deuxième guerre mondiale. En revanche, les conflits de Chypre, d’Irlande ou du Pays basque, mais surtout les conflits entre Israéliens et Palestiniens, Turcs et Kurdes, Indonésiens et Timorais peuvent servir de point de comparaison : aucun de ces conflits ne peut se résoudre par une guerre menée par les grandes puissances contre le pays oppresseur, à l’exclusion de toute autre forme d’action.

Certes, à la différence de nombreux médias, Le Monde ne parlera jamais de l’accomplissement d’un " génocide ". Mais, à aucun moment, on ne lira dans notre quotidien une critique ouverte des responsables politiques et des journalistes qui brandissaient la menace, voire l’existence d’un tel génocide. Mieux : sous la plume de Claire Tréan, la dénonciation d’un " génocide " ne relèverait que d’une " inflation verbale " qui aurait fait place à un " langage plus modéré ", à mettre au compte de " subtilités rhétoriques ", destinées faciliter une négociation éventuelle : " C’est comme si un mot d’ordre avait été passé chez les Occidentaux. En substance (…) si nous parlons de "génocide", nous ne pourrons pas traiter avec Milosevic ; car on ne traite pas avec Hitler. (…) Il y a toutefois des limites aux subtilités rhétoriques. Même si l’on peut discuter à ce jour du recours au terme de " génocide " [souligné par moi.H.M.] , les dirigeants occidentaux auraient du mal à expliquer que ce qui s’est passé pendant dix jours n’est pas une déportation massive de populations civiles, c’est-à-dire, au regard de la loi internationale, un " crime contre l’humanité " [1].

L’inflation verbale, que mentionne Claire Tréan, n’est pourtant que le revers de la déflation de l’analyse. En s’efforçant de présenter, a posteriori, l’intervention de l’OTAN comme une tentative de s’opposer à une politique d’épuration ethnique, Le Monde, emporté par son propre élan, accréditera l’existence du plan " Fer-à-cheval ". Dès lors la guerre de l’OTAN pouvait passer pour une guerre strictement préventive.

 
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Notes

[1Le Monde, 10 avril 1999, p. 3. Claire Tréan, " Les limites de la rhétorique diplomatique à propos du président Milosevic "

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