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Le Monde en guerre : (1) Une information solidement explicative ?

par Henri Maler,

L’observation et l’analyse de la couverture médiatique de la guerre du Kosovo sont difficilement dissociables des prises de position sur cette guerre. Un partisan - même réservé - du régime et de la politique de Slobodan Milosevic ou son adversaire - plus ou moins inconditionnel - ne partagent pas le même point de vue sur les médias. Et dans ce dernier cas, l’évaluation du rôles des médias n’est pas indifférente à la position adoptée face à l’intervention de l’OTAN. Mais il n’est pas étonnant que, face à des médias européens et américains mobilisés pour la plupart dans le soutien à l’intervention de l’OTAN, ce soit la contestation de cette intervention (ou du moins de ses modalités) qui - quoi que l’on pense de la justesse de cette contestation - incite à une distance critique qui mérite d’être discutée...

L’article reproduit ci- après est paru dans la revue Variations, n° 1, premier trimestre 2001, éditions Syllepses. (octobre 1999, complété en juin 2000)

Le Monde revendique hautement un statut de " quotidien de référence ". Pourtant, le pouvoir de légitimation qu’il s’arroge souvent et qu’on lui reconnaît parfois excède manifestement le pouvoir d’information et d’explication dont il dispose. Cette revendication et cet écart suffisent à justifier notre curiosité [1].

Pendant la " guerre du Kosovo ", Le Monde s’est laissé emporter par son élan de solidarité avec l’OTAN au point d’accréditer, comme la plupart des autres médias, des informations totalement fausses, comme l’existence du plan " fer à cheval " et l’exagération démesurée du nombre des victimes [2]. Mais si Le Monde - comme on pourra le vérifier - a cédé aux vertiges de la propagande, la diffusion de ces informations fausses ne fut jamais que l’exception qui confirme cette règle : la publication d’informations et d’explications biaisées. Ce sont elles que l’on s’efforcera de mettre en évidence, en prenant pour fil conducteur les éditoriaux du temps de guerre : ils éclairent les pages d’information et s’éclairent par elles [3].

Une information solidement explicative ?

Confondant généralement les raisons de leur soutien à l’intervention de l’OTAN avec les raisons même de cette intervention, la plupart des commentaires du Monde se sont satisfaits des explications les plus courtes : des explications - qu’il s’agisse d’histoire ou de stratégie - profondément mutilées.

Quand l’histoire est convoquée, c’est une histoire taillée sur mesure. Les éditoriaux du Monde, pendant toute la durée de la guerre, comportent une référence constante à une double histoire : l’histoire de dix années d’oppression par le pouvoir de Milosevic, l’histoire de deux années d’exactions serbes sur le territoire du Kosovo. Ainsi rabattue sur l’histoire des relations entre le régime de Belgrade et les aspirations de la majorité albanophone [4], la question du Kosovo est isolée de l’histoire de l’ensemble des conflits consécutifs à l’effondrement de l’ancien régime Yougoslave et de l’inscription des puissances occidentales dans ces conflits. Du même coup, on peut se borner à présenter les formes les plus récentes de l’intervention de ces grandes puissances comme une simple rupture dans une politique réputée attentiste. Parfois, il est vrai, Le Monde tente de prendre du recul. Ainsi, la "une" du mercredi 31 mars nous annonce une explication prometteuse : " Kosovo les racines de la guerre ". Pourtant, le "dossier" correspondant juxtapose un article sur le Kosovo dans les Balkans depuis 1815 et un entretien avec Rugova, datant de 1990 : rien par conséquent sur l’insertion de la crise dans le contexte géopolitique qui a favorisé, puis alimenté, le démembrement de l’ex-Yougoslavie.

Délestée de toute épaisseur historique, l’explication l’est aussi de toute dimension stratégique - qu’elle soit géopolitique ou strictement militaire.

D’abord, les éditoriaux du Monde passent prudemment sous silence les objectifs géopolitiques de la guerre, effacés - semble-t-il - par les urgences humanitaires. Ainsi se trouve évacuée jusqu’à l’hypothèse de l’enchaînement suivant : l’intervention de l’OTAN sous hégémonie américaine n’obéissait pas seulement aux nobles motifs invoqués ; elle avait pour objectifs géostratégiques de maintenir l’OTAN en refondant sa définition et sa légitimité, de gagner toujours plus à l’Est l’étendue de son théâtre d’intervention, et en remodelant ainsi la zone d’influence américaine, de favoriser l’extension de l’ordre néo-libéral. Imposer l’OTAN comme bras armé du FMI et de l’OMC ? La question ne sera pas posée.

Ensuite, avec une ténacité remarquable, les éditoriaux du Monde taisent la cohérence de la stratégie militaire de l’OTAN. Quand, après quelques jours de bombardements, la plupart des éditorialistes s’inquiètent des conséquences de cette stratégie, ils s’interrogent sur d’éventuelles " erreurs " qu’ils donnent pour circonstancielles : un choix de moyens mal ajustés au conflit en cours. Pourtant, du strict point de vue militaire, la stratégie adoptée n’est que l’application d’une stratégie globale élaborée depuis plusieurs années par les stratèges américains : très précisément la stratégie générale de l’OTAN pour la gestion des conflits modernes. Mais Le Monde est loin d’en avoir tiré toutes les conséquences [5].

Ces sévères amputations sont à la fois la raison et la conséquence d’un engagement qui épouse la version officielle des gouvernements et des diplomates occidentaux.


Lire la suite : (2) Une diplomatie purement dissuasive ? / (3) Une guerre juridiquement fondée ? / (4) Une guerre essentiellement européenne ? / (5) Une guerre essentiellement humanitaire ? / (6) Une guerre politiquement ciblée ? / (7) Une guerre strictement préventive ? / (8) Une guerre militairement ciblée ? / (9) Qu’est-ce qu’un journal de référence ?


 
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Notes

[1C’est assez dire les limites de cet article qui ne prétend pas analyser l’évolution de la situation dans l’ex-Yougoslavie et encore moins les développements récents de cette situation au Kosovo et en Serbie, précipités par la guerre, sans qu’ils suffisent ni à la justifier ni à la condamner a posteriori.

[2Serge Halimi et Dominique Vidal, L’opinion, ça se travaille ...Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo, Agone, 2ème édition, juin 2000. Voir également le " dossier " réuni par l’association Action-Critique-Médias (Acrimed) sur son site

[3Je remercie Gilbert Achcar, Serge Halimi, Pierre Rimbert et Catherine Samary, pour leurs contributions, volontaires ou involontaires, à la rédaction de cette analyse.

[4Les tensions intercommunautaires de la période 1974-1989, le plus souvent au détriment des Serbes sont généralement tues.

[5Le Monde, il est vrai, consacre quelques articles à cette stratégie, sous mais n’en tirer aucune conséquence pour sa ligne éditoriale initiale, du moins tant qu’il ne s’agit pas d’imputer aux américains un " échec " éventuel et de déplorer l’absence d’un armée européenne.

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