(1) Une information solidement explicative ? / (2) Une diplomatie purement dissuasive ? / (3) Une guerre juridiquement fondée ? / (4) Une guerre essentiellement européenne ? / (5) Une guerre essentiellement humanitaire ? / (6) Une guerre politiquement ciblée ? / (7) Une guerre strictement préventive ? / (8) Une guerre militairement ciblée ? / (9) Qu’est-ce qu’un journal de référence ?
(octobre 1999, complété en juin 2000)
On pourrait croire que Le Monde a mis en doute très tôt le caractère strictement militaire des cibles de l’OTAN. Une mise en question apparaît dans l’éditorial du 26 avril - " Bombes contre images " - : " Quand on s’attaque à un service public tel que la télévision, aussi collectif et intimement lié à la vie privée, on ne peut pas continuer à dire qu’on fait la guerre à un régime, et pas à un peuple " Mais c’est aussitôt pour confier à l’opinion le soin d’avoir des impressions : " L’effet sur les opinions occidentales risque d’être dévastateur. Très vite peut s’imposer l’impression qu’on frappe les immeubles de Belgrade par incapacité à s’en prendre aux unités serbes au Kosovo. "
" On ne peut pas continuer à dire "… Mais Le Monde continue pourtant à l’affirmer. L’éditorial du 29 avril - " La Guerre de la France " - déclare ceci : " La guerre est une affaire trop grave pour ne pas devoir rappeler quelques vérités sur celle du Kosovo. D’abord, justement, qu’il s’agit bien d’une guerre, même si (sic) elle n’a, jusqu’à présent, fait que des victimes civiles, serbes ou kosovares. C’est une guerre menée contre le régime d’un homme, Slobodan Milosevic, responsable ces dix dernières années des pires atrocités que l’Europe ait connues depuis 1945. " Une guerre menée contre un régime ? Il faudra attendre le 2 juin pour que Le Monde admette enfin que cette guerre-là prend surtout pour cibles des objectifs civils. Pour " faire plier Milosevic " et " imposer le retour des réfugiés " dont on a favorisé l’expulsion, il a fallu détruire les infrastructures économiques de tout un pays, prendre des risques écologiques majeurs, contribuer à la misère de sa population. S’agit-il encore de ces œufs que l’on doit casser pour faire des omelettes ?
Après coup, les objectifs militaires semblent avoir été moins atteints que les populations et les infrastructures civiles [1]. Mais quand Le Monde revient sur cette question, en juin 2000, c’est pour s’interroger surtout, avec une froideur objective enfin retrouvée, sur l’efficacité des bombardements et souligner que l’imperturbable quotidien avait eu raison de s’interroger sur l’efficacité de ces moyens. Interrogation sur l’efficacité des moyens et fort peu sur leur nature, et encore moins sur la politique qui sous-tend leur emploi.
Au fil des éditoriaux, Le Monde entrevoit le risque de la défaite, voire du désastre. La guerre ayant été jugée inévitable et indispensable, il est trop tard pour revenir en arrière. Aussi le titre de la "une" du jeudi 15 avril résume-t-il la seule interrogation que journal puisse se permettre : " L’OTAN s’est-elle trompée de stratégie ? " Comme s’il ne pouvait s’agir que d’une erreur…Et de surcroît d’une erreur strictement militaire. L’article qui, en page intérieure, répond à l’épineuse question soulevée à la "une" ne recense, à une exception près, que des critiques sur les moyens employés, comme si ces critiques ne rejaillissaient pas sur l’ensemble de la politique conduite par les otaniens. Ce serait donc une erreur de stratégie militaire qui justifierait ce diagnostic du 20 avril, sous le titre " Langue de bois " : " A l’aune de leurs déclarations au début de l’opération, "Force alliée" est un échec. " Et c’est cette " erreur " qui permet dans l’éditorial du 22 avril - " Le but de guerre " - de justifier ainsi la nécessité d’ une intervention au sol : " La critique sur l’inadéquation des moyens choisis par rapport aux buts assignés est largement fondée. ".
Jamais Le Monde ne soulèvera la question suivante : une telle contradiction entre les fins proclamées et les moyens employés ne jette-t-elle pas pour le moins un doute sur la nature des objectifs poursuivis ? Ainsi le quotidien de référence aura réussi un double tour de force s’interroger sur la dimension militaire de la stratégie de l’OTAN comme s’il ne s’agissait pas d’un concept stratégique global, politique et militaire, élaboré de longue date ; s’interroger sur la dimension militaire de la stratégie de l’OTAN sans s’interroger sur sa dimension politique : une refondation générale de ses missions dont le Kosovo fut le premier terrain d’expérimentation.
Et quand la " victoire " de l’OTAN aura permis le retour des Albanophones violemment et massivement exilés, Le Monde feindra de croire que leur retour était l’objectif principal des bombardements qui ont précipité leur expulsion. Serge July, pour Libération, parlera au moins d’une " Amère victoire ".