Initialement paru en mars 2023, Les médias contre la gauche démontre le rôle majeur des grands médias dans le processus de radicalisation du projet néolibéral en France. Cette droitisation sans fin du débat public s’est encore accélérée aux cours des deux années qui se sont écoulées. Sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes, les chefferies éditoriales – comme la plupart des commentateurs en vue – alimentent par leurs pratiques le pourrissement démocratique et demeurent évidemment réfractaires à toute critique des médias. Par suivisme, routine, dépendance, aveuglement ou activisme politique, ils participent à la contre-révolution réactionnaire qui gagne du terrain partout dans le monde, quand elle ne tient pas déjà les rênes du pouvoir.
Une existence publique intolérable
Acteurs centraux de la normalisation de l’extrême droite depuis plusieurs décennies, les médias dominants mènent parallèlement campagne contre la gauche sociale et politique qui assume des orientations de rupture avec les politiques de violence sociale, les entraves aux libertés publiques, les « évidences » sécuritaires, l’islamophobie ambiante et prend position contre le génocide en Palestine. Autant de lignes politiques inacceptables aux yeux de l’éditocratie, et qui valent aux organisations partisanes, syndicales et associatives qui les portent d’être disqualifiées comme représentant une gauche « irréaliste », « déraisonnable », « radicale », « extrême », « antirépublicaine » et désormais « antisémite ». Les cabales médiatiques massives et continues contre LFI démontrent que les conditions d’expression et d’existence de cette gauche dans le débat public sont plus entravées que jamais.
Loin d’être exhaustif – par souci de lisibilité, nous n’avons par exemple pas inclus les couvertures de puissants quotidiens tels que Le Figaro (sauf une), Les Échos ou Le Monde – ce paysage de Unes donne néanmoins un aperçu du climat ambiant : près de 90% d’entre elles (48) sont parues post janvier 2022, et même post octobre 2023 pour plus de la moitié (55%). Il faut en outre se représenter la force de frappe décuplée du paysage audiovisuel, déclinant jour après jour les mêmes mots d’ordre, sur tous les tons et jusqu’à l’acharnement, notamment dans le cas de l’eurodéputée Rima Hassan et de Jean-Luc Mélenchon, ciblé depuis le début des années 2010. Ainsi la principale force de gauche partisane en France est-elle unanimement stigmatisée par les médias dominants – et une partie des indépendants –, comme ne l’est aucun autre parti dans le champ politique… et de (très) loin. Si LFI ne saurait être au-dessus de toute critique, qui peut prétendre qu’il n’en va pas là d’un dysfonctionnement démocratique de premier plan ?
Dernier épisode en date : la vaste promotion du livre La Meute signé Charlotte Belaïch (Libération) et Olivier Pérou (Le Monde), instantanément converti en « macro-événement » médiatique par la grâce d’une heureuse distinction parmi le millier d’essais qui paraissent chaque année [1]. L’effet de masse a amplifié la nuisance du journalisme politique : en l’absence de tout discernement, de tout sens des hiérarchies et parfois, de toute déontologie, les critiques légitimes s’enlisent sous les règlements de compte, les anecdotes insignifiantes, les « on dit », les partis pris et les calomnies. Comment prendre au sérieux des plateaux qui, dissertant joyeusement de ce livre, donnent par exemple à entendre sans la moindre contradiction que « les Insoumis sont des spécialistes de l’enfumage et du maquillage de l’antisémitisme » (Étienne Gernelle, BFM-TV, 6/05), que LFI est « une secte dont Jean-Luc Mélenchon est le gourou » (Alba Ventura, TF1, 6/05), que « même le Front national, même le Rassemblement national sont plus démocratiques que ne l’est La France insoumise »… puis que « Jean-Luc Mélenchon a contribué à dédiaboliser le Rassemblement national » (Jean-Michel Aphatie, « Quotidien », TMC, 6/05) ?
Il est également pour le moins grotesque de lire la co-autrice de La Meute, Charlotte Belaïch, déclarer dans Marianne (6/05) que « LFI est un mouvement dans lequel on parle assez peu de politique », avant de qualifier de vulgaires « répétiteurs » l’ensemble de ses militants et sympathisants – ceux-là mêmes que le journalisme dominant interdit de « stigmatiser » ou de « mépriser » lorsqu’il est question du RN. Venant en outre d’une éminente représentante du journalisme politique, maître d’œuvre en matière de dépolitisation, l’accusation ne manque décidément pas de sel. Elle fait pourtant des émules, comme à La Dépêche, où le directeur de l’information Lionel Laparade se moque de militants « dévots incapables de penser la politique par eux-mêmes, en dehors de la Bible programmatique. […] Ici, penser par soi-même, c’est déjà trahir. Insoumis dehors, soumis dedans. » (11/05)
Rien ne sera épargné. Jusqu’à cette émission de BFM-TV du 8 mai, au cours duquel le président d’honneur de la Licra [2] Alain Jakubowicz qualifie LFI de « mouvement fasciste », avant de déclarer : « Toutes proportions gardées, je vois un parallèle – je sais que je vais me faire rentrer dedans, mais ce n’est pas grave – entre Mélenchon et Goebbels. » Une relativisation du nazisme doublée d’une injure infâmante qui, de fait, ne lui valut aucune remontrance en direct [3]. Et pour cause : loin de constituer un « dérapage », ces propos s’inscrivent pleinement dans le processus de banalisation/diabolisation précédemment décrit. Comment condamner ce qu’on a eu de cesse d’alimenter ? Comment les principaux acteurs de la sphère politico-médiatique peuvent-ils s’affranchir du logiciel orwellien qu’ils auront eux-mêmes inlassablement contribué à construire, dans lequel l’équation « LFI » = « antisémitisme » est devenue une « évidence » et l’extrême droite, lavée de tout soupçon ? Comment prétendre dénoncer des outrances quand ces dernières sont tolérées ad nauseam, depuis l’évocation des « nazis de gauche » (Thierry Keller, « C ce soir », 17/06/2024) et sa variante – « le nazisme est-il passé à l’extrême gauche ? » (CNews, 12/10/2023) –, jusqu’aux refrains incessants sur la « jean-marie-lepénisation » de Jean-Luc Mélenchon, repris en chœur par des éditorialistes politiques de Libération comme Jonathan Bouchet-Petersen, en décembre 2023, et son confrère Thomas Legrand : « Comment Jean-Luc Mélenchon s’est Jeanmarielepenisé ? » (Libération, 26/03) ?
Depuis notre premier article, publié la veille de la parution du livre, les médias poursuivent donc leur matraquage et les deux auteurs leur tournée, investissant les dispositifs les plus indigents qui soient, dans des médias réputés pour leur engagement forcené dans la disqualification de la gauche. « Les Grandes Gueules » (RMC, 8/05), mais aussi « C à vous » (France 5, 9/05), où Anne-Élisabeth Lemoine exulte : « Votre livre s’arrache ! Il est en rupture de stock et il se vend d’ailleurs plus cher sur les sites d’occasion qu’en librairie ! » Tout en remplissant, à peu de frais cette fois-ci, les colonnes de Paris Match – « "Il a tout trahi" : comment Jean-Luc Mélenchon a éteint Les Lumières » (8/05) –, ainsi que de belles doubles pages entièrement à charge jusque dans la PQR.

Comme à de nombreuses reprises au cours des dernières années, Mediapart ne manque pas à l’appel. À titre individuel, Edwy Plenel promeut sur X l’article du Monde et celui de son ancienne maison, lesquels n’avaient visiblement pas dit du livre l’essentiel de ce qu’il fallait en dire : l’ancien directeur agrémente X de ses commentaires personnels en guise de supplément (8/05). Quant à Mediapart, la recension est à peu près la même qu’ailleurs, et le journalisme politique donne sa mesure.
Certes, on peut lire dans les premiers paragraphes que « [le livre] ne s’intéresse pas aux orientations politiques de la principale force de gauche. Il ne porte pas davantage sur la dynamique militante d’un mouvement relativement récent, ou celle de son école de formation avec l’Institut La Boétie (au cœur de la bataille culturelle revendiquée par LFI contre l’extrême droite et la Macronie). » Présentés comme anecdotiques, ces angles morts constituent pourtant un biais de taille dans le tableau d’ensemble ! Et si Mediapart fait mine de se dédouaner ou de s’auto-légitimer en renvoyant à deux de ses articles (sur le programme de LFI et l’institut La Boétie), cette pitance est plutôt maigre (en volume) et loin de l’analyse (de qualité) que le journal sait fournir en d’autres occasions… et qu’on serait en droit d’attendre de la part du média indépendant le plus influent. Par ailleurs, si Mediapart pointe en préambule « les instrumentalisations [du livre], souvent grossières, de la part des opposant·es à La France insoumise », ces dernières n’émaneraient que du champ politique – pas une ligne sur les médias ! –, et sont en outre évoquées de nouveau comme une donnée secondaire, pour ne pas dire insignifiante. À l’image, du reste, de ce que donne à en voir Mediapart, c’est-à-dire à peu près rien : au cours des dix-neuf derniers mois, singulièrement, on ne trouve aucun article à part entière sur la diabolisation médiatique permanente du mouvement de gauche. Comme ailleurs dans les grands médias, cette indifférence à l’égard d’un phénomène pour le moins significatif pose question, a fortiori dans une séquence comme celle-ci.
Le journalisme politique : 1 PB
Le traitement médiatique du livre La Meute est un concentré de ce que le journalisme politique fait de pire : personnaliser et spectaculariser à outrance la vie politique. Ce journalisme politique dépolitise ainsi les enjeux en accentuant les effets du présidentialisme du régime et de la professionnalisation du personnel politique. En réduisant l’ensemble du fonctionnement d’un mouvement politique à des ficelles manipulatoires émanant d’un seul homme, des bruits de couloir, des coups bas et des personnalités autoritaires, le journalisme politique [4] construit des personnages et livre un storytelling – comme ses auteurs aiment régulièrement décrire leur travail, ils « racontent une histoire ». Une histoire que leurs homologues, pétris des mêmes préjugés et faits du même bois – sociologiquement et professionnellement parlant –, lisent et relisent sur le même ton en accentuant les mêmes angles morts et les mêmes cadrages – les pratiques du journalisme politique étant tendanciellement identiques d’un média à l’autre, quelle que soit son orientation éditoriale. Ainsi le débat public s’homogénéise-t-il, a fortiori lorsqu’il est dominé par l’éditorialisme et, disons-le, une tendance à la détestation viscérale de LFI unanimement répartie parmi les chefferies éditoriales. Comme le souligne le politiste Samuel Hayat, « plutôt que d’accuser LFI d’être une meute et Mélenchon d’être un gourou, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu’aux logiques médiatiques et aux mutations de l’engagement. »
À bien observer la délectation – pour ne pas dire la hargne – de certains commentateurs, comme les mécanismes qui contribuent depuis une décennie à nourrir le climat de diabolisation dans lequel s’inscrit cette parution, on comprend en effet à quel point les grands médias, a fortiori audiovisuels, sont devenus un lieu anti-démocratique par excellence, où les règles qui sont censées encadrer les pratiques du journalisme et garantir un certain pluralisme démocratique n’ont plus cours. Comment, dans de telles conditions, espérer qu’un « débat » équitable et informatif au sujet de LFI – et de la pratique du pouvoir, plus généralement – puisse se tenir sur la place médiatique ? Quant à produire ce que ces journalistes prétendent espérer – une autocritique, dont eux-mêmes sont systématiquement incapables s’agissant de leurs propres pratiques –, le matraquage tel qu’il se donne à voir ne peut évidemment qu’entraîner l’inverse.
A fortiori lorsque le rapport aux questions démocratiques fait l’objet d’un tel deux poids, deux mesures médiatique, que l’on pense au fonctionnement interne d’autres partis, mais aussi plus largement. Aujourd’hui ardents défenseurs de la démocratie, nombre de commentateurs accréditaient hier la communication du RN contre la justice et le « vol » d’une élection (imaginaire), contribuaient à faire oublier les résultats du scrutin législatif (bien réel) ou soutenaient le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites. Désormais convertis en militants anti-autoritaires, gageons également que le chiens de garde cesseront de légitimer et d’encourager la répression systématique des quartiers populaires et du mouvement social [5]…
Le sens des hiérarchies… et des indignations
Le Monde et Libération sont les deux titres par lesquels arrive cet énième épisode de diabolisation, auquel les deux auteurs-journalistes participent activement et en toute connaissance de cause, sans être pour autant responsables des pires usages de leur livre sur le plan éditorial. Un phénomène qui en dit long, très long, sur leur aveuglement – et sur celui de leurs chefferies respectives –, incapables de prendre pleinement la mesure de la conjoncture dans laquelle nous sommes. Auto-intoxiqués par leurs propres pratiques au point de ne pas en entrevoir les angles morts, persuadés de faire œuvre démocratique, les deux quotidiens huilent la machine, encore et encore. Et rien ne semble pouvoir perturber les petites routines insignifiantes du journalisme.
Ainsi la parution de La Meute aura-t-elle par exemple fait infiniment plus de bruit médiatique que les déclarations de Netanyahou tenues au même moment. Ce dernier a affirmé publiquement – comme ne cesse de le faire le gouvernement israélien depuis des mois, avec d’autres mots – son intention d’« intensifier l’opération à Gaza » dans un objectif de « conquête » : une occupation militaire et le déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens, soit l’approfondissement de la guerre génocidaire visant « l’effondrement et l’effacement » et, in fine, l’anéantissement de la question nationale palestinienne.
La comparaison des deux thématiques n’est pas aléatoire puisque les auteurs de La Meute évoquent souvent le positionnement de LFI sur la question palestinienne. D’une manière identique au traitement livré récemment par « Complément d’enquête » (France 2, 24/04), ils redoublent alors la criminalisation médiatique entretenue sans relâche depuis dix-neuf mois contre l’ensemble du mouvement de solidarité avec la Palestine. Jamais aucun intervenant, parmi celles et ceux qui captent encore quotidiennement les micros pour soutenir l’État d’Israël, n’aura été stigmatisé de la sorte ni sommé de rendre un millième des comptes réclamés par les journalistes à LFI et au mouvement de solidarité. Jamais le gouvernement français n’aura eu à affronter ne serait-ce qu’un millième des critiques essuyées par ces derniers pour n’avoir, par exemple, décidé d’aucune sanction concrète contre l’État d’Israël en dix-neuf mois et ce, alors que les leviers d’action sont légion.
Las… Au soir du 6 mai, l’interrogatoire de Manuel Bompard par quatre procureurs de BFM-TV [6] fait office de synthèse. Les journalistes ont alors consacré les 38 premières minutes – sur 50 au total, soit les trois quarts de l’entretien – à disséquer le livre La Meute, pour ensuite, au cours des dix minutes suivantes, polariser l’attention autour des dernières « affaires » Jérôme Guedj [7]. Le coordinateur de LFI eut alors beau tenter de ré-angler la « discussion » autour de la situation à Gaza, cette dernière n’inspira strictement aucune question aux journalistes, tout à leur obsession de « l’électoralisme » de Jean-Luc Mélenchon (Anna Cabana), puis, rebelote, du « cas de Jérôme Guedj » (Perrine Storme), qui « dit que Jean-Luc Mélenchon ne le salue même plus » (Anna Cabana). Critiqué en fin d’émission par Manuel Bompard, le conducteur orwellien de cette interview est une reproduction quasi parfaite du bruit médiatique dominant.
Compte tenu de la gravité de la conjoncture, cet acharnement systématique, asymétrique et unilatéral devrait objectivement interpeller chaque professionnel des médias un tant soit peu attaché aux valeurs démocratiques. D’autant que, sur le plan national, les sujets de préoccupation ne manquent pas, qui devraient mobiliser les « grandes consciences » du journalisme : une extrême droite toujours plus puissante, dont la violence débridée s’accroît (dans la rue) et qui consolide son enracinement (dans les institutions), recueillant pour cela l’appui croissant d’acteurs sociaux extrêmement influents, notamment dans le champ économique ; de nouveaux rouleaux compresseurs programmés contre la Sécurité sociale, les chômeurs et les droits des travailleurs, frappés par des plans de licenciements massifs sur fond d’enrichissement du capital ; une répression accrue des mouvements antiracistes et antifascistes, incluant la dissolution d’organisations de premier plan comme Urgence Palestine et la Jeune Garde ; une surenchère sécuritaire et islamophobe permanente, dont l’incarnation se trouve aujourd’hui au plus haut sommet de l’État à travers la figure de Bruno Retailleau, qui dame le pion au RN sous les hourras ou la complaisance des rédactions.
Mais face à tout cela, la priorité de Libération et du Monde, en alternance avec l’ensemble des médias les plus influents, consiste à s’interroger sur le risque que représenterait la gauche au pouvoir. À (se) poser des « questions vertigineuses […] sur ce que deviendrait la France avec Jean-Luc Mélenchon » (La Dépêche, 11/05), sans doute satisfaits de ce qu’elle est devenue en huit ans de « démocratie » macroniste…

Ainsi cet entre-soi s’offre-t-il le luxe de « se faire peur » avec des scénarios apparemment vécus comme cauchemardesques, tout en s’interrogeant benoîtement sur le pourquoi du comment LFI ferait aujourd’hui « plus peur » que le RN. Confortant des partis pris assénés depuis au moins trois ans par l’ensemble de l’éditocratie, les commentateurs évitent soigneusement d’interroger le rôle des médias. Bref, ce petit monde se paye le luxe du train-train ordinaire. Il fait ce qu’il a à faire. Il fait ce qu’il a toujours fait. Ce journalisme serait risible s’il n’était devenu, pour reprendre les mots du Monde diplomatique, un véritable « danger public ».
Pauline Perrenot