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« La peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen » : analyse ou confession ?

par Pauline Perrenot,

Dans un premier article, nous avons montré comment la presse écrite avait unanimement déclaré « Marine Le Pen grande gagnante de la séquence sociale » autour de la réforme des retraites. Entre bavardage sondagier et spectacularisation de l’information, commentaire politicien et spéculation électorale, le pire du journalisme politique s’est également déployé sur toutes les ondes du paysage audiovisuel.

Aussi faiblement étayée soit-elle, l’une des évidences éditocratiques du moment, selon laquelle le mouvement contre la réforme des retraites aboutirait inéluctablement à la victoire de Marine Le Pen dans l’opinion et dans les urnes, a été mise en scène de manière outrancière dans le paysage audiovisuel. Et partout, cette normalisation de l’extrême droite fut proportionnelle à la diabolisation de la gauche, clouée au pilori en raison de sa stratégie parlementaire. Non contents d’avoir mutilé le débat public une première fois, les commentateurs attribuèrent ensuite la paternité de ce parti pris aux « Français » dans leur ensemble, sans qu’aucune analyse sérieuse ne fût jamais mobilisée pour soutenir le « diagnostic ». Comme le résume Alain Marschall : « Il suffit de regarder les sondages. » (RMC, 29/03) Ainsi va le journalisme 2.0 : bavardages et mystifications se substituent totalement à l’information. Et que l’on soit sur des chaînes privées ou sur le service public, la règle déontologique numéro 1 semble la même : raconter des histoires... et surtout n’importe quoi.

Sur France Info, par exemple (« Les Informés », 12/04) :

Stéphane Vernay (directeur de la rédaction parisienne de Ouest-France)  : Pour tout ce qui concerne la bordélisation du pays [...], [les gens] la mettent sur le dos de La France insoumise et ils la raccrochent à la stratégie de la gauche par rapport à ce qui se passe sur le terrain. [...] Ils veulent plus voter pour Macron parce qu’ils lui en veulent à mort, ils en veulent aussi à La France insoumise : hop, ils se tournent plutôt vers le troisième bloc, qui reste debout dans ce paysage politique qui est complètement ratatiné.

« Hop » : c’est simple ! Aussi simple que faire du « journalisme » sur France Info... ou sur BFM-TV (5/04) :

- Pascal Perrineau (politologue)  : Électoralement, la gauche n’a aucune capacité à récupérer la manne électorale de cette mobilisation. En effet, Jean-Luc Mélenchon est en chute extrêmement importante.

- Yves Calvi : Extrêmement importante ?

- Pascal Perrineau : Extrêmement importante. 7 points je crois.

- Bernard Sananès (sondologue)  : Non, un peu moins.

- Pascal Perrineau : Un peu moins ?

- Bernard Sananès : 3 points.

- Pascal Perrineau : Voilà.

- Bernard Sananès : Mais il recule dans tous les baromètres politiques.

- Pascal Perrineau : Il recule dans tous les baromètres. Et le score que ferait la Nupes à une élection législative ne bouge pas, voilà. Il n’y a pas de dynamique électorale qui s’articule sur la dynamique de ce mouvement social.

De « Hop ! », on passe à « Voilà »... et le tour est joué pour Pascal Perrineau, non sans s’être fait préalablement recadrer par Bernard Sananès. Reste que sur la chaîne de Patrick Drahi le 5 avril, c’est un matraquage de tous les instants [1] : « Aujourd’hui, la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen », assène Christophe Barbier. « Il n’y a pas de gauche. Il n’y a pas de gauche démocratique. [...] Mélenchon, ça le fait plus ! », proclame de son côté Franz-Olivier Giesbert, en écho aux propos de la directrice de Marianne, Natacha Polony : « "Le bruit et la fureur" théorisé par Jean-Luc Mélenchon, [les gens] n’en veulent pas. Ils ne veulent pas d’un pays à feu et à sang, ça les inquiète ! [...] Ils vont aller vers ceux qui leur paraîtront à la fois les plus opposés au système et les plus raisonnables. » « Autrefois, le RN [...] faisait peur, confirmera le sondeur Stéphane Zumsteeg. C’était un parti très clairement d’extrême droite dont on avait peur et dont on ne voulait pas qu’il accède au pouvoir. Aujourd’hui, il fait moins peur. » (BFM-TV, 22/04) Et quelques jours plus tard sur France 2, Jean-Michel Aphatie bouclera la boucle : « S’il y avait une élection présidentielle aujourd’hui, on voit bien que la gauche serait faible [...] parce que dominée par Mélenchon. [Lui], alors là pour le coup, c’est plutôt un plafond en béton armé ! » (29/04)



Nul éditocrate ne semble vouloir se rappeler qu’il y a un an, dans la réalité des urnes et non dans les arrière-cuisines des sondeurs, La France insoumise talonnait le RN au premier tour de la présidentielle, ni que la Nupes remportait 60 sièges de plus que le RN aux législatives… L’éditocratie, animée par ses partis pris et abusée par les fictions sondagières qu’elle élabore, est amnésique.

Amnésique... et mystificatrice : quand les commentateurs ne se divertissent pas en pilonnant la gauche, ils passent leur temps à peindre en rouge le programme du RN, les uns affirmant que Marine Le Pen « a su [...] garder une ligne extrêmement forte sur le social : elle était pour la retraite à 60 ans » (Raphaël Kahane, France Info, 7/04), les autres, que son programme comporte « un retour à la retraite à 60 ans » (Carine Bécard, France Inter, 2/04) ! Le tout constituant, ni plus ni moins, qu’un (gros) mensonge par omission.

Mais peu importe : il en fut ainsi sur toutes les ondes, un mois durant. « Les Grandes Gueules » sur RMC, « Les 4 Vérités » sur France 2, « Les Informés » sur France Info, « C ce soir » sur France 5, « Questions politiques » sur France Inter sans oublier LCI, BFM-TV, CNews, RTL ou Europe 1... Dans la quasi-totalité des grandes interviews ou des émissions de « débat » que propose l’audiovisuel, les mêmes messages ont circulé en boucle, et le journalisme politique n’a eu de cesse d’imposer le RN à l’agenda, de légitimer l’extrême droite et de construire Marine Le Pen comme la seule opposante « crédible » à Emmanuel Macron. Le 29 avril dans « Quelle époque ! » (France 2), après une heure et vingt-huit (très laborieuses) minutes de bavardage au sujet d’Emmanuel Macron, la cohorte d’éditorialistes en plateau était invitée à rendre son jugement sur « l’opposition politique » : 17 minutes pour l’extrême droite, 6 minutes pour la gauche, et une introduction de Léa Salamé qui résumait le tout par avance : « On va commencer évidemment avec Marine Le Pen. » « Évidemment ».



« On fait comme s’il était 20 heures »


Le 5 avril, BFM-TV orchestrait en grande pompe la promotion du sondage (absurde) de BFM-TV, donnant Marine Le Pen gagnante au second tour de l’élection présidentielle... face à Emmanuel Macron : « Et voici le sondage qui va secouer le landerneau politique à peine un an après le premier tour de l’élection présidentielle ! [...] On retient un chiffre ce soir Bernard ? On va directement au deuxième tour ? 55/45, ça vous tente ? Ça vous dit ? » (Alain Marschall) Et dans « Quotidien » (TMC) au même moment, que faisait Yann Barthès ? Il orchestrait en grande pompe le sondage (absurde) de BFM-TV : « Et pour démarrer, un sondage choc ! »

Julien Bellver : Oui ! Si la présidentielle avait lieu ce week-end, qui l’emporterait ? C’est de la politique-fiction, mais vous allez voir, le résultat est étourdissant ! [...] Alors ce sondage montre sans ambiguïté que la séquence actuelle des retraites et des violences ne profite qu’à un seul parti : le Rassemblement national. Et depuis des semaines, on entend cette petite musique hein, en forme d’alerte : Marine Le Pen pourrait l’emporter en 2027.

De toute évidence étourdie par la politique-fiction, la rédaction de « Quotidien » s’équipa ni une ni deux de son propre sondage, réalisé par Odoxa et promu dès le lendemain (6/04). La pratique du journalisme politique ne diffère en rien de celle de BFM-TV. C’est même pire. Au comble de la théâtralisation ce jour-là, Yann Barthès fit mine de jouer le décompte d’une soirée électorale :

Yann Barthès : Et au deuxième tour... On va regarder... On fait comme s’il était 20 heures... [Silence] Marine Le Pen est élue présidente de la République sur un score sans appel de 54% contre 46% pour Emmanuel Macron.

Un peu comme le « Wouah ! Génial ! » de David Pujadas observant en direct l’attentat sur les Twin Towers à la télévision, on sent que les journalistes peinent à contenir l’excitation que leur procurerait ce grand « événement journalistique ». Au point... de l’anticiper.



La suite de l’émission fut à l’image de ce que produisirent les médias, en masse, au cours de la séquence : déontologie au tapis, grandiloquence, emballement et partis pris permanents. Yann Barthès décréta « la fin du vote barrage », Céline Bracq, co-fondatrice de l’Institut d’études Odoxa, disserta sur la cote de popularité des représentants du RN ainsi que sur celle d’« Édouard Philippe, [...] la personnalité politique préférée des Français », et Natacha Polony répéta ce qu’elle assénait la veille sur BFM-TV. La palme revint toutefois au co-directeur général de la Fondation Jean Jaurès, Jérémie Peltier, pour sa tirade à charge contre la gauche façon « Pascal Perrineau ». Extrait :

- Jérémie Peltier : Jean-Luc Mélenchon dévisse. Il dévisse beaucoup en un an. Il dévisse à cause de ses outrances, à cause de son style.

- Yann Barthès : Il dévisse beaucoup ?

- Jérémie Peltier : Non... mais t’as raison, il dévisse un petit peu. Mais malgré tout, il dévisse.

« J’ai raison, même si j’ai tort ». Et de dérouler le vademecum  : « Ça signifie à mon avis aussi que ce qui manque peut-être, si on se projette en 2027, c’est un candidat de gauche. Un candidat de gauche solide, un candidat de gauche crédible. » On connaît la chanson.


***


S’il y avait bien des façons de traiter journalistiquement l’extrême droite dans cette période, les médias dominants ont très majoritairement donné à voir la pire et la plus indigente : une information-spectacle et sondagière, en forme de tremplin pour le RN. Dans cette séquence, le journalisme politique (à quelques très rares exceptions près [2]) a de nouveau fait preuve d’un unanimisme confondant. L’occasion de répéter combien la pluralité des canaux ne fait pas le pluralisme d’analyse, et de souligner la nuisance démocratique que représente le tandem journalisme politique/sondages, a fortiori quand il s’inscrit dans une campagne médiatique forcenée contre la gauche, menée par une éditocratie aussi radicalisée que l’est le champ politique. Après le naufrage qu’a représenté la couverture des élections présidentielle et législatives, au service de la propulsion d’Éric Zemmour, de la légitimation de Marine Le Pen et contre la gauche, les journalistes politiques persistent et signent.


Pauline Perrenot


Post scriptum : Dans le registre de la « politique-fiction », mention spéciale à Christophe Barbier, de toute évidence dans les starting blocks à l’antenne de BFM-TV (5/04) :

Christophe Barbier : Marine Le Pen pourra-t-elle pactiser avec des alliés ? Qui sera le candidat de droite qui aura fait 12%, 15% et qui dira : « je soutiens Marine Le Pen » ? Face à qui ? Édouard Philippe ? Bruno Le Maire ? Quelqu’un d’autre ? Donc ces scénarios-là seront très importants à l’instant T, à l’année A, en 2027. [...] Elle a travaillé, elle a progressé en image, on voit bien qu’entre 2017 et 2022, son débat d’entre-deux-tours à la télévision a changé complétement de niveau mais est-ce qu’elle est capable d’aller à un G7 ? de négocier avec Joe Biden ? de nous réconcilier ou de tracter avec Vladimir Poutine ? Quelle serait la cheffe d’État Marine Le Pen ? [...] Avec qui gouverner ? Comment on met, là, nous, 30 ou 35 noms sur une feuille pour faire un gouvernement Le Pen ?

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Notes

[1En particulier le 5 avril, où toutes les émissions, de 16h à 23h, ont promu le sondage Elabe donnant Marine Le Pen gagnante au second tour de l’élection présidentielle face à Emmanuel Macron.

[2Une fois n’est pas coutume, citons au titre d’un contre-exemple « l’édito politique » de Maxence Lambrecq intitulé « Marine Le Pen peut perdre » (France Inter, 1/05).

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