Lorsqu’au printemps 2024, nous épinglions « Les Informés » (France Info) en raison de la présence en plateau de l’éditorialiste d’i24News Michaël Darmon [1], nous étions loin d’imaginer que quelques mois plus tard, ce dernier y disposerait d’un véritable rond de serviette : 22 interventions depuis le 1er septembre 2024, soit un fauteuil quasi hebdomadaire.
À croire que ses interventions d’alors, dont la teneur laissait pantois, ont ravi la rédaction de l’émission au point de lui valoir… une accréditation permanente. Cette dernière n’est pourtant pas sans ignorer le pedigree de la chaîne qu’il représente : au portrait qu’en dressait Arrêt sur images en novembre 2023 – « antenne calquée sur la propagande de guerre israélienne », « débats et interviews sans retenue, où le "wokisme" et "l’islamogauchisme" sont accusés d’être à l’origine d’un "antijudaïsme" français » –, on pourrait ajouter les fake news qu’aura initiées i24News – dont celle des « quarante bébés décapités » –, et la propagation de discours haineux légitimant la guerre génocidaire à Gaza. Parmi ceux-ci, l’appel de Barbara Lefebvre à « soutenir le plan Trump » et « vider la bande de Gaza » où « les civils […] sont autant responsables que les membres du Hamas et du Jihad islamique » (20/02) ; l’affirmation du commentateur Maurice Ifergan selon laquelle « il n’y a pas d’innocent dans la bande de Gaza » tandis que l’UNRWA « éduque [l]es réfugiés palestiniens à la haine » (12/02/2024) ; la menace de Marilyn Baron – « Nous sommes un pays avec une bombe atomique, […] personne ne doit habiter cette terre si ce n’est pas le peuple juif. » (24/12/2023) – ou les déclarations de David Antonelli : « Moi, je me fiche éperdument des deux millions de Gazaouis. Moi, ce qui m’importe aujourd’hui, […] c’est la vengeance d’abord d’Israël, relever la gloire d’Israël. [...] On ne va pas réoccuper Gaza, on va récupérer Gaza. » (16/10/2023).
Sur i24News, on célèbre aussi l’internationale des extrêmes droites. Le 26 février dernier par exemple, le même David Antonelli décrivait à l’antenne une Europe « submergée par l’islamisation » et saluait la Hongrie de Viktor Orban, Geert Wilders, « un grand ami d’Israël », ou encore l’ancien vice-président de l’UDC suisse, Oskar Freysinger, « fervent défenseur d’Israël » – à propos duquel la RTS et Le Temps rapportaient en 2013 qu’il « expos[ait] un drapeau néonazi chez lui ». « Israël justement est un modèle, un modèle au Moyen-Orient, un modèle occidental, démocratique et qui est en première ligne face à la barbarie islamiste. […] [Ces personnalités politiques] ont très bien compris que si Israël tombe, c’est terminé aussi pour l’Europe ». (David Antonelli, « Les Grandes Gueules Moyen-Orient », i24News, 26/02)
Aucun de ces faits d’arme ne semble pourtant constituer un frein aux yeux de France Info, qui, en toute connaissance de cause, choisit de légitimer l’une des têtes d’affiche d’i24News, travaillant sur la chaîne depuis son lancement en 2013 [2]. La rédaction de service public aurait-elle envisagé un seul instant confier un fauteuil hebdomadaire à un éditorialiste de Russia Today pour commenter l’actualité – a fortiori internationale – si le média n’avait été supprimé aux débuts de l’agression russe contre l’Ukraine ?
« CIJ : conclave de l’inimitié juive ou concile de l’inutilité de justice » (Michaël Darmon)
La labellisation de Michaël Darmon en tant que chroniqueur régulier par une station de service public est révélatrice de la complaisance de certains grands médias – mais également d’une large partie de la classe politique [3] – à l’égard de discours aussi radicaux qu’outranciers.
Les articles qu’il publie sur i24News regorgent d’enseignements à cet égard. En janvier 2024, après que la Cour internationale de justice a rendu son premier verdict concernant un risque plausible de génocide à Gaza, le journaliste évoque un « rendu hypocrite et malfaisant » à la « rhétorique ambiguë et fielleuse » : une « guignolade de justice » faite de « pièces fallacieuses fournies par la CIJ et ses agents traitants répartis dans les médias internationaux » (28/01/2024). Les magistrats n’échappent pas à la vindicte de l’éditorialiste, qualifiés tantôt de « satrapes », tantôt de « pauvres hères », et la Cour internationale de justice est décrite comme une « assemblée de juges stipendiés et aux ordres de leurs gouvernements », une « arène où coule le laid et le fiel ». La créativité de Michaël Darmon ne connait que peu de limite, qui détourne l’acronyme de la CIJ, devenant sous sa plume le « conclave de l’inimitié juive ou concile de l’inutilité de justice », comme celui de l’ONU, rebaptisée « l’Organisation d’un narratif ulcérant ». On ignorait que la rédaction des « Informés » cautionnât de telles opérations de décrédibilisation de la presse et de la justice internationale…
Évidemment, le reste des éditos de Michaël Darmon est à l’avenant. Le soutien à l’État d’Israël, « ses expertises, sa technologie, son pragmatisme, sa passion pour la vie » (20/01/25), s’y exprime de façon inconditionnelle, au point que le journaliste célèbre l’attaque militaire indiscriminée dite « des bipeurs » ayant causé de très nombreux blessés et morts civils au Liban – « un coup d’éclat qui redore le blason des services de renseignements israéliens pour la prochaine décennie » –, jusqu’à s’en amuser : « C’est l’hécatombe. La désormais célèbre opération dite "des bippers" […] aurait pu avoir pour nom de code "from the bipper to the sea". » (15/10/24) L’éditorialiste nous gratifie également d’analyses inspirées sur « l’islamisation de la question palestinienne » depuis le 7 octobre 2023 (11/02/24), « l’émergence d’un hamastan » au sein des marches féministes (10/03/24) ou encore le « nouvel ordre moral » que constituerait « l’islamo-wokisme », Michaël Darmon ne reculant, dans ce registre non plus, devant aucune caricature : « Après sa défaite militaire, Daesh a continué d’injecter son venin de haine dans une partie de la planète, mais en cachette. L’islamo-wokisme, paré des atours militants et alter mondialistes s’exprime, lui, au grand jour. Et pour éradiquer cette nouvelle dictature née dans cette deuxième décennie du XXIe siècle, la seule force militaire sera impuissante. » (26/11/23)
Naturellement, La France insoumise et autres « militants de la discrimination » seraient à compter au rang des « parrains de l’islamo-wokisme » (26/11/23), lesquels polarisent par conséquent toutes les calomnies, complotisme bon teint et islamophobie garantis : « Le leader maximo des Insoumis […] a décidé de ghettoïser la question sociale et veut faire le lien entre les bobos woke des campus et les habitants des quartiers populaires : son ciment est la cause antisioniste et antisémite. Son agent traitant est Rima Hassan, activiste chargée d’échauffer les électeurs d’origine musulmane. » (29/04/24)
« Les informés », la bouillie (réactionnaire) du journalisme de commentaire
Si une telle rhétorique ne disqualifie pas l’intéressé auprès de la rédaction des « Informés », c’est sans doute parce qu’elle ne dépareille pas avec le prêt-à-penser dominant de l’émission. Un seul exemple, en date du 24 mars dernier : les invités du jour, parmi lesquels l’éditorialiste d’i24News, dissertent des prétendues responsabilités de La France insoumise… dans l’agression antisémite du rabbin d’Orléans deux jours plus tôt. Les cadres du mouvement politique ont beau avoir immédiatement condamné les faits, formulé à plusieurs reprises leur soutien inconditionnel au rabbin et à sa famille et revendiqué l’unité pour combattre l’antisémitisme et tous les racismes, l’instrumentalisation de cette affaire par la classe politique – et le tombereau d’accusations qui en émanent – donne son angle à l’émission. Agathe Lambret : « Des voix s’élèvent pour pointer la responsabilité d’un parti dans ce climat : Le France insoumise […]. Les Juifs français ne sont-ils plus en sécurité en France et La France insoumise a-t-elle soufflé sur les braises, ou davantage ? Le Rassemblement national est-il vraiment devenu le bouclier de la communauté juive comme il le prétend ? »
Un cadrage d’emblée biaisé : dans le cas de la gauche, la « question » posée est formulée dans les termes de ses détracteurs, lesquels donnent donc le ton ; s’agissant de l’extrême droite en revanche, c’est la communication du RN sur lui-même qui fait loi… et cadre le « débat » des journalistes. Pire : seule la première de ces deux « questions » sera véritablement discutée au cours de l’émission, les journalistes passant près de 19 minutes à instruire le procès de la gauche pour « antisémitisme » et seulement 1 minute 30 à évoquer l’extrême droite. Et de quelle manière…
S’agissant de la gauche, l’ensemble du plateau est au diapason. Michaël Darmon lance les premières attaques en dénonçant un antisémitisme « qui est tendance […] chez beaucoup, notamment chez certains jeunes très engagés à l’extrême gauche, bien évidemment, on le voit. Et c’est vrai que c’est La France insoumise qui installe cet antisémitisme d’atmosphère » ; mais les autres journalistes s’alignent sans scrupule sur son discours. La directrice adjointe de la rédaction de Libération, Alexandra Schwartzbrod, a beau commencer son intervention en soulignant « qu’on ne peut pas pointer du doigt quelqu’un ou un groupe », elle se joint au concert la phrase d’après : « Alors évidemment, LFI, c’est vrai, depuis le 7 octobre, entre ce qu’ils n’ont pas dit, c’est-à-dire le mot "terroriste" qu’ils n’ont pas voulu accoler au Hamas et ce qu’ils ont dit, les ambiguïtés, etc., LFI, c’est vrai, a mis l’huile sur le feu. Et en plus LFI s’adresse beaucoup aux jeunes et donc c’est très, très grave. » Quelques minutes plus tard, c’est au tour du journaliste François-Xavier Bourmaud (L’Opinion) de dénoncer l’absence de LFI à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023, sans préciser que le parti soutenait alors un appel parallèle, initié par différentes organisations de jeunesse, à se rassembler « contre l’antisémitisme, les racismes et l’extrême droite ». Mais qu’importe au grand enquêteur de L’Opinion, qui n’y voit rien de moins que le point de départ d’« une période de non-dits, de messages subliminaux qui, tous, viennent alimenter cet antisémitisme d’atmosphère. » Et de poursuivre en évoquant le visuel d’appel à la marche antiraciste du 22 mars représentant Cyril Hanouna : « Là, pour le coup, avec cette affiche, il n’y a plus aucun doute qui est possible sur la nature antisémite de La France insoumise. » Excédant de très loin certaines critiques légitimes à l’égard de ce visuel et de la gestion de cette « affaire » par LFI, un qualificatif aussi infamant et définitif mériterait des arguments étayés que le journaliste serait bien en peine d’apporter. Et pour cause, tant il s’agirait alors d’établir que la structure du parti et avec lui, son projet politique, seraient de « nature antisémite »…
Alors que le plateau est totalement déséquilibré, avec quatre journalistes invités jouant le même rôle de procureur contre la gauche, les deux présentateurs ne tentent même pas d’adopter un positionnement plus objectif afin d’introduire un minimum, si ce n’est de pluralisme, du moins de contradiction dans le studio, et préfèrent éditorialiser eux aussi. Le procès à charge du parti de gauche se joue donc à six intervenants… contre zéro, Agathe Lambret s’illustrant notamment par une tirade contre Jean-Luc Mélenchon [4] de plus de 2 minutes 20, soit la durée d’un éditorial plutôt que d’une « question ».
Vient ensuite Jean-Rémi Baudot, qui se charge d’introduire le second pan de la « discussion » :
- Jean-Rémi Baudot : Dans ce contexte, on semble voir un virage à 180 degrés du RN sur cette question [de l’antisémitisme]. Michaël Darmon, vous qui avez longtemps suivi le Front national en tant que journaliste, vous pensez que ce virage, il est sincère ?
- Michaël Darmon : De la part de Marine Le Pen, c’est indéniable. De la part d’autres personnes qui sont autour d’elles, ses principaux lieutenants, par rapport à ce qu’on a pu connaître et par rapport surtout aux conversations qu’on a pu avoir tout au long de ces années, c’est clair que ce changement, il est majeur. […] Il a été acté par des chercheurs, par des politologues, par des historiens, qui d’ailleurs avaient [été] mis à la Une du Monde, s’étaient tous exprimés le lendemain de la manifestation en novembre 2023 à laquelle Marine Le Pen avait participé contre l’antisémitisme et pour la République ; [ils] avaient donc tous titré en disant qu’il s’agissait-là d’une mutation politique et historique de grande ampleur. […] En ce qui concerne effectivement cette évolution, pour la question que vous posez, ça, ça me paraît clair.
De quels chercheurs, publiés à la Une du Monde à cette période, se revendique l’éditorialiste pour avancer de tels propos ? Hormis la politiste Nonna Mayer et l’historien Grégoire Kauffmann (11-13/11/2023), on ne voit pas bien, d’autant que ni l’une, ni l’autre n’accrédite la thèse de Michaël Darmon [5].

Mais peu importe là encore : en plateau, personne ne bronche. Personne pour rappeler, précisément, les positions et les travaux des chercheurs spécialistes de cette question, les rapports de la CNCDH, ou encore les enquêtes journalistiques sur les propos et accointances antisémites d’élus RN. Pas même la directrice adjointe de Libération, dont certains journalistes œuvrent pourtant à documenter le phénomène. Personne, non plus, pour indiquer qu’une semaine avant cette marche de novembre 2023, le président du RN Jordan Bardella déclarait sur BFM-TV (5/11/2023) : « Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite. » Autant de messages pas assez « subliminaux », sans doute, pour nos grands informés…
Bilan des courses : la question de Jean-Rémi Baudot sur le RN s’est soldée par la tirade de Michaël Darmon précédemment citée, sans qu’aucun autre intervenant ne s’exprime à sa suite sur le sujet. Ce qui revient à octroyer à un éditorialiste d’i24News… le monopole du discours sur l’extrême droite en France, et le rapport de cette dernière à l’antisémitisme. CQFD.
Insistons-y : si les articles de Michaël Darmon sur i24News ne le disqualifient pas auprès de la rédaction des « Informés », c’est parce qu’ils ne contreviennent en rien au discours dominant, voire en sont le reflet, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de diaboliser la gauche… tout en normalisant l’extrême droite. Reste qu’avec un tel recrutement, « Les Informés » confirment une ligne éditoriale à l’image du bruit médiatique ambiant : éditorialisation permanente au mépris des faits comme du pluralisme… et droitisation sans fin, quitte à légitimer une chaîne ouvertement propagandiste, alignée sur le gouvernement israélien et sur son entreprise génocidaire en Palestine.
Pauline Perrenot