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« Le Pen ne fait plus peur » : la faute à qui ?

par Pauline Perrenot,

Ces derniers jours, deux questions ont rythmé partie de la scène médiatique : « Pourquoi Le Pen ne fait plus peur ? » et « Marine Le Pen est-elle d’extrême droite ? » Le fait que les journalistes (se) posent la seconde permet – en partie – de répondre à la première. Car hormis quelques sursauts journalistiques – heureux quoique de circonstance, entre-deux-tours oblige –, attachés à documenter (et rappeler) la nature autoritaire, raciste et xénophobe du projet frontiste, la « dédiabolisation » de l’extrême droite n’est désormais plus tant un processus qu’une donnée structurante du paysage médiatique.

Au premier tour de l’élection présidentielle, l’extrême droite culmine à 32,3% des suffrages exprimés [1]. « Marine Le Pen est-elle d’extrême droite ? » se demandent en chœur les éditorialistes. Le seul fait que cette question soit à l’agenda témoigne de l’ampleur de la normalisation du RN dans les grands médias, de l’état du journalisme politique, de sa pratique et de sa dépolitisation ordinaire…

Dans ce « débat », peu nombreux sont les universitaires spécialisés à intervenir, cantonnés à quelques interviews dans la presse écrite et surtout, aux médias indépendants. À défaut, les traditionnels professionnels du commentaire – incluant éditorialistes, journalistes politiques, philosophes médiatiques, sondologues et autres fast thinkers – s’époumonent… pour le pire. Après avoir épluché moult émissions et éditos, nous pouvons dégager quatre tendances dans cette « communauté » : les VRP de l’extrême droite, les « communicants dédiabolisateurs », les « re-découvreurs » de Marine Le Pen et, enfin, les « décomplexés du racisme ». Explications et prototypes.


1. Les VRP de l’extrême droite


Chez eux sur CNews, quadrillant certains plateaux des deux autres chaînes d’info privées, et occupant une place bien plus importante sur les grilles télé et radio qu’il y a cinq ans, ces journalistes relaient activement la propagande et les éléments de langage de l’extrême droite et ce faisant, les installent solidement dans le débat public. Nul besoin de trop s’y attarder [2].

Pour Élisabeth Lévy (Causeur), par exemple, Marine Le Pen « n’a pas les caractéristiques qu’on connaît à l’extrême droite », qui d’ailleurs, « n’est pas une étiquette faite pour nous aider à comprendre ou pour éclaircir le débat. C’est une étiquette qui est évidemment faite pour faire peur aux électeurs et pour disqualifier » (CNews, 13/04). Un plaidoyer copiant à la virgule près celui de Mathieu Bock-Côté, distillé H24 sur les plateaux de CNews, mais également sur France 2 (2/04), seulement une semaine avant le premier tour : il dénonçait alors une « catégorie politique fossilisée, qui sert à transformer les gens en infréquentables ». Tellement infréquentables qu’une grande partie de la presse, des télés et des radios ouvrent quotidiennement fenêtres et micros à leurs promoteurs. « Moi je me méfie des catégories qu’on accole aux gens et qu’ils ne revendiquent jamais » osait enfin ajouter celui qui contribua, en première ligne, aux cabales contre les « wokes » et les « islamogauchistes »…

Ancien directeur de l’information de TF1 cité par Arrêt sur images, Gérard Carreyrou enfonçait le clou, toujours sur CNews (13/04) : « Est-ce qu’elle fait des propositions qui sont emblématiques de ce qu’on appelait des propositions d’extrême droite, c’est-à-dire des propositions qui vous conduisent […] tout droit au fascisme, à la suppression des libertés, etc. La réponse est évidemment non. Donc, elle n’est pas d’extrême droite. »

Dans cette offensive, de grandes radios ne résistent pas à convier – aux tranches horaires les plus écoutées – le gratin des philosophes médiatiques, de Michel Onfray, reçu en « éclaireur » par Apolline de Malherbe dans la matinale de RMC (19/04), à Marcel Gauchet, interviewé par Sonia Mabrouk sur Europe 1 (13/04). « Ça me parait évident que Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite » tonne le premier, pour qui la catégorisation relève de la « confusion mentale » : « Quand des gens se mettent à parler d’extrême droite ou de fascisme, je ne les écoute plus. Faisons de l’histoire ! » C’est en effet une nécessité, mais pas en compagnie de Michel Onfray. Pour le second, il s’agit également d’un « jeu polémique » à charge contre Marine Le Pen, qu’on veut « charger du fardeau de l’ancienne extrême droite » alors que selon notre éclaireur très éclairé, « on trouverait dans le RPR de la grande époque du premier gaullisme l’équivalent de Marine Le Pen et peut-être de gens plus à droite qu’elle ». Le révisionnisme en roue libre, sur les ondes des plus grandes radios.

Et des grandes télés : la veille sur BFM-TV (12/04), c’est Geoffroy Lejeune (Valeurs actuelles) qui s’essayait aux analyses politiques et historiques avec la plus grande perspicacité et surtout, la grande complaisance de l’animateur :

- Geoffroy Lejeune : Dans cette campagne, [Marine Le Pen] est exactement ce qu’elle est, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas semblant et elle s’est gauchisée ces dernières années. […]

- Olivier Truchot : Au fond d’elle-même, elle était déjà « gauchisante » pour reprendre votre expression.

- Geoffroy Lejeune : Oui, moi je le pense depuis longtemps. […] Et moi, je vais vous dire en deux mots ce que je pense qu’elle est. Je pense qu’en réalité, elle est sur la ligne politique de la gauche sous la troisième République. C’est-à-dire en gros, un programme social tous azimuts, […] avec une préférence nationale, ce qui me paraît être exactement la ligne de gens comme Jules Ferry.

Allons-y gaiment !


2. « Elle a corrigé son image » : les communicants


C’est à la remorque de tous ces idéologues que se retrouve une part importante des journalistes politiques. Sous couvert de « décryptage » de la communication et des stratégies du RN, ils passent le plus clair de leur temps à les ventiler – souvent sans aucune forme de distanciation, parfois en y adhérant complétement –, plutôt qu’à informer sur le fond des programmes. « Elle a changé ! Mais enfin Gérard [Miller], vous ne pouvez pas nier la réalité ! On ne regarde plus Marine Le Pen et elle ne parle plus comme elle a parlé avant enfin ! C’est une évidence qu’il y a un changement ! » s’emportait déjà Jean-Michel Aphatie sur France 2 le 2 avril. Il prolonge son diagnostic le 11 avril, cette fois sur LCI, au cours d’un édito intitulé « Le Pen ne fait plus peur » :

On ne peut plus dire de quelqu’un qui dit que la liberté est sa valeur fondamentale qu’il est d’extrême droite, qu’il va mettre la République en danger, qu’il n’est pas démocrate. Elle vidait un procès qui a tout le temps été fait à son père et qui lui a parfois été fait à elle.

Un journalisme de slogan et de communication, dépolitisé à l’extrême, que l’éditocrate continue de dérouler jusqu’à plus soif en parlant de « correction d’image » :

Elle a recherché la sympathie davantage qu’elle n’a expliqué son programme. Elle a fait une campagne d’images davantage qu’elle n’a fait une campagne de fond. Et ça a donné ceci comme image très régulière dans tous ses déplacements à partir du mois de février : elle arrêtait tout pour […] embrasser des gens, pour faire des selfies. « Marine c’est ma copine ». Et elle a imposé cette image. Et donc elle arrive aujourd’hui, au deuxième tour avec Emmanuel Macron, avec un capital sympathie qu’elle n’avait pas avant. Et le procès « c’est l’extrême droite ! c’est très dangereux ! » est un procès qui a du mal à prendre.

La dédiabolisation en actes, où l’absence totale de fond rivalise avec un profond déni – commun à la quasi-totalité des journalistes – du rôle des médias dans la co-construction d’une telle image : car qui impose quoi à qui ? Qui décide de relayer allégrement la « campagne d’images » au lieu d’informer sur les programmes ? Qui confond en permanence le journalisme politique avec la communication ?

« La stratégie politique de la candidate RN a bien fonctionné dans la campagne » se félicite presque L’Opinion (15/04), qui ose même quelques traits d’humour tant la période (et le sujet) s’y prêtent : « Marine Le Pen : le pouvoir des chats et le pouvoir d’achat. Chaperlipopette ! […] Jusqu’ici, cette stratégie s’est avérée payante. »

Aussi renversant soit-il, cet aveuglement est largement partagé dans la profession, qui n’en finit plus de jauger un courant politique à l’instant T sur la base de « petites phrases » et d’éléments de discours. Ainsi de Jean-Baptiste Boursier sur BFM-TV (11/04) : « Marine Le Pen, ce n’est pas la même qu’il y a 5 ans ! Et à beaucoup, beaucoup d’égards. D’ailleurs, je l’entendais dire cette semaine "moi j’espère que nous aurons un débat posé avec Emmanuel Macron, qu’il acceptera d’échanger sur le fond, qu’il n’y aura pas d’invective". » Idem chez son voisin et confrère Laurent Neumann, carrément décidé à la reconversion professionnelle « conseiller en communication » :

Pour gagner au second tour, Marine Le Pen a besoin d’apparaître comme la candidate du vote utile anti-Macron, donc de continuer à apparaître douce, acceptable, respectable. En un seul mot, présidentiable. Très sérieusement, posez-vous la question : est-ce que c’est son intérêt d’apparaître comme l’alliée d’Éric Zemmour ? La réponse est non ! Or ce soir […] tous les candidats ont appelé à voter Macron ou en tout cas à voter contre Marine Le Pen et il y a deux candidats qui appellent à voter pour [elle] : Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan. […] Et je vous pose la question : est-ce que c’est utile, dans la campagne d’image que mène depuis plusieurs mois maintenant Marine Le Pen, est-ce que c’est utile pour elle dans l’hypothèse de faire 50% plus une voix, d’être associée à Éric Zemmour, qui a été tant rejeté au final ? C’est ça la vraie question !

Même refrain dans « C dans l’air » (France 5, 11/04), où le bavardage et le prétendu « décryptage » du phénomène de « dédiabolisation », parce qu’il n’est jamais compensé par un journalisme d’information sur le fond du programme frontiste, ne fait qu’accélérer… la dédiabolisation. Florilège :

- Brice Teinturier (Ipsos) : Marine Le Pen n’est plus la représentante aux yeux des Français de la famille de l’extrême droite. Elle est devenue, je ne vais pas dire une sorte de tata qui distribue des bisous mais il y a un peu de ça.

- Neila Latrous (France Info) : Il y a eu aussi la donne d’un Éric Zemmour qui, de fait, en comparaison, a fait passer Marine Le Pen pour une candidate beaucoup plus soft, beaucoup plus douce et plus consensuelle.

- Nathalie Mauret (groupe Ebra) : Marine Le Pen ne fait plus peur. Globalement, dans toutes les enquêtes d’opinion, […] elle a une stature présidentielle qui est plutôt correcte, elle n’est pas considérée comme quelqu’un qui froisse la population ou en tout cas qui la fragmente.

- Caroline Roux (présentatrice) : Elle se dépeint en adversaire du pouvoir de l’argent, elle évoque l’unité du pays, le rassemblement, elle dit qu’elle veut recoudre les fractures françaises. Euh… On n’a pas du tout l’impression d’entendre un discours de candidate du RN.

- Brice Teinturier (Ipsos) : Non, c’est Marine Le Pen qui s’est posée maintenant depuis plusieurs années en supposée défenseuse de la laïcité et de la République, ce qui est un retournement par rapport à son père. Encore une fois, la République c’était la gueuse pour cette famille politique. Donc il y a évidemment cette dimension qui a totalement changé. Et puis tout son travail d’image, et qui a fonctionné en tous les cas dans l’opinion, a été un travail pour apparaître comme moins dangereux. Celui qui a capté le côté « il est dangereux, il est inquiétant », c’est Éric Zemmour.

Un leitmotiv parmi les commentateurs fondant leur métier sur des comparaisons « d’images » et des « décryptages » d’apparences…

Un festival auquel il faut ajouter la poursuite de la couverture « événementielle » de la campagne d’entre-deux-tours, qui ne suspend pas – loin s’en faut – le journalisme de communication. En témoigne, par exemple, le commentaire du déplacement de Marine Le Pen à Avignon. L’intervention de Nathalie Mauret (groupe Ebra) sur France Info (« Les informés », 14/04), se résume comme d’habitude à paraphraser la communication du parti : « Elle a décidé de faire un discours qui la relie au peuple. C’est ce que disait son entourage, c’est vraiment, elle tisse le lien entre elle et les gens pour les appeler à voter davantage et […] les convaincre qu’elle les protégera. » On appréciera également celle de son confère, Jérôme Cordelier, rédacteur en chef au Point, tout à fait digne du journalisme politique 2.0 :

Ce qui était intéressant dans la tactique de Marine Le Pen ces derniers jours, c’est la présidentialisation, y compris dans la tenue vestimentaire, dans le pas lent. Par exemple toutes ces images où on la voit lente, un peu solitaire. Donc vraiment se donner un air et une démarche présidentielle.

Ou encore celle du sondeur Ipsos, Stéphane Zumsteeg, affirmant de concert que « son image, je suis d’accord avec tout le monde, s’est améliorée, sur les aspects humains. Elle s’est humanisée, on lui reconnaît la capacité d’empathie et de comprendre les préoccupations des gens. […] Oui, elle est plus sympathique qu’avant, après dans l’esprit des gens, ça reste le RN, qui était le FN avant. » Des exposés qui nécessitaient de se mettre au niveau des questions de l’animateur Jean-François Achilli, qui, comme partout ailleurs, ne cesse de se demander sans aucune réflexivité si « elle a réussi à s’étendre plus vers sa gauche, [si] elle arrive à casser cette "image Front National". » Une chose est sûre en tout cas, les journalistes auront tout fait pour.

Tonalité identique au lendemain d’un déplacement en Eure-et-Loir, où fleurissent les comptes rendus aussi uniformes que complaisants – inspirés d’une dépêche AFP – dans une grande partie de la presse entre le 16 et le 17 avril (sélection non exhaustive) :



Rappelons, une énième fois, qu’il en va là de choix éditoriaux. Et que par conséquent, il pourrait en être autrement. Et parce que le grand n’importe quoi semble être la norme, autant franchir toutes les limites, avec, en l’occurrence, La Provence (15/04) :



Brillant.


3. « On commence à regarder son programme » : les « re-découvreurs »


Entre-deux-tours oblige, une autre catégorie d’éditorialistes monte comme de coutume sur ses grands chevaux, bien décidée à pointer le péril de l’extrême droite après l’avoir banalisée au cours des années précédentes. Le 14 avril sur France Inter par exemple, Nicolas Demorand réitère la question : « Pourquoi l’extrême droite ne fait plus peur en 2022 ? » Après avoir assuré que Marine Le Pen avait « fait un énorme travail sur son image [et] une énorme autocritique sur son positionnement d’avant », Françoise Fressoz, pilier du quotidien de référence Le Monde, ose :

Je trouve quand même que depuis la campagne d’entre-deux-tours, c’est un peu en train de changer. […] Progressivement, elle commence à dévoiler au fond la réalité de son projet et je trouve que ça devient inquiétant, à la fois sur les institutions, à la fois sur l’Europe.

Seulement depuis l’entre-deux-tours et sur ces deux seuls points ? Léa Salamé ne dit pas autre chose : « Elle semblait plus notabilisée », « sans doute parce qu’elle avait le paratonnerre Zemmour ». Mais le 11 avril, tout a subitement changé. Car les journalistes politiques ont décidé… de lire son projet :

Aujourd’hui, il n’y a plus le paratonnerre Zemmour donc on regarde vraiment son programme tel qu’il est écrit et effectivement, sur l’Europe, sur les institutions, on peut s’interroger.

Le second invité, Jérôme Jaffré, sondologue, parle de concert, décrivant un « changement » du jour au lendemain :

Le changement que nous avons effectivement depuis lundi, c’est qu’on commence sérieusement à regarder aussi le programme de Marine Le Pen.

« On » ? Ou les journalistes ?

Sur RTL (14/04), le journaliste politique en charge des éditoriaux de la matinale paraphrase :

Olivier Bost : Jusque-là, elle a parlé de ses chats, c’était la campagne miaou, pour se rendre bien plus sympathique que ses idées pouvaient le laisser penser. Depuis dimanche soir, c’est une toute autre histoire, […] elle a des questions bien plus précises sur son programme et elle doit se dévoiler.

Mêmes réserves que ses collègues du service public : l’Otan, l’Europe et les référendums. La préférence nationale ? Ça n’existe pas. Et Yves Calvi de feindre l’angoisse : « Oula ! Vous êtes en train de nous dire que Marine Le Pen va encore faire peur ? » Aux éditorialistes, en tout cas, sûr que non.

Musique identique chez Challenges (18/04) :



Extrait :

La « bonne copine », qui a élevé seule ses enfants et aime passionnément les chats apparaissait modérée derrière Éric Zemmour. Désormais sur l’immigration, l’Ukraine ou l’Union européenne, son programme apparait comme bien d’extrême droite.

Et Maurice Szafran d’enfoncer le clou, affirmant que « jusqu’à ce dimanche 10 avril 20h01 du premier tour de l’élection présidentielle 2022, Marine Le Pen avait réussi à se planquer et à conduire – avec une réelle efficacité – ce que notre éditorialiste à Challenges Nicolas Domenach avait baptisé une "campagne miaou". Se planquer, oui, grâce à Éric Zemmour. » Si l’éditorialiste pointe, contrairement aux autres, la responsabilité d’une « bonne partie de la presse et des médias », il n’en postule pas moins, « en quelques heures, en quelques jours », des « coups de force successifs qu’aucun commentateur n’avait seulement anticipés ou évoqués » (en effet…) et un « comeback à l’extrême droite » général, comme si Marine Le Pen l’avait un jour quittée.

Au vu des cinq dernières années, ce genre de réveils journalistiques ont évidemment du mal à passer. Ceux d’Alain Duhamel notamment (BFM-TV, 12/04), s’inquiétant subitement de l’État de droit après avoir institutionnalisé un dialogue avec Geoffroy Lejeune de Valeurs actuelles sur BFM-TV et officiant quotidiennement sur la chaîne qui a littéralement organisé son agenda autour d’Éric Zemmour, et polarisé son temps d’antenne à l’extrême droite en général à partir de septembre 2021 [3]. Les paniques de Thomas Legrand ne valent guère mieux : « Sur le papier Emmanuel Macron a un petit avantage puisqu’il suffit de ramener Marine Le Pen à son programme pour ébranler l’image lénifiante de la candidate du social, de l’apaisement et des chats. » (France Inter, 11/04) Mais que n’a-t-il protesté publiquement au micro quand France Inter publiait une « interview première fois », aussi dépolitisée que dépolitisante, avec la candidate ? Que ne s’est-t-il indigné au moment où le journal d’information (le plus écouté de France) évoquait les chats de Marine Le Pen et le labrador de Macron ? Que ne s’est-il réveillé lorsqu’Éric Zemmour était reçu début février en grande pompe sans aucune contradiction dans la matinale ? Que n’a-t-il battu sa coulpe lorsque l’Arcom épinglait France Inter pour une surreprésentation d’Éric Zemmour, actant une rupture de l’équité des temps de parole entre les candidats sur la période du 2 janvier au 7 mars inclus, ainsi que le rapporte Le Monde (19/04) ?

Dans les grands médias, ce genre de voltefaces ou d’indignations subites sont légion.


4. « Je pense pas du tout que Marine Le Pen soit raciste » : les « banalisateurs »


Une dernière catégorie de commentateurs est à « distinguer » dans le marasme. Ils possèdent, avec de très nombreux journalistes, la capacité de cloisonner les pans d’un projet d’extrême droite : en l’occurrence, mettre savamment de côté l’instauration d’un système discriminatoire, raciste et xénophobe – soit parce qu’ils le relativisent, soit parce qu’il ne leur pose in fine aucun problème – pour mieux se concentrer sur les aspects économiques, comme si l’on pouvait déconnecter les seconds du premier. Un biais absolument central dans les « analyses » journalistiques, qui s’est donné à voir dans cet entre-deux-tours de manière particulièrement édifiante.

Ainsi de cette confession de Natacha Polony, éditorialisant pour Marianne (20/04). Balayant des « éléments inacceptables ou de pétitions de principe parfaitement caricaturales » sans en dire plus et comme s’il n’en allait que de « vues de l’esprit », la journaliste affirme :

Soyons honnête, […] il y a dans son programme des choses qui semblent sortir tout droit des articles que Marianne écrit depuis vingt-cinq ans. Sur l’aménagement du territoire, sur les services publics, sur la nécessaire relocalisation de l’économie, sur la régulation face au laisser-faire et au règne des flux… Non, Marine Le Pen, pas plus que les huit millions cent trente-trois mille Français qui ont voté pour elle, n’est fasciste et n’envisage de renverser la République.

C’est ce type de procédé frauduleux qui permet à toute une partie de la profession de classer le programme économique lepéniste « à gauche ». Parallèlement, et dans un même mouvement de mutilation du débat, la normalisation de l’extrême droite passe par sa comparaison avec le programme de Jean-Luc Mélenchon. De ce petit jeu, il ressort que les commentateurs diabolisent le second… pour mieux absoudre la première.

Ainsi du plateau de « C dans l’air » (France 5, 11/04), avec Dominique Reynié :

- Caroline Roux : [Marine Le Pen], c’est plus une candidate d’extrême droite ?
- Dominique Reynié : Il y a peut-être un agenda caché, mais quand on regarde ses textes, ses discours, moi je n’ai... j’ai une fois, mais alors il y a dix ans, trouvé un propos qui était limite sur ces sujets-là, mais sinon il y a beaucoup moins d’écarts de langage, y compris sur des sujets comme l’antisémitisme, que Jean-Luc Mélenchon hein. Et donc quand on fait la liste des écarts de langage sur les valeurs, elle a tenu son discours à peu près correctement. C’est une droite nationale souverainiste mais je trouve qu’il faudrait quand même documenter davantage cette idée qu’elle est au fond en dehors du champ républicain.

Sur LCI la veille (10/04), c’est un clone qui s’exprimait chez David Pujadas :

Luc Ferry : Je pense pas du tout que Marine Le Pen soit raciste, je pense qu’elle est absolument pas antisémite. Elle a très clairement rompu avec son père sur ces sujets-là. […] Il y avait aussi toute cette histoire contre l’avortement, de la manif pour tous, tout ça. Là-dessus elle est au contraire d’une clarté qui me plaît beaucoup, que je ne déteste en aucun cas. Maintenant, sur le plan... son programme économique me paraît assez délirant, il me paraît trop proche de celui de Mélenchon pour être crédible. Et deuxièmement ce que je crains aujourd’hui c’est la rupture avec l’Europe.

« Délirant », c’est le mot. On appréciera à nouveau la mise en équivalence des deux programmes économiques, qui en plus d’être factuellement fausse, n’a tout simplement aucun sens… à moins de faire disparaître, comme le font ces deux commentateurs, la mise en place d’un système socioéconomique discriminatoire en fonction de l’origine.

Autre représentante de ce courant ? Emmanuelle Ducros, journaliste à L’Opinion, officiant fréquemment dans les émissions de débat, du service public aux chaînes d’information privées. Le 12 avril dans l’émission « 24h Pujadas » (LCI), la question « Marine Le Pen est-elle d’extrême droite ? » est également à l’agenda. Emmanuelle Ducros répond avec un argument pour le moins « cocasse » :

Il y a quelques années, […] l’antisémitisme était proscrit et faisait office de tabou. L’antisémitisme aujourd’hui, c’est une chose qui est assez partagée par l’extrême gauche, par l’extrême droite, qui ne constitue plus un repoussoir politique. Ce qui fait que finalement, Marine Le Pen, elle est banalisée par l’extrême gauche, par cette extrême gauche qui a une espèce de compréhension ou de tolérance totalement opportuniste pour l’antisémitisme.

Rideau.

Enfin, dans « C à vous » (12/04), c’est à Raphaël Enthoven que décident de faire appel les journalistes du service public. Celui qui, le 7 juin 2021, affirmait que dans l’hypothèse d’un second tour Mélenchon – Le Pen, il voterait pour la seconde ; qui sur LCI le lendemain (8/06/2021), réitérait le slogan à l’appui de sa confession (« Plutôt Trump que Chavez ») et qui le surlendemain (9/06/2021), expliquait encore sur Europe 1 que le RN et La France insoumise « représentent des dangers équivalents » avant de (re)signer sa position : « Dans ce cadre-là, entre la peste et la peste, il fallait viser le calcul d’intérêt. » On ne s’étonnera pas, au vu d’un tel passif, que l’extrême droite ne soit qu’un « fantasme » pour ce grand banalisateur, et que son plaidoyer anti-Le Pen se fonde d’abord et avant tout sur des questions… de « compétence » :

Ce n’est pas sur le champ des valeurs absolues qu’on peut lutter, c’est sur le champ de la compétence. Comment voulez-vous confier les clés du pouvoir à quelqu’un d’inexpérimenté, de spectaculairement incompétent, de nul de débat, de légendairement paresseux, d’entouré de néophytes, et de soumise, de débitrice de la Russie ? Voulez-vous de cela ? C’est cette question-là, plus que le fantasme ou le spectre à mon avis de l’extrême droite qui me paraît efficace.


***


Après au moins deux décennies de banalisation médiatique de l’extrême droite, on ne pouvait guère s’attendre à mieux… Et disons-le, les mécanismes de sa normalisation sont tellement digérés, les routines professionnelles tellement intégrées et le journalisme politique – en tenaille entre l’éditorialisation et la communication – tellement médiocre et si peu pluraliste, qu’on ne pouvait que toucher le fond. C’est donc peu dire que l’état de l’information, en particulier dans un tel contexte électoral, fait peur à voir. Aussi, ni les appels solennels à voter Macron, ni la culpabilisation des abstentionnistes par des éditocrates hypocrites ne sauraient absoudre les médias de leur responsabilité dans la normalisation de l’extrême droite.


Pauline Perrenot

 
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