Prélèvements sur une enquête au long cours
« Il s’en faudrait de peu que Le Monde soit « bourdivin ». La pensée de Pierre Bourdieu dans sa forme simplifiée - le conflit entre dominants et dominés - est l’outil adéquat pour l’entreprise de culpabilisation générale menée par le quotidien. (...) Il faut donc aller au-delà des apparences. Car, à première vue, les polémiques ont été nombreuses entre Le Monde et le sociologue (et encore plus avec ses disciples). Le Monde diplomatique, qui a recueilli une bonne part de l’héritage de pensée bourdieusienne, semble en rivalité idéologique permanente avec les responsables de la maison mère (...) Mais cela relève largement d’une concurrence pour occuper le même terrain : ils sont trop proches pour s’aimer. Et puis surtout, la famille bourdivine a cherché à occuper la place de censeur suprême qu’occupe le journal. Pire, elle a essayé de s’installer encore, sur le piédestal de la critique des médias, qui n’épargne pas Le Monde. »
Vient alors en note, la mise en valeur du « piédestal » :
« Le site d’Acrimed sur Internet en particulier. Et le mensuel PLPL, "Le journal qui mord et qui fuit" créé par Gilles Carle et Serge Halimi, et dont l’une des cibles principales est justement Le Monde et ses dirigeants. L’humour douteux de cette publication explique la hargne dont elle est l’objet parmi les responsables du Monde. On peut se demander quand même si cette rivalité n’est pas provoquée également par la rivalité évoquée ci-dessus. »
Puis :
« Sur le fond, pour comprendre cette connivence sous l’apparence de la concurrence, il faut remonter à la publication, en 1993, de La Misère du Monde, livre dirigé par Pierre Bourdieu. Le sociologue y aborde la question sociale sous un jour qui lui est tout à fait nouveau et, quoi qu’il ait voulu en dire ou faire croire, remarquablement médiatique. La « misère », catégorie critique sentimentale, implique la compassion pour les victimes, ingrédient de base de l’émotion médiatique, en particulier télévisuelle. Et la forme « brute » de l’enquête sociologique de Bourdieu et ses disciples, ces centaines de pages de témoignages des victimes de la mondialisation libérale, annonce les « propos de grévistes », les radio-trottoirs que Le Monde inaugurera lors du « mouvement social » de 1995. »
Et enfin, deux pages plus loin :
« Et en parlant au nom d’une société qu’il prétend représenter, ce Monde fonctionne à la suspicion, cette démarche du soupçon permanent qu’en Italie on a baptise la « détrologie » (ce qui est derrière, dietro). C’est probablement là qu’il rejoint le mieux les disciples de Bourdieu, même si leurs inquisitions ne s’exercent pas toujours sur les mêmes objets. Les bourdieusiens critiquent les puissants. Le Monde veut leur faire la leçon. La suspicion et la dénonciation, alimentées au moteur de la compassion, sont les axes autour desquels tourne ce nouveau journalisme. Il ne dit pas « tous pourris », mais il n’interdit pas de le penser. »
Examen d’une enquête au long cours
Reprenons ce chef d’œuvre du journalisme d’investigation.
« Il s’en faudrait de peu que Le Monde soit « bourdivin ». La pensée de Pierre Bourdieu dans sa forme simplifiée - le conflit entre dominants et dominés - est l’outil adéquat pour l’entreprise de culpabilisation générale menée par le quotidien. »
Où l’on apprend à la fois que Le Monde explore le conflit entre dominants et dominés - ce qui ne frappe pas un lecteur assidu - et qu’il se livre à une « entreprise de culpabilisation générale ». Contre les dominants sans doute ? L’ « angle » réactionnaire de notre bon journaliste d’investigation est un angle borgne.
La complicité étant posée, « il faut donc aller au-delà des apparences ». On se doute que notre bon journaliste « sans acrimonie », mais inquiet de la vigueur avec laquelle Le Monde met en cause les dominants, prend la réalité pour des apparences et d’imaginaires ou futiles apparences pour la réalité. Suspense : va-t-il réussir à nous faire prendre des vessies pour des lanternes ?
« (...) Il faut donc aller au-delà des apparences. Car, à première vue, les polémiques ont été nombreuses entre Le Monde et le sociologue (et encore plus avec ses disciples). Le Monde diplomatique, qui a recueilli une bonne part de l’héritage de pensée bourdieusienne, semble en rivalité idéologique permanente avec les responsables de la maison mère (...) ».
Ainsi les polémiques sont « à première vue » et la « rivalité idéologique » un semblant. Il faudra attendre deux pages avant que vienne une « preuve » décisive : « Le Monde, officiellement fâché avec Le Monde diplomatique, fait bon accueil au mouvement Attac et à son ex-président Bernard Cassen, pourtant ci-devant directeur général du Diplo. »
Heureusement, Poulet est là pour nous révéler le dessous des cartes :
« Mais cela relève largement d’une concurrence pour occuper le même terrain : ils sont trop proches pour s’aimer ».
Si vous attendez le moindre argument pour étayer cette phrase, il faudra faire preuve d’un peu de patience [2]. L’enquête a été longue. Le lecteur de Poulet doit la mériter. Pour l’instant, l’affirmation vaut démonstration et la formule la remplace. Au cas où Poulet serait en panne d’inspiration pour une prochaine enquête, nous lui proposons de remplacer « ils sont trop proches pour s’aimer » par « les extrêmes se touchent » ou de départager ces deux proverbes contradictoires : « Tel père tel fils », « A père avare fils prodigue ». Il pourra sans doute le faire sans trop brasser de vent.
Cet argument - « trop proches pour s’aimer » -, dont on souhaite à Bernard Poulet qu’il ne soit pas le fruit d’une expérience personnelle, est suivi de cet autre, manifestement plus convainquant :
« Et puis surtout, la famille bourdivine a cherché à occuper la place de censeur suprême qu’occupe le journal. Pire, elle a essayé de s’installer encore, sur le piédestal de la critique des médias, qui n’épargne pas Le Monde. »
Pour expliquer la connivence qui gît sous les apparences, Poulet, subrepticement, est passé du Monde Diplomatique à la famille bourdivine. Qu’importe, puisque tout est pareil et réciproquement. La « concurrence pour occuper le même terrain » est devenue « la place de censeur suprême » : un poste que Poulet ne brigue pas puisqu’il en est le titulaire. Quant au « piédestal de la critique des médias », nul doute que la statue de Bernard Poulet ne l’encombrera pas. En effet :
« Serge Halimi, journaliste au Diplo et auteur des Nouveaux Chiens de garde, mène cette lutte qui est relayée, d’une part par des universitaires, par des disciples universitaires de Bourdieu et, d’autre part, par des publications satiriques et critiques. » [3]
Serge Halimi sur un piédestal, voila qui est cocasse. Mais ni les proverbes, ni la statuaire ne nous ont encore permis de découvrir le moindre argument. C’est le moment d’aller le chercher en note, où l’on peut lire ceci :
« Le site d’Acrimed sur Internet en particulier. Et le mensuel PLPL, « Le Journal qui mord et qui fuit » créé par Gilles Carle et Serge Halimi, et dont l’une des cibles principales est justement Le Monde et ses dirigeants. L’humour douteux de cette publication explique la hargne dont elle est l’objet parmi les responsables du Monde. On peut se demander quand même si cette rivalité n’est pas provoquée également par la rivalité évoquée ci-dessus. ».
On pourrait passer sur « Gilles Carle », produit synthétique (« au-delà des apparences ») de Gilles Balbastre et de Pierre Carles (avec un s). On pourrait oublier aussi cette autre inexactitude : Serge Halimi n’a pas créé PLPL ou alors pas plus que les autres collaborateurs de PLPL directement associés au premier numéro [4]. Poulet relève que Péan et Cohen avaient fait l’erreur de publier leur livre sans vérifications et qu’il y avait donc trop d’erreurs et de coquilles : "Cette accumulation de ’détails’ erronés est pour le moins fâcheuse" (p. 27). On ne saurait mieux dire.
Reste le résultat de ce livre d’enquête : Acrimed et PLPL seraient donc des rivaux du Monde, complices du Monde ! Le ridicule ne tue pas, le grotesque, non plus [5].
Mais, patience encore, nous n’avons pas touché le fond. Car le voici immédiatement après :
« Sur le fond, pour comprendre cette connivence sous l’apparence de la concurrence, il faut remonter à la publication, en 1993, de La Misère du Monde, livre dirigé par Pierre Bourdieu. »
Subitement, la « concurrence pour occuper le même terrain » qui permettait d’aller « au-delà des apparences » est devenue une « apparence de concurrence ». A trop creuser sous les apparences, Bernard Poulet va attraper des cals aux mains ! Subitement, on revient du Monde diplo et de Serge Halimi à Pierre Bourdieu. L’itinéraire se complique ! Reprenons :
« Sur le fond, pour comprendre cette connivence sous l’apparence de la concurrence, il faut remonter à la publication, en 1993, de La Misère du Monde, livre dirigé par Pierre Bourdieu. Le sociologue y aborde la question sociale sous un jour qui lui est tout à fait nouveau et, quoi qu’il ait voulu en dire ou faire croire, remarquablement médiatique. La « misère », catégorie critique sentimentale, implique la compassion pour les victimes, ingrédient de base de l’émotion médiatique, en particulier télévisuelle. Et la forme « brute » de l’enquête sociologique de Bourdieu est ses disciples, ces centaines de pages de témoignages des victimes de la mondialisation libérale, annonce les « propos de grévistes », les radio-trottoirs que Le Monde inaugurera lors du « mouvement social » de 1995. »
Au cas où vous auriez, au milieu de la filasse argumentative de Bernard Poulet, perdu le fil de sa démonstration, rappelons qu’il s’agit depuis le début de démontrer la proximité entre Le Monde et Pierre Bourdieu (et ses « disciples »), auteur d’une même entreprise de « culpabilisation générale » des dominants [6]. Et là ça décoiffe.
Concédons à Bernard Poulet qu’il est possible (mais pas sûr) que les journalistes du Monde aient aussi peu compris l’ouvrage de Pierre Bourdieu (et de l’équipe qu’il a dirigé) que Bernard Poulet lui-même. Il faut quand même beaucoup d’arrogance et de bêtise cumulées pour voir dans la misère une « catégorie critique sentimentale », dans la « compassion » un simple « ingrédient de base de l’émotion médiatique » et dans une enquête sociologique un recueil de « témoignages ». Quant aux « propos de grévistes » qui défrisent tant le journaliste-qui-ne-veut-pas-être-culpabilisé, il suffit de se reporter à l’étude publiée ici même ( Le Monde en 1995 : au service du peuple ? ) ce qui a motivé cette publication et le résultat obtenu, pour comprendre qu’il vaut mieux lire La Misère du Monde que le quotidien qui agace l’épiderme de Bernard Poulet.
La conclusion de ce bavardage, deux pages plus loin, en livre définitivement le sens :
« Et en parlant au nom d’une société qu’il prétend représenter, ce Monde fonctionne à la suspicion, cette démarche du soupçon permanent qu’en Italie on a baptisé la « diétrologie » (ce qui est derrière, dietro). C’est probablement là qu’il rejoint le mieux les disciples de Bourdieu, même si leurs inquisitions ne s’exercent pas toujours sur les mêmes objets. Les bourdieusiens critiquent les puissants. Le Monde veut leur faire la leçon. La suspicion et la dénonciation, alimentées au moteur de la compassion, sont les axes autour desquels tourne ce nouveau journalisme. Il ne dit pas « tous pourris », mais il n’interdit pas de le penser.
Conséquence destructive pour Bernard Poulet, enquêteur : suspecter Le Monde, avec ou sans compassion, c’est exercer à son endroit une suspicion intolérable !
Il ne dit pas « Défendons les puissants », mais il n’interdit pas de le penser.