Une démarche journalistique originale ?
Après ce mouvement, la question de l’accès des grévistes aux espaces médiatiques de débat reste d’actualité et au cours de cet entretien, Edwy Plenel fournit un témoignage sur la façon dont Jean-Marie Colombani, directeur du journal et lui ont décidé de « couvrir » le mouvement social de novembre-décembre 95. Edwy Plenel est alors amené à défendre les choix éditoriaux mis en place au sein de son journal lors du mouvement social.
Pour répondre aux questions mais aussi aux attaques des membres de la revue qui ont notamment vu dans la façon dont Le Monde a opéré, plutôt que « [...] de l’investigation, la jubilation nostalgique de militants recyclés dans un mouvement social qui réveillait leurs espérances de jeunesse. Pourquoi pas d’ailleurs ? Mais comment donner cette vue fortement engagée, avec ses déformations, pour de la rigueur informative ? », Edwy Plenel reprend le cours des événements à partir de l’annonce de la réforme de la Sécurité sociale. Il explicite aussi les choix éditoriaux de so
n journal. Lors de l’émission radiophonique de France-Culture, Staccato, le 19 février 1998, il reviendra aussi sur ces partis pris éditoriaux en les justifiant de la même manière.
Le Monde a décidé d’aller vers les grévistes. Ce qui au premier abord contraste avec la manière de travailler des chaînes de télévision, notamment France 2 et son émission, emblématique du mépris des rédactions envers les grévistes, La France en direct. Le directeur de la rédaction du journal compare d’ailleurs l’audiovisuel et l’écrit à ce sujet et dit : « L’audiovisuel qu’on dit si omniprésent n’a pas montré, n’a pas donné la parole, et les ventes de Monde ont témoigné d’une revanche heureuse de l’écrit. » Il insiste aussi plusieurs fois sur la volonté de la direction à laquelle il appartient d’adopter une posture de travail qui se rapproche plus de la tradition journalistique anglo-saxonne caractérisée par sa volonté de dissocier les faits des commentaires. L’investigation est donc prônée et avec elle, une volonté affichée de travail sans préjugés : « La consigne que nous donnons à la rédaction : avant de savoir ce qu’il faut en penser, il faut aller y voir et qu’on nous raconte. » [3]
Lors de l’émission Staccato sur France-Culture, Edwy Plenel réaffirme cette posture journalistique et ce à quoi elle aboutit sur le plan de la méthode. « La rédaction du Monde tout de suite était divisée. Immédiatement, débat : le commentaire, les avantages acquis, le déficit de la Sécurité sociale, qu’est-ce qu’il faut penser de ce mouvement social ? Quelles consignes a donné Jean-Marie Colombani et que j’ai retransmises à la rédaction du Monde ? "Il y a une réalité qui nous surprend, qui est inattendue. Avant de la juger, avant de dire ce qu’il faut en penser, montrons là et allons la voir." » [4]
Edwy Plenel réaffirmera à plusieurs reprises ce parti pris de démarche journalistique :
- Dans Le Débat : « On ne peut pas à la fois s’inquiéter du discrédit du politique et de la faible syndicalisation, et nous reprocher d’aller voir de près, sans préjugés, des anonymes qui retrouvent le chemin du débat politique et syndical - même si l’on estime qu’ils font fausse route ! » [5]. Ou encore : « [par rapport à la vie d’un professeur de banlieue difficile] il faut le raconter brut de décoffrage, comme pour le mouvement social... » [6]
- Au cours de l’émission Staccato : « Dominique Le Guilledoux a inauguré ce type de reportage unique. Ça a été « Paroles de grévistes » [...]. Je sais qu’après, moi j’ai dit : « Mais il faut se tourner vers les sociologues. Qu’est-ce qu’ils pensent de ce mouvement ? Les sociologues, ils ont dit : "Écoutez, c’est trop tôt parce que c’est en lisant vos papiers...[sic] [7]", et ça a donné un changement, ça a fait une évolution donc c’est ça que je veux dire... [sic]. ». Et encore : « Quand on parle du mouvement de décembre 95, comment les intellectuels, les sociologues ont-ils réfléchi sur le mouvement de décembre 95 ? Pas à la télé, on les [les grévistes] voyait pas, vous le savez, on leur coupait la parole. Le mouvement social de décembre 95 a surpris toutes les élites. On est d’accord. Élites syndicales comme élites politiques. Les élites, le journaliste, il fait partie des élites. Il rencontre plutôt le secrétaire du syndicat que le militant de base. On est d’accord. »
Ces propos d’Edwy Plenel montrent qu’il n’est pas seulement habité par le désir d’un nouveau mode de travail journalistique permettant la restitution de la « parole des grévistes ». Outre qu’il a conscience de la différence entre le travail journalistique et le travail scientifique [8], il affirme la volonté du journal Le Monde de participer à la revendication de réinscription dans l’espace public qu’affirment les grévistes dans leur mouvement « des anonymes qui retrouvent le chemin du débat politique et syndical ». Ce qui pour Edwy Plenel -au contraire de l’accusation de la rédaction du Débat - ne signifie pas que Le Monde ait pris fait et cause pour le mouvement « même si l’on estime qu’ils font fausse route ! ».
Mais les innovations journalistiques impulsées par Edwy Plenel participent-elles à la réinscription des « anonymes » dans l’espace public, et à la saisie du sens du mouvement social comme celui-ci le proclame ?
Il faut tout d’abord examiner les raisons données par Edwy Plenel pour justifier ce choix d’une nouvelle posture journalistique qui au premier abord est séduisante.
Des motifs révélateurs
Il apparaît qu’il s’agit en premier lieu d’une réponse à la surprise exprimée par la direction du Monde face au surgissement du mouvement social.
Elite ? Vous avez dit « élite » ?
Cette surprise est attribuée par Edwy Plenel à son appartenance aux élites. « Nous aussi, nous faisons partie des élites, nous n’avons rien vu venir ». Le terme élite est aussi repris par Edwy Plenel lors de l’émission de radio Staccato (un an et demi après la publication de la revue Le Débat) : « Le mouvement social de décembre 95 a surpris toutes les élites. On est d’accord. Élites syndicales comme élites politiques. Les élites, le journaliste, il fait partie des élites, il rencontre plutôt le secrétaire du syndicat que le militant de base. On est d’accord. »
Deux remarques préalables. D’abord, la notion d’ « élite » est souvent des plus confuse, surtout quant on l’oppose (comme on va le voir) au « social ». Ensuite, les propos de Plenel laissent entendre que c’est l’appartenance à « l’élite » qui interdit de prévoir l’ampleur du mouvement social. Si rétrospectivement, il est possible de mettre en avant certaines raisons ou facteurs qui ont poussé des centaines de milliers de personnes à se mobiliser, il est évident qu’un mouvement social se caractérise d’abord plus par son surgissement que par sa prévisibilité. Pourquoi alors Edwy Plenel justifie-t-il sa surprise par le recours à l’argument de son appartenance aux élites ?
Première raison, vraisemblable : parce que Edwy Plenel, est le numéro deux dans la hiérarchie d’un journal, considéré, de plus, comme un journal de référence.
Seconde raison, liée à la précédente : parce que la position d’Edwy Plenel est celle d’un acteur important de cette presse où se trouve « la fine fleur du journalisme qui se masse sous les étiquettes de presse d’élite, de qualité ou de prestige. » [9] : le milieu très restreint des journaux de référence, apprécié par toutes sortes d’élites et donc produit par elles, voire pour elles. Ces facteurs, ajoutés aux incidences de sa position de "numéro deux" du journal : concourent donc à ce qu’Edwy Plenel puisse considérer que sa position socio-professionnelle spécifique lui permet d’affirmer qu’il appartient aux élites de la société française. Mais peut-on le suivre quand il affirme : « [...] les élites, le journaliste, il fait partie des élites. » ?
C’est pour le moins difficile. Il existe non pas un journalisme, mais des journalismes, professionnellement et socialement très différenciés : le terme journaliste ne peut prétendre à présenter une valeur générique. Ce sont les journalistes haut placés dans la hiérarchie de grands médias qui rencontrent les secrétaires de syndicats, les autres auront plutôt affaire justement aux secrétaires départementaux et aux militants de base. Le journaliste quelque peu désincarné dont parle Edwy Plenel et derrière lequel il se retranche, semble donc se rapporter à son propre cas et à ceux qui comme lui ont des postes élevés au sein de la hiérarchie d’organes assez prestigieux ou importants pour être en contact avec les secrétaires de syndicat. Il fait donc référence à un groupe minoritaire dans l’ensemble du corps professionnel des journalistes dont l’autre extrémité est constituée par la nombreuse « piétaille roturière, voire "prolétaroïde" » [10].
Edwy Plenel semble d’ailleurs l’admettre implicitement puisque, après avoir déclaré que le journaliste appartient aux élites, il ne cite que le directeur du Monde et lui-même quand il déclare « Nous avons eu, Jean-Marie Colombani et moi, exactement la même réaction. Nous aussi, nous faisons partie des élites, nous n’avons rien vu venir » [11] , ne faisant donc pas intervenir l’ensemble des journalistes du Monde.
Ce serait donc le statut social auquel appartient le journaliste qui conditionnerait ses capacités à appréhender ce qui se passe dans un milieu donné, le sien. Les phrases d’Edwy Plenel démontrent, malgré elles, une fois de plus ce qui est souvent dénoncé : des journalistes issues des classes moyennes ou aisées qui de par leurs origines seraient dans l’incapacité d’appréhender un milieu qui n’est pas le leur. Pourtant, le principe du travail journalistique est bien d’être capable d’aller sur le terrain, de couvrir tout ce qui est considéré par une rédaction comme un événement. Alors Le Monde serait un journal des élites produit par l’élite du journalisme et qui en conséquence ne peut comprendre et prévoir que ce qui se passe chez les élites ?
« Social », vous avez dit « social » ?
Cette revendication d’appartenance à un monde des élites pose ensuite un deuxième problème. Elle traduit aussi un certain type de conception de l’organisation de la société, coupée en deux. Cette conception dualiste présente deux étranges particularités. D’une part, elle attribue mécaniquement aux élites prises comme un tout, une incapacité à appréhender le mouvement social qui néglige les choix d’une fraction significative de ces prétendues « élites ». D’autre part, elle véhicule une représentation du « social », à ce point simpliste que l’on peut se demander si elle n’est pas précisément une représentation « élitaire », propre à la majorité de cette « élite », prétendument décrite, mais en fait hautement valorisée.
Ainsi, les élites, n’ayant rien vu venir de par leur statut d’élite auraient un rapport "par nature" forcément étranger au mouvement social.
Pourtant, ce qui s’est passé en novembre-décembre 1995 a suscité de nombreuses pétitions de personnes dont on peut dire que de par le capital culturel dont elles disposent et l’autorité "morale" qui en découle, qu’elles appartiennent elles aussi aux élites. C’est en tout cas comme ça que Le Monde [12] va présenter la pétition Appel des intellectuels : « Près de deux cents intellectuels, sociologues et économistes, militants associatifs, hauts fonctionnaires - certains appartenant au Conseil d’État - et personnalités politiques proches de l’extrême gauche et des communistes critiques... ».
Car, contrairement à ce qu’a l’air de penser Edwy Plenel, un mouvement social ne se résume pas seulement à ceux qui se mettent en grève et manifestent. Il engendre aussi des réactions dans d’autres secteurs de la société. Celles-ci peuvent aller jusqu’au soutien effectif, voire très volontariste par la participation directe aux diverses expressions publiques et initiatives du mouvement. Ainsi, le discours à un meeting de la part du sociologue Pierre Bourdieu et de l’anthropologue Emmanuel Terray à la Gare de Lyon aux côtés des cheminots en grève le 12 décembre.
Il apparaît dès lors que le terme d’ « élites » entretient la confusion entre position sociale et position politique, en masquant sous des dehors vaguement sociologique, l’existence de dissidences peut-être minoritaires mais toujours possible..
Cette pseudo-sociologie devient évidente, lorsqu’elle s’exerce sur son autre terme : « le social ». Celui-ci, composé spécifiquerment d’anonymes [13], « fonctionne », littéralement : « le social fonctionne comme un moteur à explosion, sur un rythme brusque d’apparition et de disparition. [...], quand le social se met en branle... » [14] L’usage de ces métaphores mécaniques non seulement accentue l’opposition avec l’élite, mais surtout, prête plus ou moins explicitement au social un défaut de rationalité, alors que l’élite serait par nature rationnelle.
L’usage répété de l’article le (le social) contribue à entériner le dualisme. Il lui fait instituer des catégories qu’il ne questionne pas : les élites, le social. D’ailleurs, « en employant l’article le , le locuteur suppose que l’interlocuteur a déjà identifié la classe d’appartenance de l’être, objet du discours (présupposition), et il lui fait partager comme une évidence la particularité qui actualise cet être. » [15]
Comment peut-il expliquer alors que des membres appartenant à ce qu’il appelle les élites aient rejoint et soutenu avec différents moyens le mouvement social ? Comment ces élites-là ont-elles eu la capacité de comprendre ce qui se passait et ensuite choisi d’y adhérer alors que la direction du Monde semble avoir eu des difficultés de compréhension au début de la mobilisation ? Cette présentation d’une société coupée en deux strates étrangères l’une à l’autre permet surtout à Edwy Plenel de ne pas s’étendre sur son désaccord vis-à-vis des revendications du mouvement social, il ne l’évoque d’ailleurs qu’une fois : « même si l’on estime qu’ils font fausse route ! » Exit la politique, exit la possibilité qu’une même vision du monde puisse partagée par des figures intellectuelles reconnues (des élites donc) et le social (des anonymes). Nos visions du monde, notre rapport à la politique seraient forcément conditionnés par notre appartenance à un milieu donné.
Pourquoi alors donner la parole à des acteurs du mouvement social, alors qu’à priori tout - selon Edwy Plenel - oppose le monde des élites dont il fait partie au social et qu’en plus, la direction du journal se sent comme étrangère à ce qui se passe ? C’est certainement l’importance prise par ce mouvement et notamment le soutien apporté par des intellectuels reconnus qui va pousser la direction à chercher un parti-pris journalistique qui en lui-même n’est absolument pas original et devrait plutôt constituer la norme du travail journalistique plutôt qu’une exception.
Il faut alors se demander, même si on peut se douter de la réponse, si cette couverture du mouvement social par Le Monde va permettre aux grévistes d’être reconnus comme des interlocuteurs participant au débat public.
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Lire la suite : Le Monde en 1995 : au service du peuple ? (2) : Les résultats d’une « nouvelle » démarche
Extraits des deux articles au format pdf, à la fin de l’article suivant.