Sale temps pour l’éditocratie ! Après avoir patiemment contribué, il y a plus d’un an, à faire oublier la victoire de la gauche aux élections législatives, les chefferies éditoriales ont vu tour à tour tomber leur « homme de consensus » (Le Monde), alias Michel Barnier, et leur « homme du compromis » (L’Express), alias François Bayrou. Qu’à cela ne tienne ! Avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, la presse reprend son souffle et télégraphie le discours des communicants, saluant « l’habileté et la rondeur » (Le Parisien) de ce « fin négociateur » (France Info), dont le CV passe au crible d’un journalisme politique impitoyable. « [Il] affiche de nombreuses qualités », analyse ainsi La Voix du Nord, avant d’entamer la liste : « capacités à gérer les crises » ; « talents éprouvés de négociateur parlementaire » ; « méthode préférant la subtilité à l’affrontement direct ». Etc. Journaliste… ou directeur RH ? Reste que parmi les plus vaillants gardiens de l’ordre, certains semblent perdre patience : « Les élus ne parviennent pas à imaginer des gouvernements fondés sur la négociation et le compromis », s’agace Le Monde, qui porte la voix d’un « cercle de la raison » inquiet, lassé de tant d’instabilité politique.
Concert des gardiens de l’ordre
Aussi les grands médias n’ont-ils pas accueilli d’un très bon œil le mouvement social du mois de septembre. Face aux actions de blocage et aux manifestations syndicales, les chaînes d’information en continu ont émis tel un disque rayé – « extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence - chaos » – et les chefferies médiatiques ont suivi la feuille de route traditionnelle par temps de mobilisation : focalisation sur les « effets » des grèves – au détriment des causes ; invectives contre les manifestants ; interviews sous forme d’interrogatoires pour les syndicalistes ; sous-estimation de l’ampleur des manifestations…
À cela s’ajoute un journalisme de préfecture omniprésent : avant, pendant et après les mobilisations, l’angle sécuritaire verrouille le traitement médiatique, empêchant toute critique de la répression et favorisant une surenchère autoritaire dont les médias Bolloré n’ont nullement l’apanage… À propos du mouvement « Bloquons tout », le toutologue Nicolas Bouzou synthétise le crédo sur LCI : « C’est pas une manifestation populaire, ce sont des actes de délinquance qui sont extrêmement graves, qu’il faut traiter comme des actes de délinquance. » Dépolitiser et criminaliser la contestation sociale : telle est la tâche des acteurs répressifs, auxquels les médias dominants apportent tout leur concours.
Démobiliser d’une main ; appeler à la concertation de l’autre : le tableau ne serait en effet complet sans l’interventionnisme des chiens de garde en faveur des dominants. Partie prenante de chaque conflit social, ils n’aiment rien tant que mettre en scène le « dialogue social », prescrire la politique du « compromis », enjoindre aux représentants de salariés de négocier (à la baisse) et de s’aligner sur les préoccupations du patronat. Le tout pour mieux trier le bon grain « réformateur » de l’ivraie « jusqu’au-boutiste » au sein de la gauche partisane et syndicale. Deux jours avant la mobilisation du 18 septembre, les trois journalistes animant l’émission « Questions politiques » (Le Monde/France Inter/France Info) en ont fait une (énième) démonstration face la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. Florilège :
- Françoise Fressoz : Je suis pas sûre que l’abrogation de la réforme [des retraites] soit en tête des revendications. […] Est-ce que vous en faites pas une sorte de totem pour tout bloquer en fait ?
- Alexandra Bensaïd : Vous dites « abrogation de la réforme » et donc des 64 ans ; est-ce que pour vous si le gouvernement lâchait à 63 ans, ça serait une victoire ? Vous voulez aller jusqu’où en réalité ?
- Brigitte Boucher : Vous vous êtes sur l’abrogation, Marylise Léon [de la CFDT], elle est sur la suspension. Est-ce que vous ne pensez pas que si il y a des avancées sur la pénibilité, […] sur les carrières des femmes, […] la CFDT va toper et que le front syndical va se fissurer ?
- Brigitte Boucher : Vous êtes contre la baisse des dépenses publiques ?! […] Vous avez pas l’impression qu’aujourd’hui, notre modèle social nous coûte trop cher ? Qu’on n’a plus les moyens de ce modèle ?
- Brigitte Boucher : Est-ce que vous n’allez pas installer le RN au pouvoir si le gouvernement tombe et si cette assemblée est dissoute ?
- Françoise Fressoz : Chacun montre ses muscles mais la dernière manifestation, elle était quand même nettement moins importante que pour la mobilisation des retraites […]. Est-ce que vous ne craignez pas, au fond, d’avoir un langage très dur et d’avoir une mobilisation beaucoup plus faible ?
« Taxe Zucman », éditocratie en panique
Les éditocrates ont beau faire la pluie et le beau temps dans les médias, ils peinent néanmoins à masquer leur inconfort face à la crise de régime, à la pression du mouvement social et à l’ampleur des revendications de justice sociale. En témoigne, ces dernières semaines, la place concédée par les chefferies éditoriales aux « débats » sur la taxe Zucman. Non pas par conviction… mais par opportunisme : « Le fait que la bataille se concentre sur la fiscalité est un […] signal d’alarme », s’inquiète Françoise Fressoz dans Le Monde, qui conseille par conséquent « de faire baisser la pression pour que la vague du dégagisme n’emporte pas tout ».
Mais dans des médias toujours outrageusement dominés par les tenants du prêt-à-penser libéral – et possédés en grande majorité par des milliardaires constituant précisément le cœur de cible… de la taxe Zucman –, la mesure est loin d’avoir bonne presse. Chez les plus fervents défenseurs du capital, elle prend même des allures bolchéviques ! « Hausses d’impôts, le patron des patrons dit non ! », proclame Le Parisien en placardant à sa Une le dirigeant du Medef. Sur LCI, les lieutenants du capital se mettent en rang d’oignon derrière François Lenglet, qui tance un « raisonnement fiscal […] spéculatif et dangereux ». « Stop aux enfumages économiques ! » s’emporte L’Express, qui promeut à sa Une « les vrais économistes qu’on devrait écouter » contre « ceux qui désinforment les Français », classant évidemment Gabriel Zucman dans la deuxième catégorie. Des Échos de Bernard Arnault à La Tribune de Rodolphe Saadé – où, selon Mediapart, la direction a proscrit le terme « ultrariches », jugé « connoté et stigmatisant » ! –, la presse économique frôle l’apoplexie. Même ambiance au Figaro, qui multiplie les publications « contre la gauche "Zucman" », étrillant un projet qualifié pêle-mêle d’« épouvantail », de « machine à casser les rêves », de « délire fiscal », de « danger qui menace l’économie française » et d’ « offensive antiriches ». Ça branle dans le manche !
En cette matière – comme en tant d’autres –, l’état du débat public est un symptôme de la radicalisation de la classe dirigeante et de ses relais. Il nous rappelle à une urgence : mettre la question médiatique à l’agenda des luttes ! Déposséder les milliardaires des médias qu’ils contrôlent : un mot d’ordre pour les mobilisations actuelles ?