Comme à chaque rentrée médiatique, le gratin de France Inter se donne en spectacle hors les murs. En 2023, c’est « Quotidien » qui prenait en charge le numéro de claquettes, en accueillant en grande pompe la « dream team de la première matinale de France », Sonia Devillers, Léa Salamé et Nicolas Demorand. En 2024, c’est dans l’antre de la petite bourgeoisie décomplexée, « C à vous » (France 5), qu’eut lieu le grand déballage des stars de l’audiovisuel public, où les « moi je » tutoyèrent les platitudes pour un culte de la personnalité XXL : en l’occurrence, un « reportage » dans les couloirs de la Maison de la radio, où les têtes d’affiche (et la patronne de France Inter) sont interrogées sur les « secrets de l’alchimie » du « couple Salamé-Demorand », « secrets » ensuite commentés en plateau avec les concernés et deux de leurs collègues, Sonia Devillers et Charline Vanhoenacker. Du lourd. Mais « C à vous » n’avait pas atteint le sommet.
« Je me consume d’amour pour moi »
Avec le transfert de Léa Salamé de la grand-messe matinale de France Inter à la grand-messe vespérale de France 2, le théâtre de la saison 2025 était tout trouvé : non pas au 20h, point trop n’en faut, mais dans l’émission « Quelle époque ! », dont Léa Salamé est à la fois l’animatrice et la coproductrice via sa société Marinca Prod – un attelage aussi banal que lucratif dans l’audiovisuel public. Nous sommes donc le 18 octobre sur France 2 et c’est jour de fête : l’hôtesse ne cache pas son plaisir de siéger en plateau au côté de « [s]on ancienne famille », Nicolas Demorand, Sonia Devillers et l’immanquable Benjamin Duhamel. Une longue séquence s’amorce alors, où tout (ou presque) n’est que flagornerie. Meilleur du pire :
Une caméra cachée dans le salon des concernés n’aurait sans doute rien produit de différent. Et le montage est loin de trahir l’émission. Les séances d’autocongratulation à qui mieux mieux ont en effet occupé plus de la moitié du temps d’antenne (13 minutes et 30 secondes, précisément), auxquelles il faut ajouter trois épisodes de Benjamin-mania pour un total de 5 minutes et 10 secondes. Ces deux « volets » représentent à eux seuls les trois quarts de la séquence dédiée au trio de radio « le plus écouté de France » : « Je me consume d’amour pour moi : je provoque la flamme que je porte », disait Narcisse de lui-même [1].
Le reste de l’émission ? D’une part, une session de commentaires sur la rentrée politique (3 minutes), laquelle se réduit rapidement au commentaire d’un extrait d’une matinale de France Inter : un niveau d’auto-référencement à donner le tournis ! D’autre part, un passage obligé par le Mélenchon-bashing du moment (3 minutes 50 secondes), monté façon « Quotidien » pour le plus grand bonheur d’un plateau hilare [2]. Totalement creuses sur le fond, ces séquences témoignent surtout du rapport qu’entretiennent ces hauts-gradés des médias à la politique en général et au genre de l’interview politique en particulier : un faire-valoir, « un concours d’éloquence », « un jeu de rhétorique », bref, « un exercice de style ». Le sujet, c’est encore (et toujours) eux.
Léa Salamé ne s’y trompe pas et annonce d’emblée qu’elle ne reçoit pas les trois journalistes pour qu’ils analysent la crise politique en cours, mais bien plutôt pour qu’« ils nous [disent] comment ils ont vécu cette crise politique », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. L’émission est faite de ce bois, où tout est prétexte à l’ultra-personnalisation. « Quand on est un intervieweur politique, on adore interviewer Jean-Luc Mélenchon parce qu’il a une culture formidable, que c’est un animal politique », plastronne le petit Duhamel dans le verbiage éculé du journalisme politique, lui dont la pratique du métier consiste pourtant à tout rapetisser, depuis le périmètre de la pensée autorisée jusqu’aux sujets de fond, évincés au profit de la politique politicienne. Ivres d’eux-mêmes, les journalistes vont jusqu’à se vivre comme les petits pères du peuple de France Inter : « Les auditeurs, vous les trouvez comment en cette rentrée ? », demande Léa Salamé à Nicolas Demorand, qui tantôt diagnostique une « demande d’intelligibilité », tantôt sent « qu’ils veulent cogner ». Comment lui donner tort sur ce point ?
Radio des copains, radio des puissants
Comme en 2023 chez « Quotidien », puis chez « C à vous » en 2024, les journalistes entretiennent leur notoriété, soignent leur image de marque et cultivent cette « coolitude » que les stars de l’audiovisuel public ont en commun avec la bonne famille arrogante de « Quotidien ». Aussi rient-ils de bon cœur en se regardant eux-mêmes, ici dans des montages-photo coiffés de perruques extravagantes, là dans des archives télé, ou encore à l’antenne de France Inter, dont des extraits sont diffusés dans l’émission. La petite bourgeoisie s’amuse follement. Et elle se suffit à elle-même : « Je pense que j’ai jamais été aussi heureuse à la radio que cette année », déclare Sonia Devillers. Un aveu qui ravira tous les tâcherons (invisibilisés) de cette maison comme ceux qui luttent sans relâche contre le projet de holding, et ira sans nul doute droit au cœur de ses confrères et consœurs de la cellule « Investigation » : pas plus tard qu’en juin dernier, ces derniers dénonçaient « la remise en cause » de l’enquête sur France Inter à l’horizon de la rentrée 2025, notamment à travers la diffusion amputée aux trois quarts de « la seule émission d’investigation du service public de la radio », c’est-à-dire « la preuve empirique que les journalistes […] ne peuvent plus enquêter librement », en plus d’un (nouvel) affaiblissement du reportage et de l’écologie sur la même antenne [3].
Mais il faut croire que dans l’audiovisuel public comme ailleurs, le malheur des uns fait le confort des autres. L’épanouissement personnel est d’ailleurs une valeur cardinale pour Sonia Devillers, pour ne pas dire le cœur battant d’un projet journalistique, ainsi qu’elle l’explique à Léa Salamé après que cette dernière a salué son « côté psy » :
Sonia Devillers [réagissant à la rediffusion d’un extrait de son interview de François Cluzet] : C’est pas génial ? [François Cluzet] a 69 ans. Il a 69 ans. Il a passé son enfance à en crever que sa mère soit partie, qu’elle n’ait jamais donné signe […]. Il a frôlé la mort. Probablement que c’est dû à cette blessure. Et aujourd’hui, à 70 ans, il est capable de dire : cette femme, ma mère, voulait un orgasme, et c’était fondamental pour être heureuse. Moi, je trouve que ça vaut vraiment le coup de se lever le matin et de partager ça avec 2 millions de personnes.
C’est en tout cas une orientation éditoriale promue de longue date par la direction de France Inter, dont la matinale (encore) élargie porte assurément la marque, laissant la part belle – après la tranche d’« actualité politique » – aux formats magazines prioritairement tournés vers les catégories sociales dont les journalistes sont les plus proches. Si le féminisme bourgeois y est assurément bien loti, il n’empêche pas la matinale 2025 d’être sévèrement critiquée pour sa division genrée du travail, où entre 7h et 9h, une majorité d’hommes se chargent de politique, de géopolitique et d’économie, là où « les femmes, dans les deux heures qui suivent, font les sujets plus culturels et sociétaux... », comme l’expliquait le syndicaliste Lionel Thompson en juillet [4]. « Moi j’ai besoin de chair, j’ai besoin d’humanité, je pense que les auditeurs aussi en ce moment », soutient Sonia Devillers, dans une profession de foi reflétant d’abord et avant tout les intérêts de sa classe : « Et plus l’actu est dense, plus elle est chahutée, plus elle est tendue, et plus on a besoin de ces moments-là. » Dommage que dans les faits, ce journalisme d’« incarnation » soit voué à rimer, bien souvent, avec dépolitisation.
C’est en tout cas sans grande surprise que nous observons depuis quelques années l’ancienne animatrice de « L’instant M » (pour Médias) devenir l’un des piliers de ce haut-lieu de « la rationalisation néolibérale » qu’incarne la matinale de France Inter. Jusqu’à se féliciter de l’allongement de sa durée [5], et donc, implicitement, de son poids et de son influence politiques croissants au sein de Radio France, avec toutes les transformations structurelles que cela implique :
- Léa Salamé : Tous les matins, l’événement ! […] C’est de 7h du matin à 11h. Je me demandais si l’année prochaine vous alliez finir à midi ?!
- Sonia Devillers : Oui. Midi, 14h, ça se discute !
- Nicolas Demorand : […] On peut faire un 7h-19h aussi. [Éclats de rire.] 12h d’info ! […]
- Sonia Devillers : C’est très napoléonien !
En effet…
Benjamin-mania : petit éditocrate deviendra grand
Face à une telle décomplexion, il est cocasse d’entendre Benjamin Duhamel encenser les « belles valeurs » du service public. A fortiori quand la séquence se clôt sur une opération de câlinothérapie à l’endroit de cette ancienne star de BFM-TV. Assurée par Hugo Clément, chroniqueur permanent et lui aussi coproducteur de l’émission – décidément ! –, la séance succède au débrief de l’entretien « tendu » avec Jean-Luc Mélenchon :
Hugo Clément : Dans ce couloir après avoir quitté ce studio, [Jean-Luc Mélenchon] vous a fait le reproche d’être un « fils de » [...] parce que vous êtes issu d’une grande famille des médias… L’expression exacte qu’il aurait utilisée, c’est « gosse de riches ». Cette critique, est-ce que vous l’entendez ou est-ce que vous ne pouvez plus la supporter ?
La pudeur contraignant Hugo Clément à ne pas s’étendre sur la « grande famille » en question, rappelons tout de même que Benjamin Duhamel est le fils de Patrice Duhamel (ancien directeur général de France Télévisions) et de Nathalie Saint-Cricq (actuelle directrice des rédactions nationales de France Télévisions), le neveu d’Alain Duhamel, le cousin de l’ex-ministre Amélie Oudéa-Castéra, le conjoint de la matinalière de France Info (elle aussi ex-BFM-TV) Agathe Lambret, et que la famille Saint-Cricq est actionnaire historique de « La Nouvelle République du Centre-Ouest » (NRCO), un groupe de presse au chiffre d’affaires annuel de 70 millions d’euros.
L’occasion de (vraiment) parler de reproduction sociale ? Certainement pas sous la surveillance d’Hugo Clément : « Vous avez le sentiment, aujourd’hui, de devoir prouver plus que les autres ? » Ni sous celle de Léa Salamé : « Benjamin, vous avez raconté "lorsque je suis arrivé dans certains médias comme à LCI, certains ont tout fait pour me mettre des bâtons dans les roues". Est-ce que c’est le cas à France Inter ? » Une audace rarement égalée : tout occupés à fantasmer sur les entraves qu’aurait connues la carrière du jeune Duhamel, nos deux coproducteurs ignorent les critiques légitimes (et bien réelles) que lui adressèrent des salariés du service public [6]...
Réagissant à ces impitoyables prises à partie, Benjamin Duhamel conçoit que « certains Français soient exaspérés de voir des Duhamel partout ». C’est déjà ça ! Il poursuit en évoquant « l’ascenseur social qui ne fonctionne pas bien », dit entendre les « crispations » que le népotisme dont il récolte les fruits peut générer, avant de conclure de but en blanc : « Voilà, j’essaye de faire mon boulot. Et je veux juste qu’on me juge sur ce que je fais. » L’occasion de rappeler qu’une consécration médiatique comme la sienne doit beaucoup moins au « boulot » qu’à la parfaite conformité de ce « boulot » avec les attendus du monde journalistique tel qu’il va, et que les attendus en question s’apprennent et s’intègrent beaucoup mieux quand on s’appelle Duhamel. Une telle endogamie socioprofessionnelle ne pourvoit pas uniquement en capital économique, social et culturel – celui que légitiment, tout du moins, les journalistes de sa trempe : elle transmet ce rapport bourgeois, désinvolte et badin à la politique, mais aussi les codes, les manières d’être et de « faire le journalisme » qui font précisément les « grandes » carrières… et celles des Duhamel-Saint-Cricq en particulier.
C’est un braquage en règle : à travers de tels programmes, l’audiovisuel public gonfle les capitaux (symboliques et/ou financiers) de celles et ceux qui l’accaparent et le tuent à petit feu. Via sa société de production, Léa Salamé est encore une fois la grande gagnante dans cette affaire, déjà rémunérée « aux alentours de 25 000 euros par mois » pour la présentation du 20h (Capital, 24/07), ce qui la classe (au moins) parmi le 1 % des salariés les mieux payés en France. Un tel état de fait, et l’entre-soi qui va avec, ne cessent de nuire à la défense du service public de l’information – comment justifier ce statu quo ? –, au moment même où l’extrême droite milite telle une machine de guerre en faveur de sa privatisation, dopant ainsi le combat ancestral d’une large partie du champ politique et journalistique – Libération inclus, fut un temps ! – pour le mettre à terre. Las… à force de déprédation structurelle et d’usurpation du sens même du « service public », le détricotage méthodique de l’audiovisuel public se poursuit. Encouragée de l’extérieur par trois décennies de politiques publiques au rabais et d’incessants appels à la privatisation, cette orientation est également tolérée en interne, appliquée par les directions et consentie, bon gré mal gré, par une partie de ses professionnels, au premier rang desquels les journalistes les plus en vue. Ces pressions opérant de manière dialectique pour un résultat très efficace, il est urgent de lutter sur tous les fronts à la fois, sous peine de rejoindre les (pâles) avocats de l’information publique dont le combat se réduit tantôt à livrer gages sur gages à l’extrême droite, tantôt à faire bloc pour « défendre ceux qui l’ont confisquée ».
Pauline Perrenot


