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Israël/Palestine : « La colonisation reste le grand impensé du cadrage médiatique »

par Blaise Magnin, Pauline Perrenot,

Entretien avec Elie Duprey, porte-parole du collectif Tsedek.


Acrimed : Qu’est-ce qui a motivé la création de Tsedek en juin 2023 ? Peux-tu nous parler de ses objectifs et des grands principes de son manifeste ?

Elie Duprey : Tsedek naît après une décennie 2010 qui a connu d’importants bouleversements aussi bien dans le mouvement de soutien à la Palestine que dans l’antiracisme politique. Est apparue une critique radicale de ce qu’avaient été les principales organisations de l’antiracisme en France, incarnées notamment par SOS Racisme. Au cours de cette décennie, la seule organisation juive à avoir participé à ces mobilisations a été l’Union juive française pour la paix, dans la continuité de laquelle on s’inscrit. La plupart de nos fondatrices et fondateurs sont d’ailleurs d’anciens militants de l’UJFP. Pourquoi a-t-on décidé de créer un nouveau collectif ? Il y a des raisons générationnelles et aussi parce qu’à nos yeux, l’UJFP était avant tout un mouvement antisioniste tandis que nous, on se pense avant tout comme un mouvement antiraciste. Il y a une autre distinction entre nous et l’UJFP, qui tient à la logique communautaire que nous revendiquons, l’UJFP étant une organisation beaucoup plus laïque. Comme on s’est constitués peu de temps avant le 7 octobre 2023, on a été amenés à beaucoup intervenir sur l’actualité en Palestine, mais l’idée est qu’on porte aussi des combats qui aillent au-delà de la seule dénonciation du sionisme.


Votre collectif est beaucoup intervenu publiquement sur la Palestine depuis deux ans mais les grands médias n’ont pas beaucoup – voire pas du tout – fait connaître vos positions. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur vos rapports aux rédactions et sur cette quasi-absence de médiatisation ?

Il faut déjà différencier selon les différents types de médias. Pour ce qui est des grands médias mainstream, les grandes chaînes d’info ou les grands journaux, on fait l’objet d’une invisibilisation quasi complète, à l’image de la gauche radicale et du mouvement de soutien à la Palestine de manière générale, qui ne sont évoqués que pour être diabolisés, criminalisés. Sauf erreur de ma part, je crois qu’on n’a eu qu’une seule invitation de notre porte-parole sur BFM-TV. C’était en visio, il a parlé 30 secondes, il a été coupé et pour finir, son micro a été baissé. Ceci dit, au vu de la radicalité du discours qu’on porte, qui n’a tout simplement pas droit de cité, on n’attend pas grand-chose des grands médias. L’antisionisme y est quasiment absent et on voit bien que des positions comme celles de La France insoumise, qu’on peut juger satisfaisantes sur la dénonciation du génocide, mais assez modérées sur l’antisionisme, sont déjà très criminalisées dans ces espaces-là. Donc nous qui portons des positions plus radicales, ce n’est pas surprenant qu’on soit invisibilisés. On a aussi reçu plusieurs invitations sur i24News, auxquelles on n’a pas donné suite parce qu’on estimait que le dispositif ne serait sans doute pas propice à ce qu’on avait envie d’exprimer... Pour ce qui est des « gros » médias indépendants, ça dépend un peu des cas, certains nous invitent régulièrement comme Blast et Le Média. Mais pour ce qui est de Mediapart ou d’Arrêt sur images, c’est plus ponctuel et c’est toujours dans des dispositifs de débat contradictoire : on ne va jamais nous laisser la parole pour exprimer nos positions, on est toujours face à des voix juives qu’on qualifierait de « sionistes de gauche ». Enfin, on a quand même accès à des médias indépendants « de niche » : on est par exemple très proches de Paroles d’honneur sur Twitch. Enfin, j’insiste sur le fait que si Tsedek est invisibilisé, c’est quand même peu de choses au regard de l’invisibilisation d’autres collectifs, au premier rang desquels Urgence Palestine. Le fait que Mediapart – dont je parle singulièrement parce que j’en attends plus que de BFM-TV – n’ait pas une seule fois invité le porte-parole d’Urgence Palestine est, par exemple, très significatif. Surtout quand dans le même temps, ils produisent quantité d’émissions et d’articles sur « la solitude des juifs de gauche ». C’est aussi quelque chose qui participe du racisme anti-palestinien et de l’invisibilisation des Palestiniens.


Comment vous l’expliquez ?

Les Palestiniens ne sont généralement perçus que comme une cause humanitaire, c’est-à-dire comme des gens dont on peut déplorer le fait qu’ils soient affamés, mais qu’on ne considère pas comme des acteurs à part entière, dotés d’une agentivité propre. Quand on pense au degré de haine que suscite Rima Hassan dans les médias, alors que c’est une juriste en droit international, d’un calme olympien, modérée, ça nous donne une idée de la perception qu’ils peuvent avoir d’un mouvement comme Urgence Palestine, qui incarne une position plus radicale. Il n’en reste pas moins que c’est le principal mouvement au cœur des mobilisations en faveur de la Palestine en France, créé et animé par des membres de la diaspora palestinienne. Le fait qu’on ne les voie nulle part, y compris dans des médias de gauche, c’est un vrai problème politique. Et le fait qu’on parle plus de Tsedek que d’Urgence Palestine l’est également.


Peux-tu nous en dire un peu plus sur vos rapports avec les « gros » médias indépendants et ce que vous reprochez aux dispositifs dans lesquels vous êtes parfois intervenus ?

Sur Mediapart, le dispositif était très défavorable. C’était une émission qui s’est tenue pas très longtemps après le 7 octobre 2023 et l’un de nos camarades est tombé dans un traquenard si j’ose dire : un « quatre contre un », avec des personnes très hostiles face à nous. Mediapart est un média important au sein de la gauche et pour nous, il y a un enjeu à y aller, donc c’était tout à fait logique qu’on réponde favorablement à cette émission. Mais on n’avait pas conscience que le dispositif serait aussi déséquilibré. D’après ce qu’on sait et de ce qu’on comprend, il y a quand même des différences de ligne au sein de la rédaction dans la manière dont ils nous perçoivent. Certains sont en accord avec ce qu’on porte, tandis que d’autres sont beaucoup plus réservés, davantage sur une ligne « sioniste de gauche ». Il y a eu, ensuite, un article qui présentait les différentes facettes des « juifs de gauche », une catégorie confuse de notre point de vue, qui n’a pas grand sens, mais que Mediapart affectionne tout particulièrement. On avait accepté de répondre aux questions pour un premier papier là-dessus. Dernièrement par contre, Mediapart nous a de nouveau sollicité pour répondre à des questions sur « le sentiment d’abandon des juifs de gauche », dont je parlais précédemment, et on leur a dit que le cadrage ne nous convenait pas, mais qu’on était prêts à s’exprimer sur un cadrage plus pertinent. Ils n’ont pas donné suite.


Et s’agissant d’Arrêt sur images ?

L’émission qu’on a faite était plus équilibrée. On était face au rabbin Émile Ackermann, qui ne partage pas nos positions, et Paul Aveline, le journaliste en plateau. Mais on a aussi eu des petites tensions avec ce média à la suite de leur émission sur l’antisémitisme à gauche, qu’on a jugée problématique eu égard au cadrage, à la composition du plateau, et qui a donné lieu à une réaction de notre part dans une émission sur le média Paroles d’honneur. Et par ailleurs, c’est vrai que nous n’avons pas eu de dispositif comparable à celui dont a bénéficié Arié Alimi, un des membres fondateurs de Golem [1], qui incarne le sionisme de gauche, c’est-à-dire un entretien seul en plateau face à un journaliste, comme ce qu’on a pu avoir sur Le Média.


Pour en revenir aux médias mainstream, si vous n’y avez pas la parole, en revanche, on parle régulièrement de vous… et en général de manière assez péjorative.

Après une première phase d’invisibilisation, il y a eu effectivement toute une séquence où on nous a consacré un certain nombre de papiers dans Marianne, L’Obs, Franc-Tireur, notamment lorsqu’on a organisé avec les camarades de l’UJFP un colloque à l’occasion des 80 ans de la libération d’Auschwitz sur le fait génocidaire à travers l’histoire [2]. Ce colloque a donné lieu à beaucoup d’articles en très peu de temps, comme un article assez ignoble dans Marianne signé Rachel Binhas, qui travaille aussi pour Valeurs actuelles et CNews [3]. Dans L’Obs, il y avait eu auparavant un article de Brigitte Stora et une interview de Jonas Pardo et Samuel Delor [4], tous deux membres de Golem. On a demandé à L’Obs un droit de réponse, qu’on a obtenu, et un autre à Marianne, qui ne nous l’a pas accordé. Dans toute cette séquence médiatique, soit on a nié notre judéité – Franc-Tireur a titré « Juifs mais pas trop ! » à notre propos, ce qui est à nos yeux un titre antisémite –, soit on nous a accusés d’être des « cautions juives des antisémites », des « Juifs de service », des « Juifs d’exception », etc. Suite à ça, on a publié une tribune dans Le Média et L’Humanité, dont l’enjeu était de faire apparaître ce qu’on appelle l’arc sioniste, qui va du « sionisme de gauche » jusqu’au suprémacisme assumé en passant par le sionisme plus institutionnel comme peut l’incarner le Crif.


Et à part publier des papiers pour vous attaquer, est-ce que les grands médias ont rendu compte du colloque en question sur les 80 ans de la libération d’Auschwitz, de ce qui y a été dit, des intervenants ?

Non, effectivement. La seule intervention du colloque qui a suscité un commentaire de leur part était un échange entre Eyal Sivan et Rony Brauman autour de leur documentaire sur Eichmann, qu’on avait projeté en introduction du colloque. Au cours de cet échange, Rony Brauman a prononcé une phrase qui a été coupée, montée, etc., et reprise partout pour montrer à quel point on était des négationnistes. C’est notamment le cœur du papier de Marianne que de dire que Rony Brauman salit la mémoire d’Auschwitz. Mais je ne pense pas qu’ils se soient embêtés à regarder ce qui s’est dit dans le reste du colloque, et de fait, ils n’en ont pas parlé. Ils ont juste pris cet extrait qui a tourné sur les réseaux sociaux et ils l’ont commenté, comme ils font généralement.


On a aussi remarqué que vous étiez régulièrement cités dans des articles évoquant des « polémiques », souvent outranciers et confus, portant sur le mouvement de solidarité avec la Palestine. On pense à ces titres de pseudo enquêtes sur « les réseaux à l’œuvre derrière les mobilisations propalestiniennes » ou « la nébuleuse qui défie la République ». Qu’est-ce que vous pensez de ce type de cadrage et de la couverture qui vous y est réservée ?

Ça illustre assez bien la manière dont la question palestinienne est abordée dans les médias dominants depuis le 7 octobre 2023, en termes de « choc des civilisations », de lutte du « bien » contre le « mal », de « la seule démocratie de la région contre les terroristes du Hamas ». Cette vision de la situation en Palestine est vraiment liée aux dynamiques propres au champ politique français. Ce sont des dynamiques qui sont antérieures mais qui se sont accélérées depuis le 7 octobre 2023. On assiste à une recomposition du champ politique avec, d’un côté, l’exclusion de la gauche du champ républicain, LFI étant qualifiée de « premier parti antisémite de France », notamment en raison de son soutien à la Palestine et plus généralement, de sa lutte contre l’islamophobie, et, de l’autre côté, la réinscription de l’extrême droite dans cet arc républicain « raisonnable ». C’est comparable à ce qui est arrivé autour de Corbyn au Royaume-Uni : une campagne qui a permis de délégitimer la gauche et, au contraire, de légitimer l’extrême droite [5]. Tout le traitement de la question palestinienne est informé par ces enjeux intérieurs de recomposition du champ politique français, même s’il y a eu différentes phases. Dans les mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, qui a été présenté comme un « pogrom antisémite » et comme « le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah », prévalait uniquement la condamnation du Hamas et le refus de toute politisation, de rappel du contexte, de réinscription de cet événement dans l’histoire plus large de la colonisation de la Palestine. Et puis, au fur et à mesure que la monstruosité des crimes israéliens était de plus en plus évidente, qu’il était de plus en plus difficile de nier qu’un génocide est mené par Israël, il y a quand même eu une évolution.


Par bien des aspects, le changement est très relatif et finalement assez cosmétique…

Oui, oui, quand je dis « évolution », je ne dis pas qu’il y a une amélioration ! La question de la colonisation reste notamment le grand impensé du cadrage médiatique. Mais en tout cas, j’ai l’impression que les arguments moraux qui étaient très présents au début sur « le droit d’Israël à se défendre » sont quand même moins systématiquement rabâchés comme des évidences. On est passés d’« Israël démocratie attaquée par l’hydre terroriste » à « la vilaine extrême droite israélienne qui commet des exactions très regrettables ». Aujourd’hui, le soutien inconditionnel à Israël, qui était une exigence pour l’intégralité des champs politique et médiatique français à l’exception de LFI le 8 octobre, ne peut plus être affirmé en ces termes. Il y a quand même la critique de Netanyahou, la dénonciation de l’extrême droite israélienne avec la mise en lumière, à mon avis très excessive, des mouvements de contestation de Netanyahou au sein même de la société israélienne.


« Très excessive » en quel sens ? Peux-tu développer un peu plus cette question de la médiatisation des mobilisations au sein de la société israélienne ?

Elles sont mal médiatisées ! Régulièrement, les manifestations contre Netanyahou sont présentées comme la preuve que la société israélienne n’est pas réductible à sa politique criminelle alors qu’en réalité, la plupart de ces manifestations sont des protestations contre la manière dont Netanyahou mène la guerre, pas contre la légitimité de la guerre, et encore moins contre la colonisation de la Palestine ou le sort réservé aux Palestiniens. Ce qui est beaucoup reproché à Netanyahou par ceux qui manifestent – parfois massivement – en Israël, c’est de ne pas avoir su protéger Israël, d’avoir laissé commettre le 7 octobre 2023 et de ne pas avoir été en mesure de faire revenir les otages israéliens vivants. Les médias en France évoquent « les gentils » qui sont pour la paix d’un côté contre « les méchants suprémacistes » (Netanyahou, Smotrich et Ben Gvir) de l’autre.


Comment expliques-tu cette déformation du réel, alors qu’il existe des interlocuteurs très au fait des réalités de terrain au sein de la société israélienne ? Des chercheuses comme Karine Lamarche et Nitzan Perelman-Becker par exemple, mais aussi des journalistes comme Sylvain Cypel, qui a été rédacteur en chef du Monde, pour ne citer qu’eux : autant d’interlocuteurs accessibles, qui s’expriment, écrivent des livres, interviennent publiquement et tiennent un discours alternatif…

Je pense que le cœur de cet aveuglement médiatique, c’est le refus de penser la question palestinienne comme une question coloniale. Pas colonial dans le sens où la Cisjordanie et Gaza sont des territoires colonisés, mais au sens où l’intégralité d’Israël et du processus sioniste sont des projets coloniaux. Ça n’est dit dans aucun média mainstream. Or, c’est impossible de penser la situation si on ne garde pas ça à l’esprit. Et c’est pour ça que les positions antisionistes n’ont droit de cité nulle part : la position acceptable la plus radicale, c’est celle qui est en faveur de la solution à deux États, donc qui déplore les excès de la colonisation en Cisjordanie et à Gaza, mais qui ne touche pas au cœur du projet israélien, qui est la constitution d’un État suprémaciste juif sur une partie de la Palestine historique. La personnalité qui a les positions les plus radicales et qui est de temps en temps invitée dans les médias, c’est Rony Brauman [6]. D’ailleurs, il y a quelques jours, quand il a mis sur le même plan le Hamas et le gouvernement israélien sur un plateau télé, ça a provoqué un scandale instantané et les journalistes en plateau étaient traumatisés de ce culot.


On voulait aussi connaître votre point de vue sur le concept de « civilisation judéo-chrétienne », qui a été beaucoup mobilisé à l’appui du récit médiatique dominant, dans la même veine que le « choc des civilisations » que tu évoquais un peu plus tôt.

Pour le comprendre, il faut faire un détour par le concept de « philosémitisme », très pertinent pour percevoir ce qui se joue en France et en Occident de manière plus générale. Ce qu’on entend par philosémitisme, c’est une forme d’altérisation des Juifs qui est inverse de celle de l’antisémitisme traditionnel. Alors que l’antisémitisme construit une figure du Juif dangereux, qui menace les valeurs de la blanchité et de la chrétienté, le philosémitisme construit une figure du Juif comme compatible avec les valeurs de la blanchité. C’est un mécanisme que l’on peut voir à l’œuvre dans d’autres formes de racisme, par exemple lorsqu’on qualifie les populations asiatiques de « travailleuses » et « discrètes » par rapport à d’autres : c’est aussi une forme de racisme. Le fait de constituer des minorités modèles, c’est même un classique du racisme. Le philosémitisme a existé avant la seconde guerre mondiale de manière ponctuelle, avec notamment le décret Crémieux [promulgué en 1870, NDLR] qui a accordé la nationalité française aux Juifs d’Algérie, tout en maintenant les Algériens musulmans sous le régime de l’indigénat, avec l’idée de diviser pour mieux régner. Mais c’est vraiment devenu le mode de relation privilégié de l’Occident à la question juive après la seconde guerre mondiale pour qu’il parvienne à digérer sa participation au génocide des Juifs. Et sur un plan géopolitique, ça s’est exprimé par un fort soutien à Israël, jusqu’à aujourd’hui, et, pour en revenir à votre question, par la mise en avant de « la civilisation judéo-chrétienne », alors même que c’est l’Occident qui, pendant des siècles, a minorisé, racialisé, persécuté et génocidé les Juifs. Dans cette « civilisation judéo-chrétienne », les Juifs se trouvent donc ralliés à l’Occident face à un nouvel ennemi commun, qui est évidemment le monde musulman.


Dans les grands médias, on entend aussi beaucoup parler du « nouvel antisémitisme ». Qu’est-ce que ça signifie et même si tu viens d’esquisser un début de réponse, peux-tu expliquer davantage comment ça s’imbrique avec le concept de philosémitisme ?

C’est absolument central dans le traitement de l’antisémitisme, au point qu’il en efface toute autre forme. Le « nouvel antisémitisme », c’est une théorie raciste qui avance l’idée que l’antisémitisme traditionnel porté par l’extrême droite et les nationalistes n’existerait plus et qu’aujourd’hui, la principale menace qui pèserait sur les Juifs serait le fait de l’immigration post-coloniale et de ceux qui les défendent, c’est-à-dire globalement la gauche et les mouvements antiracistes. C’est un concept qu’Israël met en avant depuis les années 1970, mais ça a été largement popularisé depuis les années 2000 au niveau international, et notamment en France par des intellectuels réactionnaires comme Taguieff, Finkielkraut, etc. Et là, on a vu que depuis le 7 octobre 2023, la question de l’antisémitisme, qui est devenue absolument centrale dans le débat médiatique, est intégralement informée par l’idée de ce « nouvel antisémitisme ». Je pense par exemple à une réaction très saisissante il y a quelques jours : quand l’arbre planté en hommage à Ilan Halimi à Épinay-sur-Seine a été abattu, alors qu’on n’avait aucune information sur qui avait commis cet acte, ni dans quel esprit, plein de personnalités ont fait d’emblée le lien avec la question palestinienne, en disant que les droits des Palestiniens ne pouvaient justifier un tel acte. La mise en avant de ce « nouvel antisémitisme » permet de totalement passer sous silence la persistance de l’antisémitisme traditionnel de l’extrême droite.


Tu évoquais à l’instant la centralité de la question de l’antisémitisme dans les médias, alors venons-y justement. C’est difficile d’en parler comme d’un tout parce qu’au cours des deux dernières années, moult événements ont propulsé cette question à la Une de l’agenda, mais globalement, quel regard portez-vous sur la couverture journalistique de cette thématique ?

Du point de vue du traitement médiatique, un problème réside dans le fait qu’on manque de données fiables pour mesurer l’antisémitisme. Dans le même temps, tous les médias parlent « d’explosion » de l’antisémitisme. Les chiffres qui circulent dans la presse sont issus du ministère de l’Intérieur, qui reprend lui-même les données du SPCJ, le Service de protection de la communauté juive. Or, quand on regarde un peu dans le détail, ces statistiques ne sont vraiment pas fiables. Un tag « Free Palestine » est considéré comme un acte antisémite par exemple. Donc de ce point de vue, je ne dirais pas qu’on parle « dans le vide » mais en tout cas, c’est difficile d’avoir un discours très informé sur cette question. Ensuite, il y a un problème essentiel dans la manière dont les médias présentent l’antisémitisme. D’une part, en le distinguant systématiquement du racisme alors que pour nous, militants antiracistes, l’antisémitisme est un racisme spécifique comme l’est la négrophobie, l’islamophobie, la romophobie, etc., et, d’autre part, en produisant quasi systématiquement un discours moral et dépolitisé à ce sujet. L’antisémitisme n’est jamais pensé en termes de structures qui produisent des comportements. On en est bien souvent réduit, dans le discours médiatique mainstream, à dénoncer des tropes, des figures, l’emploi de dog whistles [7], et à mettre tout et n’importe quoi sur le même plan : par exemple, l’assassinat d’Ilan Halimi ou les meurtres de Mohammed Merah d’un côté, et le fait de dire « camper à Tel-Aviv » à propos d’un déplacement de Yaël Braun-Pivet en Israël de l’autre.


Vous avez régulièrement tenu des positions totalement à contre-courant du discours ambiant et des « polémiques » permanentes sur le sujet. Y compris au moment de l’emballement médiatique autour du visuel avec Cyril Hanouna, produit par La France insoumise pour appeler à la manifestation antiraciste du 22 juin 2025.

De notre point de vue, cette séquence a été un naufrage médiatique catastrophique. Tout et n’importe quoi a été dit. Sur LFI, dans une sorte d’acmé de la campagne de délégitimation qui vise ce mouvement, et sur l’antisémitisme lui-même. Tous les médias ont en effet raconté que le visuel de Cyril Hanouna était la reprise d’une affiche nazie, sans jamais interroger le contexte d’énonciation. Or, de quoi parle-t-on ? D’un côté, d’un visuel appelant à une manifestation contre l’extrême droite et ses relais ; de l’autre, d’une affiche du « Juif éternel » qui avait in fine pour objet de génocider les Juifs. Convenons que les deux n’ont donc rien à voir ! L’objectif fondamental de ce type de séquence médiatique, ce n’est pas de parler de l’antisémitisme, c’est de criminaliser la gauche.


Dans et par des médias qui sont eux-mêmes producteurs et/ou diffuseurs de représentations antisémites. On peut penser par exemple à « l’affaire » de Villepin, au traitement complaisant de Yann Moix, etc. Mais plus généralement, au fait que se consolide au sein du champ journalistique un pôle d’extrême droite extrêmement puissant – des médias Bolloré à Valeurs actuelles, hebdomadaire où se sont d’ailleurs historiquement « recyclées » plusieurs personnalités qui travaillaient auparavant… à Minute [8].

Oui, on peut aussi penser au salut nazi d’Elon Musk, qui n’a pas du tout été traité comme tel. Dans la lignée de ce que vous décrivez du paysage médiatique, il faut souligner l’invisibilisation totale de l’antisémitisme d’extrême droite dans les médias. À l’occasion des dernières législatives, quelques médias avaient creusé dans le passé des candidats RN et on a assisté à des choses folles, comme une déclaration selon laquelle « le gaz a rendu justice aux victimes de la Shoah » [9]. Autre fait notable dans le même registre : l’invisibilisation des enquêtes de Streetpress ou d’Arte Radio qui ont révélé des propos antisémites abjects (parmi d’innombrables propos racistes) au sein de la police, dans des groupes ou sur des boucles WhatsApp, c’est-à-dire un milieu où le degré d’infiltration de l’extrême droite la plus radicale est très important. Il y a donc un impensé total quand on parle de l’antisémitisme dans le débat public, et une identification de l’antisémitisme aux Noirs et aux Arabes. L’éditorialiste de LCI, Pascal Perri, a quand même parlé d’un « antisémitisme couscous »… Ça rejoint un autre point, qui est que telle qu’elle est donnée à voir, la surmédiatisation de la question de l’antisémitisme est une manière d’invisibiliser les autres formes de racisme qui prospèrent en France, et qui sont d’ailleurs, de notre point de vue, plus déterminants : l’islamophobie, la négrophobie, la romophobie. Le temps que les médias consacrent à l’expression « camper à Tel-Aviv », c’est autant de temps qu’ils ne consacrent pas à Bruno Retailleau criant « À bas le voile ! », deux semaines avant l’assassinat d’Aboubakar Cissé dans une mosquée du Gard. Le spectacle constant de ce deux poids, deux mesures est absolument délétère, également pour la lutte contre l’antisémitisme puisqu’il produit du ressentiment contre les Juifs, c’est une évidence.


Quelle approche permettrait selon vous de lutter contre cette dépolitisation et de mieux traiter la question de l’antisémitisme d’un point de vue journalistique ?

Le plus important serait de penser et de réinscrire la question de l’antisémitisme dans la question du racisme. A fortiori compte tenu du contexte qu’on évoquait, c’est-à-dire celui d’une extrême droitisation des champs politique et journalistique. Dans un tel contexte, tous les racismes croissent, les affects racistes croissent, il y a une libération de la parole et des actes racistes à tous les niveaux. Il est donc « logique » que l’antisémitisme croisse également. On ne peut pas non plus faire l’impasse sur la question du traitement de Gaza. Il est évident que le génocide commis aujourd’hui par Israël nourrit l’antisémitisme en France, puisque à longueur de médias s’exprime in fine cette idée que c’est au nom des Juifs que sont commis les crimes d’Israël. C’est un discours véhiculé aussi bien par les institutions représentatives des Juifs de France que par les commentateurs mainstream, mais aussi par les Israéliens eux-mêmes : quand on passe son temps à répéter qu’Israël représente les Juifs, ça produit nécessairement de l’antisémitisme, surtout quand quelqu’un comme le grand rabbin Haïm Korsia dit sur un plateau de télévision que « tout le monde serait bien content qu’Israël finisse le boulot » à Gaza…


On constate par ailleurs que ce sont toujours les mêmes organisations communautaires, comme Golem, Nous vivrons, l’UEJF ou le Crif, qui sont sollicitées dans les médias pour traiter ces questions. Comment pourrait-on faire pour changer ça ?

D’abord, compte tenu de l’exclusion de toute parole un tant soit peu radicale du champ médiatique mainstream, ça ne nous surprend pas que la position « acceptable » soit celle de Golem par exemple, qui est un peu l’équivalent fonctionnel du PS dans les médias, c’est-à-dire quelque chose d’assez mou qui ne remet pas en question les structures. Après, si l’on s’interroge sur le monopole de telle ou telle parole, il faut poser la question de la représentativité de cette parole au sein de ce qu’est la communauté juive aujourd’hui en France. On n’a pas d’outils statistiques sur lesquels s’appuyer et donc on ne peut avoir que des sentiments ou des intuitions, mais au vu de ce qu’on constate, la réalité, c’est que notre position est marginale au sein de la communauté juive française, il ne faut pas se raconter d’histoires.


Vous avez publié le 21 mai dernier un texte vraiment percutant titré « Dîner au cœur de la mécanique négationniste » : la description fictionnelle d’un dîner de famille juive, où les convives discutent de la situation en Israël/Palestine, mais qui aurait pu tout aussi bien être celle d’un plateau de télévision ordinaire tant le panel des points de vue représentés reflète peu ou prou celui des émissions de « débat » traditionnelles. Certains personnages incarnent d’ailleurs des toutologues et des personnalités médiatiques comme Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Joann Sfar et Delphine Horvilleur, dont la prise de parole, début mai, a vraisemblablement déclenché l’écriture de votre texte. Pouvez-vous nous en parler, qu’avez-vous voulu mettre en lumière à travers ce texte ?

Sinclair, Sfar ou Horvilleur ont été présentés partout comme des grandes consciences humanistes. Pourquoi ? Parce qu’après des mois et des mois de silence sur les crimes israéliens, ils ont commencé à prendre la parole pour dénoncer la famine à Gaza notamment [10]. Mais à chaque fois, pour le dénoncer au nom de leur amour d’Israël, ce qui est très significatif de notre point de vue. Comme je le disais tout à l’heure, il faut comprendre qu’à mesure que se poursuit le génocide, l’évidence des crimes israéliens est bien trop claire et pour toute une partie de la population, le soutien pur et simple et inconditionnel d’Israël n’est plus possible. Pour continuer à absoudre le sionisme de ces crimes, il faut donc pouvoir dire, d’une certaine manière, que tout est la faute de l’extrême droite israélienne, des suprémacistes, de Netanyahou, etc. C’est un discours porté par « le sionisme de gauche ». Or, la Nakba, le nettoyage ethnique de 1948, n’a pas été commis par des suprémacistes d’extrême droite, mais par la gauche travailliste. Laquelle, et c’est une constante dans l’histoire, a poursuivi la colonisation de la Palestine, elle aussi, et a commis des crimes contre les Palestiniens, elle aussi. Le problème inhérent à tous les discours pseudo humanistes, omniprésents, et très valorisés dans les médias, c’est de se draper dans une idée abstraite de « la paix », à nos yeux très dépolitisée. Tsedek, notre nom, veut dire « justice » : nous mettons beaucoup plus l’accent sur l’idée de justice que sur la question de « la paix ». « La paix » en vigueur le 6 octobre 2023 était-elle une situation acceptable ? Non.


Pour rester sur la question des discours négationnistes, il est tout de même stupéfiant que le fait de tenir publiquement des propos comme « Il n’y a AUCUN journaliste palestinien. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse », n’ait toujours aucune incidence sur le capital médiatique de celles et ceux qui les tiennent, Raphaël Enthoven en l’occurrence, que l’on retrouve à la télé tous les quatre matins...

Ça rejoint un élément qui est apparu très nettement au cours des deux dernières années : toutes celles et ceux qui se targuent d’être de grandes consciences humanistes comme Enthoven sont les premiers à porter un racisme anti-palestinien furieux. Omniprésent dans les discours médiatiques, ce racisme se traduit très simplement : une vie palestinienne ne vaut pas une vie israélienne. Caroline Fourest l’a exprimé, François Hollande l’a exprimé. Et bien d’autres. Le degré d’acceptation du racisme anti-palestinien en France est saisissant. On l’aura aussi vu très clairement au moment de l’annonce de la mort des deux enfants Bibas, otages enlevés le 7 octobre 2023. La médiatisation et l’émotion suscitée ont été d’une intensité exceptionnelle, à un moment où il y avait plus de 20 000 enfants palestiniens tués, qui n’avaient droit quant à eux à aucune Une de journal, aucun nom, aucune identité propre. Ils n’étaient pas ces adorables bambins roux dont on a reproduit la photo sur les chaînes de télévision. Ils sont juste des statistiques et des corps sous les décombres. Le racisme anti-palestinien et la déshumanisation des Palestiniens ont été essentiels dans la poursuite du génocide. Et les grandes consciences dont on parle y ont participé.


Est-ce que tu as connu un état des médias différent, où l’antisionisme n’était pas présenté comme de l’antisémitisme et où le soutien à la cause palestinienne n’était pas systématiquement disqualifié ?

Je pense qu’il y a une vraie évolution depuis les années 2000. Mais c’est perceptible aussi au sein du champ politique, c’est-à-dire que la position traditionnelle de la droite française – qui était une position gaullienne, pas antisioniste mais la ligne que peut incarner un Villepin aujourd’hui, ou qu’incarnait Chirac à l’époque – a totalement disparu, notamment suite au mandat Sarkozy qui a constitué une sorte d’alignement complet de la diplomatie française sur les positions étatsuniennes. Je pense qu’il y a eu une vraie bascule à ce moment-là et que le champ médiatique a suivi. Au moment de la guerre en Irak, le niveau d’opposition à la rhétorique du choc de civilisation était incomparablement plus élevé au sein du discours dominant qu’il ne l’est aujourd’hui, par exemple au moment de traiter le génocide à Gaza. Mais je ne pense pas qu’il y ait une spécificité du champ médiatique par rapport au champ politique de ce point de vue, les deux sont très liés. Et le niveau de racisme ayant droit de cité dans les médias mainstream est incomparable avec ce que c’était il y a vingt ans.


La couverture récente de la reconnaissance de l’État de Palestine par la France a donné lieu à moult « débats » sur les solutions politiques, dans la lignée de ce qu’on entend depuis deux ans sur le sujet. Qu’avez-vous observé de particulièrement marquant ?

La première chose à dire, c’est que la priorité est d’arrêter le génocide, c’est-à-dire arrêter de vendre des armes à Israël et prendre des sanctions. Tsedek soutient en ce sens le mouvement BDS, essentiel pour faire pression sur Israël. S’agissant du discours médiatique sur les solutions politiques, il est le reflet de la position dominante au sein du champ politique français, qui défend la dite « solution à deux États ». Or, pour nous, c’est une manière de ne pas parler réellement de solution politique sur place. La manière qu’ont les médias d’aborder tous ces sujets est totalement idéaliste, en ce sens que les débats ne comportent généralement aucune réflexion sur la réalisation matérielle de telle ou telle solution politique. Qu’est-ce que signifie concrètement un État palestinien sur le terrain ? On ne sait pas. Qu’est-ce que signifie une solution à deux États qui impliquerait nécessairement des déplacements de populations ? Lorsqu’en 2005, Ariel Sharon a annoncé le retrait israélien de Gaza, il a eu le plus grand mal à faire partir les 5 000 colons qui s’y trouvaient. Il y a aujourd’hui 400 000 colons en Cisjordanie, armés, surarmés, protégés, et unis par des liens forts avec l’armée israélienne. Quand bien même un État palestinien verrait le jour, comment vont partir ces colons ? Quel média s’interroge là-dessus ? Enfin, on perd souvent de vue l’essentiel : deux populations vivent sur un même territoire, l’une subit l’oppression coloniale, et cette oppression se traduit par la colonisation, l’apartheid et le génocide. Face à cela, les débats auxquels nous assistons sont la plupart du temps stériles parce qu’ils passent à côté de la seule question qui importe, au-delà évidemment de l’urgence qu’il y a à arrêter le génocide et à porter secours aux Palestiniens : l’abolition des structures coloniales de l’État israélien et la lutte pour l’égalité des droits de chacun.


Propos recueillis par Blaise Magnin et Pauline Perrenot

 
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Notes

[1Un collectif créé au lendemain du 7 octobre 2023, qui se définit comme un « mouvement des Juifves de gauche contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne ».

[2On peut retrouver la retransmission de ce colloque sur la chaîne YouTube de Paroles d’honneur : la journée du 25 janvier et celle du 26 janvier.

[3« "Gaza va supplanter Auschwitz en termes de cruauté absolue" : quand des chercheurs et des assos juives réécrivent l’histoire », Marianne, 28/01.

[4« Des juifs "innocents" ou la caution juive des antisémites, par Brigitte Stora », L’Obs, 9/12/2024 et « "Il ne faut pas opposer la lutte contre l’antisémitisme et la solidarité avec les Palestiniens" », L’Obs, 28/12/2024.

[7Selon la définition qu’en donne Wikipédia, l’expression désigne « des propos politiques qui semblent anodins au grand public mais adressent un message spécifique à un groupe ciblé pour en obtenir le soutien sans provoquer d’opposition par ailleurs ».

[8On se rappelle également le pamphlet contre l’historien Benjamin Stora.

[9Voir « Législatives : le Rassemblement national et ses candidats racistes, antisémites et complotistes », Libération, 17/06/2024. Le candidat a été par la suite réhabilité. Voir « Législatives 2024 : le RN réhabilite le candidat du Morbihan désavoué après un tweet jugé antisémite », France 3 Bretagne, 23/06/2024.

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