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« Le message est clair : débloquez tout ! » : hostilité médiatique contre la mobilisation du 10 septembre

par Jérémie Younes,

« Protéiforme », « nébuleux », « imprévisible », le mouvement du 10 septembre, « Bloquons tout », a attisé la curiosité des journalistes tout l’été. Mais à mesure que la date fatidique se rapprochait, les enquêtes minutieuses sur ses origines numériques ont laissé la place aux éditoriaux enflammés contre ses revendications et ses modes d’action (supposés).

Comment parler d’un mouvement social qui n’existe pas encore ? Les premiers papiers qui s’intéressent à ce « mouvement du 10 septembre », fin juillet, travaillent d’abord à en retracer les origines numériques [1]. Les faits semblent bien établis par les différentes enquêtes journalistiques : le mot d’ordre « Bloquons tout le 10 septembre » est parti d’un obscur canal Telegram, nommé Les Essentiels, dont le positionnement politique ne fait pas de mystère, « souverainiste », « confus », « complotiste », en deux mots, « d’extrême droite ». La présentation du plan d’austérité drastique de François Bayrou, mi-juillet, et la diffusion d’une vidéo TikTok dans la foulée, propulsent la date et le hashtag sur les réseaux sociaux, qui deviennent viraux et percent la « bulle » d’extrême droite d’où ils sont sortis. Une semaine d’effervescence en ligne plus tard, les premiers papiers tombent presque simultanément dans Le Parisien et L’Humanité (22/07), avec un titre quasi identique : « "Un arrêt total et illimité du pays" : c’est quoi ces appels à bloquer la France le 10 septembre ? »

Libération produit une enquête dans la foulée (Checknews, 23/07), et Le Monde suit quelques jours plus tard : « "Bloquons tout", le 10 septembre : Aux origines d’un mouvement viral dont personne ne sait quoi faire » (6/08). Les informations de ces quatre journaux vont être largement reprises à travers la presse et focaliser une grande partie de la première « séquence » médiatique (de fin juillet à mi-août) ; une autre large partie de cette première séquence est occupée par des comparaisons avec les Gilets jaunes qui vont, elles aussi, se répandre très vite.

Si ces enquêtes sur l’itinéraire en ligne de l’appel du 10 septembre ont un certain intérêt journalistique et informationnel, la place centrale qu’elles vont occuper dans le « récit » médiatique participe à occulter d’autres aspects de la mobilisation sociale comme, au hasard, les conditions matérielles qui expliquent pourquoi tant de gens semblent prêts à « tout bloquer » contre « l’austérité ». Certaines de ces enquêtes numériques ne vont pas s’embarrasser de précautions et vont, procédant par associations et amalgames, alimenter un épouvantail : s’agit-il d’une déstabilisation extérieure, d’un mouvement fomenté par les Russes ? Le 21 août, le journaliste de BFM-TV Raphael Grably publie un fil sur X, copieusement partagé, dans lequel sont auscultés les premiers comptes qui se sont fait le relais du 10 septembre. Il pointe la nature complotiste et pro-kremlin de leurs posts : « Ils semblent avoir un petit faible pour Vladimir Poutine. D’ailleurs le second "tague" […] l’un des principaux relais pro-russes francophones. […] Forcément, avec de tels éléments, on peut avoir certaines interrogations quant à la spontanéité du mouvement, ou de son amplification par une puissance étrangère – dans un timing international pour le moins critique. »

Informatif, le thread de Raphael Grably maintient quelques précautions importantes. Ces précautions ont totalement disparu, une semaine plus tard, à l’antenne de LCI : « Poutine essaie-t-il de semer le chaos en France ? Selon nos informations Police-Justice de LCI, de notre consultant Guillaume Farde, des réseaux russes sont à la manœuvre derrière le mouvement Bloquons tout. » (29/08) L’idée d’une « manœuvre russe » va connaître un grand succès dans la presse. La Dépêche se demande si « le fantôme de Poutine plane sur l’Hexagone », dans un papier titré : « "Bloquons tout" le 10 septembre : "L’initiative des sympathisants de Moscou"… » ; « L’opération pourrait être conduite depuis Moscou », avertit Le Télégramme (29/08), qui analyse, comme La Croix (6/09), l’amplification des mots-clefs en ligne par des comptes qui ne semblent pas authentiques (une méthode nommée « astroturfing »). La « thèse russe » va aussi se retrouver sur France Info, dans Le Dauphiné Libéré (28/08), ou encore sur France 5, où Caroline Roux se demande si cela permet de « relativiser le souffle de la mobilisation » (28/08). Finalement, après une très belle floraison éditoriale, c’est la cellule « Vrai ou Faux » de France Info qui va dégonfler la psychose : « Le mouvement trouve bien son origine en France. Il ne s’agit pas d’une opération conduite depuis la Russie, même s’il y a bien des comptes et des médias russes, voire iraniens, qui participent à l’amplification de l’appel du 10 septembre. Il s’agit principalement d’une reprise opportuniste. » Confirmé quelques jours plus tard par une « source gouvernementale », citée encore sur France Info : « Nous n’avons pas détecté de campagne d’ingérence massive, d’ampleur et coordonnée. »


« Il faut souhaiter un échec radical de l’opération "Bloquons tout" »


D’abord intéressés par sa « diffusion technique » et par les comparaisons plus ou moins hasardeuses avec le mouvement des Gilets jaunes, les médias vont changer de ton aux alentours de la mi-août, quand les mots d’ordre de la mobilisation vont se préciser, et que la plupart des organisations politiques, syndicales, associatives ou militantes de la gauche vont se joindre une à une à la date du 10 septembre. Un « virage à gauche toute », comme le notent de nombreux médias, qui va s’accompagner d’un changement de registre. Ainsi d’Yves Thréard qui, dès le 18 août, explose dans Le Figaro :

Avec ses amis, le chef des Insoumis cherche à récupérer le mouvement «  Bloquons tout  » pour le gauchiser et mettre ainsi sa partition en musique. Jean-Luc Mélenchon se reprend à rêver du Grand Soir. L’occasion lui en est donnée par «  Bloquons tout  ». […] L’ingénieur du chaos s’imagine, tous les jours depuis huit ans, en Vladimir Ilitch Lénine parti à l’assaut du palais d’Hiver… L’ancien sénateur socialiste devenu «  Lider Maximo  » pense aujourd’hui que le moment est plus propice que jamais.

Le lendemain, le rédacteur en chef du Télégramme, Samuel Petit, embraye sur le même ton :

La France aime jouer à se faire peur. L’approche de la rentrée sociale et de la journée « Bloquons tout » du 10 septembre donne de l’appétit aux politiques dont cette peur est le fonds de commerce. En s’appropriant une colère protéiforme, l’ultra gauche confirme ainsi sa stratégie du chaos.

Dans L’Opinion (25/08), Éric Le Boucher adopte un style plus lyrique, mais pas moins consternant :

Pauvre Bayrou, pauvres de nous. Deux tiers des Français approuvent la journée du « Bloquons tout, le 10 septembre », selon un sondage Toluna-Harris Interactive pour RTL. Le mauvais état d’esprit de l’opinion publique est le cœur du problème du « mal français » […] Au fond de leur tête, les Français ont sans doute compris qu’il fallait faire des économies mais le système sondagique et médiatique les en détourne au lieu de les y amener. […] « Débloquons tout ! » devrait être le slogan de politiciens qui auraient réellement le souci du peuple. […] La France hélas est paralysée par la défense démagogique du monde d’hier. Bloquons tout, pleurons tous. Pauvre Bayrou, pauvres de nous. »

N’en jetez plus !

« L’heure est si grave, écrit quant à lui Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (27/08), que notre devoir de Français devrait être aujourd’hui d’encourager le gouvernement Bayrou en sursis, qui fait ce qu’il peut, sans majorité parlementaire, d’aller plus loin encore dans sa politique d’assainissement. À ceux qui crient : "Bloquons tout !", il ne faut pas avoir peur de répondre : "Débloquons tout !" À ceux qui s’insurgent contre l’austérité, rappelons que, plus on tardera à agir, plus l’addition sera lourde. »

« Que reste-t-il à "bloquer" dans un pays paralysé ? », se demande Bertille Bayard dans Le Figaro (27/08) : « Ce mouvement entend mobiliser sur un mot d’ordre, "Bloquons tout", stupéfiant. Il faut au contraire tout débloquer. Et vite. » Jean-Michel Aphatie n’en pense pas moins sur X (20/08) :

Est-il légitime d’envisager « tout bloquer » ? Quel mandat l’autorise ? Quel débat l’a décidé ? Qui va « tout bloquer » ? Une minorité ? Oui, bien sûr, comme toujours dans ces situations. Rien de démocratique, donc. Juste l’ivresse de penser mener un juste combat, en se moquant de ceux qui ne seraient pas d’accord. […] L’imaginaire français est ainsi fait que la rêverie parfois gomme la réalité. Ici et aujourd’hui, le réveil pourrait être terriblement douloureux. C’est pour cette raison qu’il fait [sic] souhaiter un échec radical de l’opération : « Bloquons tout ».

Et de retrouver « l’imaginaire français » décrié par Aphatie dans les colonnes du Parisien : « C’est un caravansérail de revendications sans grande cohésion, parfois même contradictoires mais qui se retrouvent dans un même fond de sauce, le ras-le-bol. De quoi ? D’un peu tout. Une exaspération toute française. » (Nicolas Charbonneau, 7/09).

Fin août, une étude confirme les craintes des éditorialistes, qui avaient pu, au départ, à la faveur des comparaisons avec les Gilets jaunes, prendre le mouvement du 10 septembre pour un mouvement « poujadiste », « anti-taxes », issu des « profondeurs du pays ». Le Monde (31/08) met en avant les recherches du politiste Antoine Bristielle pour la Fondation Jean-Jaurès, qui affirme en titre que : « Le mouvement du 10 septembre "est structuré presque exclusivement autour de sympathisants de la gauche radicale" ». Le doute n’étant plus permis, les commentaires redoublent de violence. Parmi tous les morceaux de bravoure éditocratique, celui de Sébastien Le Fol, encore dans Le Télégramme (6/09), mérite d’être cité longuement, tant il condense bien « l’esprit » de cette deuxième séquence médiatique, résumé par le mot d’ordre : « Débloquons-tout » :

L’étonnant, dans cet appel du 10 septembre, c’est son nihilisme assumé. Ses thuriféraires ont renoncé à tout dialogue. Ils ne proposent rien. Le chaos apparaît comme leur seul horizon. Selon le philosophe André Comte-Sponville dans « L’Express », « c’est le triomphe de la haine et du ressentiment ». On se demande si leur slogan « bloquons tout ! » n’est pas mal choisi. Que reste-t-il à bloquer dans ce pays si écrasé par la verticalité du pouvoir, si contraint par la bureaucratie ? Chaque jour, artisans, commerçants, agriculteurs, entrepreneurs, jeunes et tant d’autres Français se disent plutôt : « Si seulement on pouvait débloquer la France ! ». La passion française pour l’État occulte une évolution importante : il existe dans les profondeurs du pays une aspiration à la responsabilité et une demande de dispersion du pouvoir. Le message est clair : débloquez tout !

C’est un bingo.


Le journalisme en direct des préfectures et des instituts de sondage


Sur RMC (8/09), Apolline de Malherbe donne la parole à son nouveau chroniqueur, un certain Louis Sarkozy :

Selon un sondage pour La Tribune Dimanche, 46% des Français disent soutenir la mobilisation du 10 septembre […] La gauche, fière d’elle-même comme toujours, gesticule bruyamment pour s’approprier le mouvement. […] Cette même gauche aime tout ce qui détruit, tout ce qui ralentit, tout ce qui déconstruit le pays. Tout appel à la grève est pour elle une aubaine […] Tout ce qui mène à notre effacement, à notre division, est teinté de rouge. Disons-le une fois pour toute, la gauche française œuvre aujourd’hui à la déconstruction de la France.

Il en va là d’un autre grand classique du traitement journalistique des mobilisations sociales : le sondage d’opinion, tendanciellement défavorable à tous les mouvements sociaux. Publié le 6 septembre dans La Tribune Dimanche, ce sondage, dont le résultat s’énonce simplement (« Près d’un Français sur deux soutient le mouvement »), va être repris par une dépêche AFP le lendemain puis par la quasi-totalité des médias les jours suivants : Le Parisien, Paris-Normandie, Midi Libre, Sud-Ouest, Le Nouvel Obs, L’Est Républicain, RTL, France Info, BFM-TV, CNews ou France 24, etc.

L’autre approche habituelle, qui va faire florès, est bien entendu celle de l’angle sécuritaire : le journalisme de préfecture. Dès le 19 août, Le Figaro, dans un papier titré « L’extrême gauche tente de noyauter la mobilisation née sur internet », évoque les notes des « renseignements territoriaux » : « Les Renseignements territoriaux (ex-RG) analysent ainsi, jour après jour, ce qui se passe sur internet, mais aussi dans les meetings, les AG. La gendarmerie, elle aussi, tente de capter les signaux plus ou moins faibles dans les campagnes. » Quelques jours plus tard, le 27 août : « INFO RTL : "Bloquons tout le 10 septembre" : le mouvement s’étend mais "peine à se structurer", ce que révèle la note du renseignement territorial ». Là encore, les journalistes de RTL ont pu consulter une « note » de la source neutre et objective que constituent les renseignements territoriaux. Quelques jours plus tard, le 2 septembre, c’est une « INFO Le Parisien » qui fend l’actualité : « Mouvement du 10 septembre : grèves, blocages, sabotages… La note d’alerte des services de renseignement ». Le ton se fait plus grave, et « dans un document de six pages que le Parisien - Aujourd’hui-en-France a pu consulter, les renseignements territoriaux et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris alertent sur de possibles actions violentes, des sabotages et des opérations contre des secteurs stratégiques de l’économie ». « L’alerte » n’allait pas rester bien longtemps sans réponse. Toujours dans Le Parisien, et du même auteur (8/09) : « Les autorités vont faire appel à près de 80 000 agents des forces de l’ordre pour ce mercredi. Le ministère de l’Intérieur prône la "fermeté". » Des informations qui vont se retrouver dans toute la presse, sans que quiconque ne songe à les mettre en question. Le soir-même, alors que le gouvernement est tombé sur le vote de confiance à l’Assemblée nationale, Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur démissionnaire, est l’invité « exceptionnel » du 20h de Léa Salamé (France 2), qui ne mâche pas ses mots dans son lancement : « Il était le ministre le plus important et le plus populaire du gouvernement Bayrou, bonsoir Bruno Retailleau. » D’abord invité à commenter la chute du gouvernement Bayrou et les scénarios politiciens, Retailleau est questionné par Léa Salamé sur le 10 septembre, là aussi sans concession : « Bruno Retailleau, est-ce que vous vous attendez à une journée très suivie mercredi, et est-ce que vous vous attendez à des actions violentes ? »

La nouvelle vedette du 20h de France 2 ne relancera pas le ministre de l’Intérieur lorsqu’il affirmera qu’il « ne tolèrera aucun blocage, aucune violence, aucune action, évidemment, de boycott ». Elle ne lui posera pas non plus de question sur le schéma national des violences urbaines, diffusé cet été, et qui suspend tout simplement la « liberté de la presse » en contexte de « violences urbaines », contre lequel s’insurgent pourtant des dizaines de sociétés de journalistes, y compris celles de France Télévisions. Fait assez rare pour être souligné, qui en dit long sur le climat journalistique, le syndicat de journalistes SNJ-CGT a glissé dans son appel à la grève des 10 et 18 septembre une « invitation » aux journalistes « à documenter avec rigueur – par l’enquête, le reportage et l’analyse – la mobilisation sociale qui se dessine et de ne pas tomber dans la caricature gouvernementale [...] du "chaos" » C’est raté pour Léa Salamé.

Le court sujet diffusé par le 20h avant de donner la parole à Retailleau est lui aussi caractéristique d’une antienne éditoriale qui a monopolisé beaucoup d’espace médiatique : l’inquiétude des entreprises face au 10 septembre. On la retrouve sur France Info (« Bloquons Tout : stocks renforcés et télétravail, comment les entreprises se préparent », 8/09), BFM-TV, qui interroge le patron d’Intermarché Thierry Cotillard (8/09) ; Libération, qui se fait l’écho de cet entretien (« "Bloquons tout" le 10 septembre : le patron d’Intermarché a renforcé ses stocks par "crainte" des actions », 8/09) ; Ouest-France (« "La France n’a pas besoin de ça" : "Bloquons tout" vu par le monde économique des Côtes-d’Armor », 9/09) ; RTL (« "Bloquons tout" le 10 septembre : quels sont les secteurs qui risquent d’être paralysés ? », 8/09) ; Ici Hérault (« La situation politique du moment inquiète les artisans de l’Hérault », 3/09) ; et, à vrai dire, absolument partout. Le Medef sera lui aussi abondamment interrogé dans la presse à propos du 10 septembre, et son président Patrick Martin reprendra sur France Info (27/08) le refrain installé par l’éditocratie : « Le vrai sujet n’est pas de bloquer, c’est de débloquer le pays. »

Comment, donc, parler d’un mouvement social qui n’existe pas encore ? En faisant comme d’habitude, et avant même que la première poubelle ne brûle.


Jérémie Younes

 
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