La décentralisation des médias
Au sortir de la guerre de 1939-1945, l’Allemagne vaincue fut divisée en quatre zones d’occupation par l’Union soviétique, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. L’organisation administrative du pays est prise en main par les puissances occupantes, notamment le contrôle des médias, jusqu‘en 1949 pour la presse, et jusqu’en 1955 pour la radio et la télévision.
Par opposition au centralisme nazi, c’est une structuration décentralisée qui est promue, un État fédéral composé de 16 régions, les Länder [1]. La gestion des médias audiovisuels et le contrôle de leur concentration font ainsi partie des prérogatives régionales, ce qui fait une grande différence avec le système centralisé français. Surtout lorsque l’on constate que cette gestion et ce contrôle sont exercés avec une forte représentation de la société civile.
Par ailleurs, de longue tradition, il n’y a pas outre-Rhin de distinction, comme en France, entre presse quotidienne nationale et presse quotidienne régionale : tout y est régional. Même les grands journaux comme la West Deutsche Allgemeine Zeitung, la Frankfurter Allgemeine Zeitung ou la Süddeutsche Zeitung sont des journaux régionaux, comme le rappelle leur dénomination, fabriqués dans leur région, mais qui ont une audience nationale et sont commercialisés dans tout le pays. On les appelle « supra-régionaux ». Ainsi, c’est toujours à partir d’une forte implantation régionale que la plupart des grands groupes de presse se sont constitués, comparables en cela à des groupes français régionaux comme Ouest-France ou Sud Ouest, avant de se développer plus largement. Cet ancrage local explique en grande partie la résistance de la presse allemande à la crise des dernières décennies.
Indépendance des médias vis-à-vis des groupes industriels
L’accaparement des médias privés par des milliardaires dont l’activité principale se déploie dans d’autres secteurs – industries de l’armement, du bâtiment, du transport, de la banque, des télécommunications, du luxe, etc. –, caractéristique du paysage médiatique français, paraît très improbable outre-Rhin. Cela notamment en raison du « tabou Hugenberg », du nom de l’industriel, président du conseil d’administration du fabricant d’armes Krupp, détenteur d’un empire médiatique [2], qui joua un rôle décisif dans l’accession du nazisme au pouvoir [3]. Le « tabou Hugenberg » interdit tacitement à tout industriel, et plus largement à tout investisseur étranger aux médias, d’en posséder. C’est une règle non écrite, qui a souffert quelques exceptions au cours de l’histoire [4], mais qui demeure, dans l’ensemble, effective, même si Springer, le groupe dominant de la presse, s’assoit dessus à l’occasion, et n’hésiterait sans doute pas à la briser à nouveau si ses intérêts étaient en jeu.
Selon Valérie Robert [5], l’absence des groupes extérieurs aux médias dans l’écosystème médiatique ne découlerait pas seulement du « tabou Hugenberg », mais relèverait surtout d’une « logique de branche, celle d’entrepreneurs de presse qui considèrent que leur métier a ses spécificités et que le principal critère lors d’un rachat est la compétence du repreneur » [6].
Toujours est-il qu’à ce jour, aucun groupe industriel ne possède de média en Allemagne, et les groupes médiatiques n’investissent pas l’industrie. Tout au plus ont-ils parfois des activités secondaires dans les services (d’enseignement, postaux, annonces, informatique) mais jamais dans l’industrie. La distinction avec la situation française, où les grands médias privés appartiennent à des industriels et sont soumis à leurs stratégies, est patente.
Indépendance des médias vis-à-vis de l’État
L’organisation générale du système médiatique allemand se veut également indépendante de l’influence étatique. Cette dernière est entendue ici au sens très large : influence de l’État fédéral, mais aussi celle des organes – gouvernement et parlement – des Länder, et celle des partis politiques. Elle fut définie après-guerre par une volonté de rupture totale avec le système de propagande nazi, qui avait mis à son service l’audiovisuel étatisé et centralisé et instauré la censure dans toute la presse ; et aussi en opposition, après la guerre et jusqu’à la réunification, au contrôle bureaucratique de type soviétique sur les médias est-allemands.
Une telle disposition, imposée par les Alliés, n’est forcément pas du goût des détenteurs du pouvoir qui durent s’y plier à plusieurs reprises. Ainsi, le chancelier Adenauer en 1961 voulut créer une chaîne de télévision contrôlée par l’État, mais la cour constitutionnelle s’y opposa, et il dut renoncer (alors qu’au même moment en France, la RTF, qui deviendra ORTF, monopole d’État, contrôlait la radio et la télévision) [7].
L’année suivante éclate l’affaire du Spiegel [8], le premier magazine d’information politique, accusé par le ministre de l’Intérieur Strauss de haute trahison. Les locaux du magazine sont perquisitionnés, tandis que son directeur et plusieurs journalistes sont incarcérés. Motif : divulgation de documents « secret défense » qui révélaient la vulnérabilité militaire de l’Allemagne en cas d’offensive soviétique. L’affaire fit grand bruit en Allemagne et dans le monde. Face aux vives protestations des autres journaux, y compris la presse Springer qui aida matériellement le Spiegel, et surtout celles de la population allemande qui manifesta nombreuse pour la défense de la liberté de la presse, Strauss dût démissionner. Le chancelier Adenauer, fortement discrédité par cette affaire, démissionna également quelques mois plus tard.
En 2013, c’est le président de la République, Christian Wulff, qui est conduit à démissionner à la suite de la révélation d’une intervention de sa part auprès du journal Bild visant à étouffer une affaire de prêt immobilier douteux. Là encore, les médias et l’opinion publique ont fait bloc contre cette atteinte à la liberté de la presse par des membres de l’État.
Dans le même esprit, les aides directes de l’État à la presse qui sont attribuées en France aux journaux d’information politique et générale et qui contribuent largement à leur financement, d’une façon d’ailleurs parfaitement inégalitaire, n’existent pas en Allemagne et y seraient considérées comme une atteinte à l’indépendance de ces journaux, inscrite à l’article 5 de la constitution fédérale [9] « Je préfère encore les faillites des journaux à l’achat de leur indépendance au moyen des subventions », déclarait, en 2019, le patron de la maison d’édition Axel Springer [10]. Il existe cependant en Allemagne quelques aides à la presse comme un taux réduit de TVA et des tarifs postaux préférentiels, des remboursements de taxes, ou encore des prêts à taux réduits consentis par le ministère de l’Économie. Avec la crise de la presse et les mouvements de concentration, un débat récurrent repose la question de cette aide de l’État. Le philosophe Jürgen Habermas, par exemple, y est favorable, ainsi que le parti socialiste (SPD) et les syndicats de journalistes [11], alors que les partis situés plus à droite, CDU-CSU (démocrate chrétien) et FDP (libéral) y sont hostiles. Diverses propositions émergent de ces débats, et la seule qui a été adoptée à ce jour est une subvention de 40 millions d’euros par an d’aide au portage, en 2019. Mais ces aides restent très faibles en comparaison de celles que l’État français accorde aux journaux (plusieurs centaines de millions d’euros d’aides directes chaque année, et plus d’un milliard en comptant les aides indirectes, selon le ministère de la Culture).
La volonté d’indépendance vis-à-vis de l’État et des groupes industriels est presque concomitante et rappelle le programme du Conseil national de la résistance en France à la Libération, pour des médias « indépendants de l’État et des puissances d’argent ». Le programme français était plus ambitieux, mais il a fait long feu. Celui de l’Allemagne s’est en partie réalisé, et il faut reconnaître qu’il est toujours vivant, même si l’indépendance des médias vis-à-vis de l’industrie ne veut pas dire indépendance vis-à-vis de toutes les puissances d’argent, comme on va le voir.
Conséquence de l’autonomie : la rentabilité obligée
Cette double indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l’État, bien que certainement bénéfique sur le plan de la liberté éditoriale, a aussi une contrepartie : les médias privés allemands ne peuvent compter que sur eux-mêmes, et sur les lois du marché médiatique, pour se maintenir et se développer ; ce qu’Isabelle Bourgeois appelle leur développement par « endogamie » [12]. Pas de Bolloré, de Niel, d’Arnault ou d’autres « philanthropes » intéressés pour combler des déficits chroniques ; pas non plus de ces aides de l’État qui peuvent constituer pour les journaux français un soutien substantiel, et pour certains la condition de leur existence. C’est dire que la rentabilité des entreprises médiatiques allemandes sur le marché est vitale, les places chères et la concurrence féroce pour l’audience et les recettes publicitaires. Si chères que la concurrence féroce s’est parfois transformée en solidarité des acteurs nationaux installés, afin d’entraver l’entrée d’un acteur extérieur. Comme lorsque le « gratuit » norvégien 20 Minutes, en 1999, chercha à se lancer à Cologne : les quotidiens locaux, détenus par les patrons de presse Springer et DuMont Schauberg, éditèrent alors concomitamment deux « gratuits » concurrents, qui captèrent la plus grande partie de la publicité et contraignirent 20 Minutes à abandonner le terrain. Le danger écarté, les deux « gratuits » cessèrent de paraître… [13]
Cette autonomie économique du secteur des médias se décline différemment selon qu’il s’agit de la presse, entièrement privée, ou de l’audiovisuel, où les groupes privés doivent compter avec un puissant service public.
Jean Pérès et Florian Werlé


