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« Bloquons tout » : un journalisme sous escorte policière

par Jérémie Younes, Pauline Perrenot,

L’angle sécuritaire a largement dominé le traitement médiatique du mouvement social « Bloquons-tout », organisé partout en France le 10 septembre. Défilé de policiers sur les plateaux télé, focalisation sur les « violences », décompte en direct sur les chaînes d’information en continu du nombre d’interpellations : retour sur un cas d’école de journalisme de préfecture.

Préparer les esprits au « chaos » est l’une des pratiques structurantes du journalisme de préfecture à l’approche d’un mouvement social. La mobilisation « Bloquons tout » n’a pas fait exception. De scénarios noirs en notes des renseignements, en passant par les outrances de l’éditocratie, « l’information » avant le 10 septembre s’est écrite sur le ton de la peur des jours durant. À mesure que les « pythies médiatiques des violences » (Arrêt sur images, 10/09) se répandaient de plateaux en colonnes de journaux, la pression montait. « Les black blocs débarqueront de toute l’Europe, annonçait sur RMC (9/09) la militante identitaire – et chroniqueuse de la chaîne – Juliette Briens. Un mercredi en France quoi ! […] L’armada sera de sortie, des feux de poubelles, des feux de voiture ! […] Le chaos est bon à toutes les occasions dans ce pays ! » Nous n’en étions pourtant qu’aux prémices d’une nouvelle séquence exemplaire de journalisme de préfecture : le jour J, la co-production de l’information avec la police allait atteindre des proportions spectaculaires.


L’info au rythme de la préfecture


Il est 6h30 ce mercredi 10 septembre et BFM-TV prévient déjà : « Le pays est quadrillé par les forces de l’ordre. » Le bandeau appuie le propos du présentateur avec le chiffre annoncé la veille par le ministère de l’Intérieur : « 80 000 forces de l’ordre mobilisées ». Dans la foulée, la journaliste Perrine Storme lance « les premières images de la manifestation ». En l’occurrence, ce sont des images… d’interpellations : une dizaine de personnes plaquées contre un mur ou maintenues assises par des policiers, porte d’Italie à Paris. Retour plateau, le journaliste Dominique Tenza fait état d’une « trentaine d’interpellations, les premières donc » : c’est le début du décompte qui va rythmer la journée.

Sur toutes les chaînes d’information, les bandeaux défilent pour nous informer, minute par minute, du nombre d’interpellations. Une pratique que les médias n’interrogent plus, devenue le principal thermomètre journalistique pour suivre en direct le cours d’une mobilisation sociale.



Aux yeux des chefferies éditoriales, cette pratique présente d’emblée plusieurs « avantages » : « objectiver l’événement », avec un chiffre évolutif provenant de sources qu’il ne s’agit pas de contester – la police ou le ministère de l’Intérieur. Et « meubler l’antenne » à peu de frais, en déléguant de fait une partie de la production de l’information – en l’occurrence, à la police ou au ministère de l’Intérieur. Participant de la co-production de la peur, la pratique est en outre un puissant ressort du journalisme de démobilisation, au service de la communication du pouvoir. « Le ministère et les autorités alimentent régulièrement les rédactions, notamment du nombre d’interpellations », rapporte benoîtement la cheffe du service politique de BFM-TV Marie Chantrait, en milieu d’après-midi. « Bruno Retailleau ne cesse de communiquer sur les incidents, le bilan des interpellations pour prolonger cette idée d’un ministère en action », remarque à son tour Le Parisien (11/09), sans pour autant préciser les conditions du succès de cette « idée » : des médias aux ordres. Un rôle d’ailleurs parfaitement tenu par BFM-TV, exemplaire en la matière.

Il est 6h50 quand de nouvelles images arrivent sur le plateau. Ce sont encore des images d’interpellations. Nous sommes cette fois porte de Bagnolet, à Paris, et la reporter sur place commente : « Présence musclée des forces de l’ordre, une dizaine de camionnettes de police, les forces de l’ordre sont très présentes. Ils se détachent par petits groupes pour interpeller des personnes qui pourraient être menaçantes. Vous voyez, on voit la Brav-M, qui fait des interpellations tout autour de la porte de Bagnolet… » [1]



200 interpellations à 10h35, 295 à 13h, 400 à 19h…. Ces chiffres défilent inlassablement sur les bandeaux et structurent les discussions en plateaux, qui y voient la marque d’un ministère « en action », « efficace », et non pas la mesure de l’intensité de la répression. Comme les bandeaux ne suffisaient pas, les chiffres sont aussi relayés sur le compte X de la chaîne : au cours de la journée, pas moins de vingt tweets donnent le décompte des interpellations, soit plus d’un par heure… BFM-TV s’avère plus efficace que les services comm’ des préfectures !


« La police vous parle à toute heure »


À cela s’ajoute l’omniprésence de Bruno Retailleau, dont les moindres faits et gestes sont médiatisés. Dès 7h30, BFM-TV diffuse des images muettes de l’arrivée du ministre à Rungis, devant un plan de sécurité et entouré de hauts gradés. La journaliste-présentatrice rappelle à sa place les consignes « d’extrême fermeté » et les « dizaines d’interpellations » déjà menées. Et le cirque continue. Dominique Tenza : « Vous découvrez en direct ces images à Toulouse, avec un feu aux abords de la gare, et là encore, juste à côté, un véhicule de police. Conformément aux consignes données par Bruno Retailleau, les forces de sécurité sont déployées sur le terrain au moindre incident. » Quelques heures plus tard, c’est au tour de Julien Arnaud de « teaser » : « Bruno Retailleau dans quelques instants va s’exprimer, il y a un affichage important depuis ce matin pour montrer que la situation est tenue. » Et BFM-TV s’en assure. Aussi la conférence de presse du ministre démissionnaire est-elle diffusée en direct et en grande pompe : « priorité au direct », sur toutes les antennes.



Le cadrage est « co-produit », la composition des plateaux aussi. Peu après 8h, le lieutenant-colonel Coiffard, porte-parole de la gendarmerie nationale, est le premier d’une très longue série de représentants des « forces de l’ordre », syndicalistes policiers et porte-parole, qui vont se succéder toute la journée sur BFM-TV. Entre 8h et 19h, ils ne seront pas moins de neuf à défiler en plateau. 9h06 ? Éric Henry, délégué national Alliance Police. 10h19 ? Fabien Vanhemelryck, secrétaire général Alliance Police. 11h20, Olivier Hourcau, délégué Alliance Police, pour changer. La journée peut se compter en heures, en nombre d’interpellations ou bien en porte-parole d’Alliance Police, reçus en toute déférence par les intervieweurs. À 13h27, voici Agathe Foucault, porte-parole de la police nationale. Puis à 13h51, Yves Assioma, superviseur national Alliance Police, ça faisait longtemps. À 14h04, un chroniqueur plus permanent s’installe, Maurice Signolet, ancien commissaire divisionnaire, en plateau jusqu’à 15h30. À 16h50, le lieutenant-colonel Coiffard est de retour ! Enfin à 17h50, Frédéric Lauze, secrétaire général du syndicat des commissaires de la Police nationale, en plateau jusqu’à 19h. La police vous parle en direct toute la journée sur BFM-TV. Cet entre-soi donne lieu à d’interminables causeries qui, pour ordinaires qu’elles soient, n’en participent pas moins du climat médiatique anxiogène, entre normalisation du maintien de l’ordre et surenchère répressive. Exemple avec cet échange entre trois acteurs interchangeables, en l’occurrence deux journalistes et un syndicaliste policier :

- Apolline de Malherbe : On voit ce jeune qui monte sur une voiture de police, pourquoi on l’arrête pas à ce moment-là ?

- Éric Henry (Alliance Police) : Cette scène est extrêmement choquante évidemment pour mes collègues. La première des choses c’est déjà d’assurer leur intégrité physique, leur sécurité, puisque comme vous le voyez, ils sont en sous-nombre face à des jeunes qui sont excités, déterminés à s’en prendre à eux […]. On est en difficulté pour […] éviter une surenchère et que…

- Apolline de Malherbe : Ce qui est très compliqué comme vous dites, c’est qu’ils sont à la fois en nombre partout en France, mais parfois en sous-effectif dans des petits points en particulier...

- Stephan Bureau : Est-ce que ce n’est pas l’objet justement que de provoquer une réaction – parce qu’on voit tout le monde avec son téléphone à la main – et d’avoir l’image ?

- Apolline de Malherbe : Il faut donc beaucoup de sang froid…

- Stephan Bureau : Exactement, parce que les policiers, dans le fond, on les provoque dans l’espoir qu’il se passe quelque chose et qu’on puisse documenter ce quelque chose.

- Éric Henry : […] Si jamais y’avait une sortie d’armes parce que leur intégrité physique voire leur vie est en danger… dans l’hypothèse… enfin… si les conditions n’étaient pas réunies par rapport à l’utilisation d’une arme inappropriée, derrière, c’est le tourniquet administratif et judiciaire. […] Ce qu’on va appeler une bavure policière, avec toutes les conséquences et la reprise par certains partis politiques, qui sont les mêmes incubateurs de ce « cassons tout », « bloquons tout », et derrière, la mise à mal de l’institution policière et tous les clichés qu’on connaît.

Ou comment légitimer en direct, et par anticipation, la « bavure policière »...

Une ambiance permise par le dispositif : outre les interviews politiques et les chroniqueurs maison, les « invités policiers » seront – quasiment – les seuls à intervenir en plateau ce jour-là. Ordinaire pour cette « télé-préfecture », la journée se conclura en apothéose avec un dixième invité « police »… et non des moindres : l’ancien préfet de Paris Didier Lallement, réputé pour avoir (durement et massivement) réprimé le mouvement des Gilets jaunes et reçu conséquemment avec tous les égards par Marc Fauvelle : « Je vous rappelle les chiffres au niveau national, 175 000 participants, 473 interpellations dans toute la France. Et puis également autres chiffres, 267 incendies de voie publique, et 13 policiers blessés. Didier Lallement, bonsoir... »


Des « bons » mots (de la police) aux « bons » chiffres (du ministère)


Verrouillé de A à Z, le cadrage sécuritaire se double d’un recours permanent au lexique policier. Outre les traditionnels « éléments radicaux » pour désigner (et criminaliser) les manifestants – une expression omniprésente à l’antenne de CNews, notamment –, on entend parler de « fauteurs de troubles », de « casseurs », d’« ultra-gauche », de « maîtrise des individus masqués », de « points de fixation », de « journée à haut risque », d’« actions violentes » recensées en « zone gendarmerie » ou en « zone police », mais aussi de « débordements » ou de « dispersion » indistinctement selon l’énonciateur, policier… ou journaliste, tous deux reconvertis en gardiens de l’ordre.

Totalement normalisé dans les récits journalistiques, le point de vue policier ne subit aucun accroc. En particulier lorsqu’un plateau est sous bonne garde de Dominique Rizet, l’inénarrable « consultant police-justice » de BFM-TV. Tout au long du 10 septembre, ce grand professionnel à l’« objectivité totale », selon ses mots, s’est une nouvelle fois illustré par une série de prescriptions langagières. Alors que les gaz lacrymogènes pleuvent sur les images qui défilent derrière lui, il tempère : « Cette expression de "gazer les manifestants", c’est pas très joli. Puis ça rappelle une triste époque. » Quelques minutes plus tard, tandis que le plateau observe une violente charge policière dans le quartier des Halles, à Paris, Dominique Rizet indique les mots à éviter… et ceux qu’il faut leur préférer pour décrire la situation :

Dominique Rizet : Les manifestants ne voulaient pas reculer donc les policiers ont fait… on appelle ça un bond offensif. Et pas des charges. […] La police aime pas qu’on… Donc des bonds offensifs, pour éloigner les manifestants. Donc on les écarte et puis ensuite, il y a cette distribution de gaz lacrymogène qui dissuade les plus tenaces.

Comme on « distribue » des bonbons, en somme.

Aux bons mots s’ajoutent les bons chiffres. Et en la matière encore, BFM-TV n’en démord pas : la voix du ministère est sacrée. Peu après 17h, alors que le bilan qu’annonçait ce dernier à la mi-journée (29 000 manifestants) est aisément contestable au vu des défilés massifs filmés par les manifestants eux-mêmes partout en France et diffusés sur les réseaux sociaux, les journalistes s’empressent de communiquer leurs conclusions (tirées d’avance) :

- Amandine Atalaya : Si vous voulez un ordre d’idée avec ce chiffre dont on dispose pour l’instant de 29 000 manifestants…

- Olivier Truchot : C’est très faible !

- Amandine Atalaya : Il est très faible ! Et qui va être ajusté mais… Pour avoir un ordre d’idée par exemple, le 1er mai 2025 […], c’est 157 000 personnes selon la police, 300 000 selon les syndicats, ça fait cinq fois moins pour l’instant. Et par rapport aux grandes manifestations des retraites, […] les grandes journées, c’était 600 000 selon la police et 2 millions selon les manifestants, on est à vingt fois moins ! […]

- Olivier Truchot : Donc en termes de mobilisation physique, c’est pas très impressionnant.

- Amandine Atalaya : Vraiment je suis purement factuelle ! On ne peut pas dire que ce soit un succès en termes de nombre de personnes dans la rue aujourd’hui.

Tellement « factuelle » que moins d’une heure et demie plus tard, elle sera sévèrement contredite par… le ministère de l’Intérieur, qui réactualise son décompte en évoquant 175 000 manifestants. Un bilan qui plus est contesté par d’autres sources – inaudibles le jour J à l’antenne de BFM-TV –, à l’instar de la CGT, évoquant « plus de 250 000 personnes » dans les rues partout en France. Un naufrage qui n’est pas sans rappeler celui d’une autre experte ès journalisme : Géraldine Woessner, la rédactrice en chef du Point. Sur la base des 29 000 manifestants annoncés par le ministère de l’Intérieur, cette dernière décréta « un flop mémorable » sur X, à 16h27. Deux heures plus tard, son inconscient déontologique lui commanda cette légère modification : « Update, avec le chiffre à 17 heures : 175 000 participants. » Un « flop mémorable », c’est le cas de le dire. Reste que cette propension à s’abreuver uniquement aux sources officielles, dont la communication n’est a priori pas contestable aux yeux des rédactions, aura une nouvelle fois appuyé le récit de « l’échec de la mobilisation »… que les éditocrates souhaitaient tant voir advenir.

Avides de spectacle, les principales télévisions se sont ruées comme de coutume sur la moindre étincelle. Aussi, lorsque peu après 16h, des reporters captent des images d’un restaurant en feu à Paris, c’est la cohue. Et certaines envoient valser la rigueur. CNews au premier chef, qui l’assure sur X dans un post toujours en ligne : « Les manifestants ont mis le feu à une brasserie et à un immeuble dans le centre de Paris, à Châtelet. » Sauf que patatras : en plus des témoignages de manifestants – qui évoquent immédiatement un départ de feu causé par une grenade lacrymogène –, la procureure de Paris évoque à demi-mot la responsabilité de la police une heure plus tard [2], ce que confirmera le parquet de Paris le lendemain.



Mais à l’instant T, le feu n’échauffe que trop les esprits échaudés de CNews : « Voilà à quoi ça mène !, s’indigne la présentatrice Nelly Daynac. Des responsabilités sans doute d’un cocktail molotov qui a été lancé comme ça. Ou euh… Non mais enfin… ou d’une poubelle qui a été brûlée à proximité. » Une journaliste appelle-t-elle timidement à la vigilance ? Le plateau passe la recommandation par pertes et profits :

- Yoann Usai : L’incendiaire, lui, va probablement rentrer tranquillement ce soir chez lui ! Sauf s’il a été interpellé mais a priori, il y a peu de chance qu’il le soit.

- Nelly Daynac : Et il sera peut-être fier de son œuvre !

- Yoann Usai : Il sera fier de son œuvre naturellement, il va dormir bien au chaud ce soir. […]

- Nelly Daynac : Ce sont des pyromanes en fait, vous le disiez tout à l’heure. Des incendiaires.

- Yoann Usai : Des criminels ! Des criminels !

- Nelly Daynac : Des criminels qui prennent plaisir, comme ceux qui mettent le feu aux forêts l’été et se délectent sans doute après de ce qu’ils ont causé comme méfaits.

Sans doute l’Arcom se délectera-t-elle d’une telle séquence…

Poussant la désinformation à son paroxysme, CNews n’est toutefois pas la seule chaîne à s’être ralliée aussi spontanément que naturellement à la thèse des « manifestants incendiaires ». Sur Franceinfo, un reporter parle d’« un restaurant […] qui a été pris pour cible » avant de faire marche arrière moins d’une demi-heure plus tard, évoquant « plusieurs charges de la police à l’aide de grenades lacrymogènes » dont « une […] a atterri sur des végétaux et sur la façade de ce restaurant ». Même tentation sur LCI, où en dépit des avertissements de la présentatrice, le consultant Guillaume Farde ne résiste pas à livrer les conclusions qui « s’imposent » :

- Marie-Aline Méliyi : On est sûr du coupable ? Parce qu’on se disait qu’il fallait un peu de prudence pour savoir si c’était directement lié à ce mouvement…

- Guillaume Farde : En tout cas, c’est en marge de. Et sans évidemment présumer des conclusions de l’enquête […], il y a un mode opératoire et des précédents. Ça, on peut au moins le dire. Le mode opératoire, c’est que l’ultra-gauche signe sa présence par le recours à l’incendie volontaire.

La suspicion est jetée et la désinformation fait son œuvre. Au 20h de TF1 également, où la rédaction, pourtant en possession a minima des déclarations de la Procureure – diffusées trois heures plus tôt –, laisse éhontément planer le doute : « À Paris en marge d’affrontements, la façade d’un immeuble, en flammes. Le feu est parti de ce restaurant. Une enquête est en cours », se contente de relater la voix-off, au terme d’un sujet axé sur les violences…. des manifestants. Grossier, le sous-entendu confine à la manipulation. Et concerne de nombreux autres médias : à la Une de La Voix du Nord, sur les écrans des chaînes d’info ou pour illustrer les gros-titres des 20h, les images de ce restaurant en flammes sont largement surexposées sans être pour autant systématiquement remises en contexte ni commentées pendant leur diffusion. Comment un téléspectateur non averti, baignant par ailleurs dans un récit médiatique polarisé par l’inventaire des « violences » des « casseurs », peut-il interpréter ces images autrement qu’étant de la responsabilité des manifestants ?


Violences policières nulle part, célébration de l’ordre partout


Car une chose est sûre : des chaînes d’information aux 20h en passant par les grandes radios, le terme « violence » n’est rattaché qu’aux personnes mobilisées. Tout au long de la journée, alors que des vidéos de violences policières sont diffusées sur les réseaux sociaux – captées y compris par les reporters des médias mainstream –, aucun média audiovisuel, à notre connaissance, n’en fait réellement état. Des journalistes indépendants et le compte X « ViolencesPolicières.fr » ont beau recenser des dizaines de preuves à charges, les vidéos ne sont pas diffusées par les grands médias, et encore moins répertoriées au registre des « violences » par les commentateurs.

En lieu et place, les commentateurs célèbrent l’action du ministère de l’Intérieur. Outre le fait qu’aucun questionnement critique n’ait droit de cité concernant le dispositif militarisé du maintien de l’ordre (effectifs totalement exubérants, armes de guerre utilisées, surveillance de masse par drones, etc.), on assiste à la chronique satisfaite de la répression. En amont, pendant et en aval de la journée de mobilisation.

Sur Franceinfo la veille du 10 septembre, la description du « dispositif » policier mis en place par Bruno Retailleau a tenu lieu d’information « en continu ». Interroger sa politique agressive et la criminalisation du mouvement social ? Hors sujet pour le service public, où la journaliste « Société » Audrey Goutard remplit plutôt le rôle de porte-parole du ministère de l’Intérieur : « 80 000 policiers vont être mis sur le terrain […], mobiles, adaptables, qui sont là pour deux points : la capacité de s’adapter et la capacité de répondre immédiatement s’il y a des actes de violence avec des interpellations. Répression, répression, répression. C’est le mot d’ordre, effectivement, de Bruno Retailleau face à cette violence »… à ce stade imaginaire. Même tonalité au 20h de France 2 (9/09), que Samuel Gontier a qualifié d’« ode à la répression » anticipée (Bluesky, 9/09 [3]), notamment en réaction à cette pépite signée Léa Salamé – « Plus mobiles, mieux renseignées, comment les forces de l’ordre ont appris des Gilets jaunes à être plus efficaces » – qui valut à la présentatrice son premier communiqué syndical [4] déplorant que « France 2 se met[te] […] explicitement du côté de la police ».

Le 10 septembre sur LCI, les journalistes se délectent en continu d’images de CRS saturant les rues et les écrans. « Un dispositif conséquent, s’enthousiasme la présentatrice Marie-Aline Méliyi, vous le voyez à Paris, pour contenir les individus qui ont envie de semer le chaos et le désordre. Christophe Miette, vous êtes secrétaire national SCSI-CFDT, syndicat des cadres de la sécurité intérieure, on voit l’intérêt d’avoir anticipé avec un dispositif conséquent. » Ce n’était pas une question…



Ou encore un peu plus tôt :

- Marie-Aline Méliyi : Valérie Nataf, on voit en tout cas, la preuve par l’image, jusqu’ici et on espère qu’il n’y aura pas de débordement, que le dispositif très important mis par Bruno Retailleau fait ses preuves.

- Valérie Nataf : Oui, absolument. Il tient toutes ses promesses.

Alléluia.

Au 20h de TF1, le soir-même, la rédaction parle d’une « stratégie efficace » en énumérant ses bienfaits : « 80 000 policiers et gendarmes déployés, des véhicules blindés sont même entrés en action pour déblayer. Les blocages, comme celui-ci à Marseille, sont presque instantanément débloqués par les forces de l’ordre. » Sur BFM-TV, la cheffe du service police-justice Pauline Revenaz s’enthousiasmait dès 8h du matin : « Les forces de l’ordre sont extrêmement mobilisées et très réactives ! » N’en jetez plus !

Au vu de la tonalité générale, on ne s’étonnera pas de retrouver les mêmes rengaines sur les ondes des matinales le lendemain. Ainsi de CNews, qui commence très fort, dès 6h, avec un sondage CSA réalisé en collaboration avec deux autres titres Bolloré, Europe 1 et le JDD : « Faites-vous confiance à la justice française pour punir les auteurs de violences (vols, agressions, meurtres) ? » Thomas Bonnet, journaliste politique, se fend d’une analyse « d’actualité » : « On verra désormais quelles seront les condamnations pour ceux qui hier s’en sont pris aux forces de l’ordre, ont dégradé du mobilier urbain, mais on est malheureusement obligés d’anticiper et de se dire qu’elles vont sans doute être encore une fois assez légères. » La presse Bolloré est en campagne pour des condamnations plus lourdes.

Sans doute en manque de parole policière, Apolline de Malherbe sollicite un délégué Alliance Police sur RMC pour mieux refaire le film : « Comment s’est déroulée la journée globalement ? Le ministre de l’Intérieur s’est réjoui que les bloqueurs n’arrivent pas à bloquer », se félicite d’entrée la journaliste. Presqu’en même temps sur RTL, Thomas Sotto lance la grande interview : « Il est 8h17, blocages, incendies, tentatives d’intrusion, routes et trains bloqués, quel est le vrai bilan de la journée "Bloquons tout en France " ? Pour le savoir, Marc-Olivier Fogiel, vous avez invité ce matin le patron de la gendarmerie, Hubert Bonneau. » Fogiel : « Merci mon général, merci d’être là. »



En face, Europe 1 se charge de faire entendre la préfecture. L’invité de Sonia Mabrouk est Laurent Nuñez, préfet de police de Paris. Première question de Mabrouk :

Sonia Mabrouk : Au lendemain du mouvement "Bloquons tout", qui ressemblait d’avantage à un mouvement "Cassons tout", qui a donné lieu à des violences, des heurts, entre forces de l’ordre et groupuscules masqués avec slogans antifa, propalestiniens, on va en parler, mais d’abord : de quel bilan définitif vous disposez ce matin aussi bien en termes d’interpellations, de gardes à vue, et aussi de policiers ou de forces de l’ordre blessés ?

Et sur TF1, dans la matinale de Bruce Toussaint, l’éditorialiste Alba Ventura dépeint un pays à feu et à sang : « Ce qui a sauté aux yeux, ce sont ces scènes de violences. On a vu à Rennes un bus incendié, des barrages sur les routes, tentatives d’intrusion à la gare du Nord, à la gare Marseille Saint-Charles ce sont des bouteilles de verres qui ont été jetées, des pillages et puis tous ces gens cagoulés, en capuche, venus semer le chaos et affronter les forces de l’ordre… Bloquons tout a été noyauté par l’extrême gauche, l’ultra gauche, accompagnées des casseurs de banlieues. »

C’est sans doute cela, « l’ensauvagement » médiatique.


***


Si les reportages et l’exposé des revendications n’ont pas fait systématiquement défaut, l’angle sécuritaire aura outrageusement dominé le traitement journalistique du 10 septembre. Et le journalisme de préfecture a paradé sur toutes les ondes : au ministère de l’Intérieur, le cadrage ; aux syndicalistes policiers, le commentaire en direct ; à la Préfecture, l’analyse des événements. « C’est pas une manifestation populaire, ce sont des actes de délinquance qui sont extrêmement graves, qu’il faut traiter comme des actes de délinquance », résume Nicolas Bouzou sur LCI. Dépolitiser et criminaliser la contestation sociale : telle est la tâche des acteurs répressifs, auxquels les médias dominants apportent tout leur concours.


Pauline Perrenot et Jérémie Younes

 
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Notes

[1Sur Franceinfo, un événement éclaire ces arrestations d’une autre lumière : juste avant 7h, l’interpellation par la police du syndicaliste Aurélien Boudon (Sud-Santé) est diffusée en direct à la radio, alors qu’il répond à une interview téléphonique… depuis la porte de Bagnolet.

[2« En l’état de nos informations, il pourrait s’agir d’un départ de feu involontaire lié à l’intervention des forces de l’ordre », déclare-t-elle en conférence de presse. Une sortie qui indignera d’ailleurs Dominique Rizet sur BFM-TV : « C’est pas très fin […]. Les experts en incendie ne se sont pas encore prononcés et dire ça alors que les manifestations sont en cours, qu’il y a encore des gens qui courent dans les rues de Paris… Imaginez… C’est peut-être pas le moment de dire ça… ! »

[4Lequel, soit dit en passant, dénonce le parti pris de la rédaction « du côté de la police » tout en reprenant lui-même sans recul des expressions pour le moins problématiques d’un point de vue journalistique, comme « casseurs » ou « voyous ».

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