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LCI en guerre contre la taxe Zucman (et contre l’information)

par Jérémie Younes,

Émission spéciale sur LCI, ce lundi 27 octobre : l’économiste star Gabriel Zucman est l’invité de Darius Rochebin, et celui-ci organise un « match » avec l’éditorialiste maison, François Lenglet. L’occasion d’en savoir plus sur la fameuse taxe dont tout le monde parle ? Pas vraiment…

Une musique angoissante retentit, Darius Rochebin est debout, devant un écran rouge sur lequel est inscrit le titre : « Va-t-on taxer les riches ? » Au menu, un duel au sommet entre l’économiste qui a donné son nom à un célèbre impôt plancher sur le patrimoine des ultra-riches, Gabriel Zucman, et le journaliste François Lenglet. La joute s’annonce déséquilibrée ! Elle l’est : d’un côté, l’un des économistes les plus cités dans le monde, et de l’autre, un ancien professeur de littérature reconverti depuis des années en éditorialiste télévisuel « spécialisé » éco, sans qualification particulière dans la discipline.



Avant de lancer « l’affrontement », Darius Rochebin interroge Jérôme Guedj, en direct depuis l’Assemblée nationale, à propos de la « taxe Zucman light » que le Parti socialiste tente d’introduire dans le budget. « Merci infiniment Jérôme Guedj, vous avez fait le teasing vous-même de l’émission qui suit ! Regardez le débat, vous pouvez vous installer à la buvette, regardez le débat entre François Lenglet et Gabriel Zucman », insiste l’animateur. Mais l’apéritif n’était pas terminé… et Darius Rochebin se tourne vers son invité : l’inénarrable Jérôme Fourquet, encore et toujours lui. « Vous êtes le radiographiste, on peut dire ça comme ça, le radiologue de la France. Quel titre vous voulez que je vous donne ? », demande gentiment Darius Rochebin. « Sondeur », répond humblement Jérôme Fourquet. « Depuis tant d’années, reprend l’imperturbable animateur, qui n’a pas de mots assez forts pour proclamer son admiration, vous analysez vraiment, vous sondez les reins et les cœurs, mais profondément la culture française, la société française ». Fourquet est ici pour cadrer et encadrer le débat avec les platitudes conservatrices habituelles. Et comme à son habitude, il remplit à merveille sa fonction : l’État est « impécunieux », les « prélèvements obligatoires » et la « sphère publique » sont déjà « énormes », et Fourquet regrette que certains, à gauche notamment, « s’exonèrent de pistes de réformes sur l’ampleur de la dépense publique ». Darius Rochebin voit lui une « particularité française dans cette obsession des riches ». Après 10 minutes sur ce ton, qui indiquent très clairement de quel côté penche le plateau, arrive enfin l’économiste star, Gabriel Zucman. Mais d’abord, la pub…


Rochebin contre Zucman : « Vous êtes un combattant de gauche »


« Vous nous avez déjà rejoint Gabriel Zucman, bonsoir ! » Dès son introduction, Darius Rochebin change de ton :

- Darius Rochebin : Un mot sur les passions que vous suscitez. Moi, je suis frappé, je vois sur les réseaux sociaux […] à quel point votre nom même suscite des passionnés [sic], soit laudateurs soit au contraire qui vous détestent, les deux !

- Gabriel Zucman : Moi je suis chercheur, professeur, j’aime comprendre, expliquer…

- Darius Rochebin : Oh, attendez… Vous êtes devenu acteur politique !

- Gabriel Zucman : … j’espère utiliser cette occasion pour expliquer le problème d’injustice fiscale, et les solutions qu’on peut y apporter.

- Darius Rochebin : Vous êtes chercheur et vous êtes militant, je crois que vous ne vous en cachez pas ! Vous avez conseillé Sanders, aux États-Unis, qui est très marqué à gauche. Vous êtes un combattant de gauche, on peut dire ça ?

Gabriel Zucman n’est en plateau que depuis 30 secondes, mais il est déjà repeint : « acteur politique », « militant », « combattant de gauche ». Les téléspectateurs savent à quoi s’en tenir, et la présentation tranche avec celle du « radiographiste » qui « sonde les reins et les cœurs » du pays… Audacieux, Darius Rochebin, qui n’a pas de qualification particulière en économie, va oser quelque chose de fort : expliquer à un docteur en économie qu’il commet une confusion basique en économie ! S’abritant derrière un automatisme journalistique bien pratique – « beaucoup vous accusent de » –, le présentateur se transforme alors en professeur, le temps d’une tirade dont il ne semble pas mesurer le ridicule :

Darius Rochebin : Beaucoup vous accusent de faire une confusion entre ce qui est, pour être très précis, du cash, de l’argent cash dont les riches pourraient disposer, et ce qui est des actions, ce qui est une entreprise réelle. L’exemple de LVMH a été si souvent cité… La fortune de LVMH c’est de l’économie réelle, c’est pas comme dans Picsou une piscine avec des lingots d’or, c’est des emplois, des boutiques, des stocks, etc., etc., etc.

Comment est-il possible qu’un journaliste pense pouvoir apprendre cela à un docteur en économie ? Rochebin n’est pas le premier à avancer cet « argument », d’une confusion élémentaire entre « cash » et « actions », qui mettrait à bas l’idée de Zucman, cet incompétent. C’est en réalité l’élément de langage de toute l’éditocratie contre la taxe Zucman. « Non mais là il y a une mécompréhension, essaye néanmoins Zucman. Il s’agit de s’assurer que les personnes physiques, les ultra-riches, les personnes qui ont plus de 100 millions d’euros de patrimoine, payent un minimum d’impôt sur leur fortune personnelle. »

Peut-être n’est-il pas inutile, à ce stade, de rappeler que la chaine LCI appartient au groupe TF1, dont l’actionnaire principal est le groupe Bouygues, de la famille du même nom, certainement concernée par cette taxe ! Juge et partie, le présentateur insiste : « Mais c’est l’entreprise au total que vous allez taxer […]. Ces actions, c’est la réalité de l’entreprise, c’est ça que vous oubli… que vos détracteurs disent », rattrape sur le fil Darius Rochebin. « Vous faites erreur », tente à nouveau d’expliquer l’économiste. En vain : « Donc ils vont vendre des actions, chaque année ils vont vendre 2% de leurs actions, aux Chinois, aux Saoudiens, etc. », reprend l’intervieweur. « Oh non, il y a une mécompréhension à nouveau », tente une nouvelle fois Zucman, qui cache de plus en plus mal sa consternation.

Darius Rochebin semble ne pas entendre la réponse de son invité et s’en tient aux questions qu’il avait préparées : « Au fond, est-ce que vous n’êtes pas dans une logique de nationalisation partielle ? » « Il ne s’agit pas du tout d’une nationalisation », est encore obligé de déminer l’économiste, « une nationalisation c’est quand l’État prend 100% des actions, là on parle de 2%, dans un contexte où les fortunes en question ont augmenté de 10% par an en moyenne. » La démonstration ne perturbe pas notre intervieweur, persuadé qu’il peut « débunker » le scientifique depuis son poste de présentateur télé : il déploie alors un dernier artifice, avant de passer la main à François Lenglet. En l’occurrence, diffuser une « phrase choc » tenue la veille par Michel-Édouard Leclerc sur la même antenne :

Michel-Édouard Leclerc : Taxer des riches, pour prendre leur fric et le mettre dans un seau où il y a des trous, ça résout pas les problèmes des Français… Ça fait peut-être bander la gauche et ça fait peut-être éructer la droite et le patronat, mais ça ne résout rien !

Une déclaration « choc » qui ne comporte aucun argument, mais qui méritait bien une rediffusion ! Zucman en profite pour ignorer ce beau moment de télé et poursuit sa démonstration. Mais voilà que François Lenglet arrive…



Lenglet contre Zucman : « Vous allez tuer les boîtes »


Comme Darius Rochebin et toute la presse bourgeoise avant lui, François Lenglet consacre sa première intervention à faire passer Gabriel Zucman pour un amateur. Avec une petite subtilité : cette fois-ci, Gabriel Zucman n’est pas un idiot qui confond « cash » et « actions », mais un universitaire déconnecté du monde de l’entreprise : « Vous appréhendez les choses en éminent universitaire que vous êtes, concède François Lenglet, mais la réalité, c’est que les contribuables [visés par cette taxe] n’attendent pas sous le marteau fiscal que vous avez préparé pour eux ». Fier de sa punchline, Lenglet déroule ensuite les conséquences qu’aurait selon lui une taxe Zucman, tels des automatismes : évitement fiscal des ultra-riches, effets néfastes sur l’emploi et la croissance. « La réponse là-dessus », le presse Darius Rochebin : « Est-ce que oui ou non ça signifiera moins d’investissements, moins d’embauches, moins de ruissellement […] ? » « C’est évident ! », ponctue Lenglet. « Non, absolument pas », répond calmement Zucman qui rappelle – pour la troisième fois – que son idée est un impôt sur les fortunes personnelles des personnes physiques, non « pas sur les entreprises ». Pour la première fois, le présentateur admet sa confusion : « Pardonnez-moi mais les actions, c’est bien du capital ? Je ne vois pas la distinction […], les actions, c’est le capital ! » Le dispositif, très lourdement défavorable à l’invité interrompu toutes les 20 secondes, va alors se fracasser de manière spectaculaire sur la réponse de l’économiste :

Gabriel Zucman : J’insiste sur le fait que ce n’est pas un impôt sur les entreprises, les entreprises ne sont pas concernées, on ne vient pas taxer leur capital […]. Le rendement moyen, pour les personnes qui ont plus de 100 millions d’euros de patrimoine, c’est 6%. C’est nettement supérieur à 2%, donc les personnes ont largement de quoi payer l’impôt avec leurs liquidités. Quand les milliardaires prétendent ne pas avoir de liquidités, c’est qu’ils organisent leur propre illiquidité, précisément pour échapper à l’impôt sur le revenu. D’accord ? C’est très important de comprendre ça.

Darius Rochebin et François Lenglet ne l’avaient semble-t-il pas compris : la réponse installe, pour la première fois, un silence de mort dans le studio. Vexé, et sans doute conscient qu’il devenait difficile de réfuter l’économiste avec des arguments valables, François Lenglet passe à l’invective : « Vous allez tuer les boîtes. » Peu en verve, le journaliste essuie alors une série de revers de plus en plus humiliants : quand il mobilise l’exemple de Mistral AI, « l’espoir de l’intelligence artificielle française », pour affirmer que l’État ne sait pas gérer contrairement au privé, Zucman lui rappelle que « l’État est déjà au capital de Mistral » et que sa taxe ne changerait rien à cela – coup dur ; quand Lenglet pense que la proposition consiste à transférer chaque année 2% de l’entreprise à l’État, Zucman est (encore) obligé de reprendre le cancre en lui expliquant (à nouveau) que sa taxe vise les fortunes personnelles – il y a « encore une mécompréhension » ; quand, enfin, le chroniqueur économique explique dans un très long raisonnement que « vous ne pouvez pas taper les propriétaires des entreprises, sans taper indirectement les entreprises », Gabriel Zucman se contente, faute de temps, de lui dire que « tout cela est erroné ». C’est une constante tout au long de l’échange : l’économiste est obligé de commencer chacune de ses réponses en détricotant la question qui lui est adressée et les fausses évidences qui y sont repliées. « Vous faites erreur », « Non, absolument pas », « Non, non, pas du tout », « Il y a mécompréhension », « Il y a encore mécompréhension », « Tout cela est erroné », « Sur ce point également, vous faites erreur ». Un véritable parcours du combattant.

Sentant son collègue en difficulté, Darius Rochebin tourne une nouvelle page de l’entretien et montre des images de Javier Milei, le président libertarien conforté par des élections intermédiaires en Argentine, érigé pour l’occasion en modèle par LCI. Le bandeau est tout en sobriété : « J. Milei : le "tronçonneur" qu’il faut à la France ? »



Darius Rochebin pose la question de la comparaison internationale… et avoue une nouvelle fois son incompréhension (de manière involontaire) :

- Darius Rochebin : Dans quel pays une taxe comparable à celle que vous ambitionnez est à l’œuvre et fonctionne ?

- François Lenglet : Aucun !

- Gabriel Zucman : C’est normal, elle est très jeune cette taxe, tous ces travaux de recherches, [ce sont] des savoirs nouveaux, qui ont été créés il y a 3 ou 4 ans ! […]

- Darius Rochebin : Gabriel Zucman, je ne veux pas diminuer vos mérites, mais l’idée de taxer fortement les super-riches, c’est pas vous qui l’avez inventée…

- Gabriel Zucman : Mais c’est justement pas la proposition que je fais !

- Darius Rochebin : Un peu quand même…

- Gabriel Zucman : Mais non ! Puisque c’est un impôt plancher : si vous payez déjà, en impôt sur le revenu, 2% de votre fortune, vous n’aurez rien de plus à payer ! Ce que je propose, c’est simplement que si vous payez moins de 2%, vous auriez à payer la différence pour arriver à 2%. Ceci, uniquement pour les gens qui ont plus de 100 millions de patrimoine…

De cet échange, François Lenglet tire une conclusion : « Si ça n’a jamais été fait, est-ce que ce n’est pas tout simplement parce que vous voyez le monde comme un universitaire […], et que la plupart des gens qui sont aux manettes s’arrêtent au seuil de l’absurde, mais vous pas ! » Rire gras de Rochebin… « Vous voyez une mouche sur la table, vous tapez, vous cassez la table », poursuit le chroniqueur, toujours aussi sûr de lui. Darius Rochebin présente alors un graphique, qui entreprend une comparaison internationale sur le thème des fameux « prélèvements obligatoires » :



Problème : le graphique de Rochebin choisit arbitrairement de ne montrer que l’Allemagne, l’Espagne, et une moyenne de l’UE, laissant de côté d’autres pays dont le niveau de « prélèvements obligatoires » est plus proche du cas français. Zucman le leur signale : « Vous avez oublié quelques pays… Il y a la Suède, le Danemark, la Norvège… » Lenglet l’interrompt aussitôt, voyant là une occasion de fignoler son œuvre : « Il y a aussi Cuba, la Corée du Nord. » Qu’aurait-été une telle émission sans une pertinente comparaison avec la Corée du Nord ?


***


Au total, il est peu probable que le téléspectateur ait pu se faire une idée claire à propos de la taxe Zucman avec cette « émission spéciale », tant la confusion a été entretenue par les questions des intervieweurs, qui ne semblaient certains que d’une chose : leur opposition à cette taxe. Pouvait-on s’attendre à autre chose, sur une chaîne détenue par l’un de ceux que cette taxe vise explicitement ? Probablement pas… Reste qu’à défaut d’information économique, cette émission « guet-apens » nous aura au moins informés sur le niveau de radicalisation de la presse bourgeoise face à tout ce qui se rapproche – de près, ou en l’occurrence, ici, d’assez loin – d’un horizon de justice fiscale.


Jérémie Younes

 
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