Accueil > Critiques > (...) > Les médias et les mobilisations sociales

« Bloquons tout » : haro sur les « ingénieurs du chaos »

par Jérémie Younes, Pauline Perrenot,

Le cadrage et les dispositifs médiatiques, très proches des préfectures, déployés avant et pendant la mobilisation sociale du 10 septembre, n’auraient pas été complets sans les traditionnels partis pris et autres interrogatoires journalistiques.

« 10 septembre : bloquer tout pour gagner rien ? » Dès le matin du 10 septembre, LCI tient son analyse du mouvement social, placardée sur un bandeau. En dépit du succès de la journée, une large partie de la presse lui emboîte le pas le lendemain : « Tiède mobilisation », décrète La Nouvelle République des Pyrénées ; « une faible mobilisation » titrent La Presse de la Manche et Le Télégramme tandis que Corse Matin évoque « une mobilisation qui fait pschitt ». « En fait, le flop, il est venu de la récupération, considère quant à lui Christophe Barbier sur LCI. On a moins vu "Bloquons tout" que "Cassons tout ce qu’on peut" ! » Ni tiède, ni faible, ni même violente, la mobilisation est tout simplement inexistante au Parisien, dont l’édition du 11 septembre remporte haut la main le prix de la désinformation en ne mentionnant le mouvement « Bloquons tout » ni en couverture, ni dans les pages intérieures. Ruth Elkrief, néanmoins, corrige le tir trois jours plus tard : « Heureusement, le fameux mouvement Bloquons tout n’a rien bloqué du tout, se réjouit-elle. […] Bloquer un pays qui est déjà bloqué, ce serait risible si ce n’était pas tragique. Apparemment, les Français l’ont compris. » (Le Parisien, 14/09) « Le raz-de-marée insurrectionnel que les adeptes du "grand soir" appelaient de leurs vœux n’a pas eu lieu », confirme Le Figaro (11/09), décrivant toutefois les actions organisées la veille comme « une multitude de banderilles plantées dans les flancs du pays, […] orchestrées par les professionnels du chaos ».

Alors, « chaos » ou « échec » ? L’éditocratie opte tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre, mobilisant indistinctement l’un et l’autre… pour décrédibiliser la gauche. Si La France insoumise fait principalement les frais d’un traitement (classiquement) caricatural, d’autres militants politiques et syndicaux se frottent aux traditionnels interrogatoires médiatiques par temps de mobilisation sociale, sur fond de clameur catastrophiste.


« Un mouvement orchestré par les vociférateurs »


Les commentateurs avaient lancé les hostilités avant même que le moindre blocage ait eu lieu. Le 10 septembre ? Le « triomphe de la haine et du ressentiment » prophétisait André Comte-Sponville une semaine avant le début du mouvement (L’Express, 4/09), tandis que sur RMC, la « grande gueule » Jérôme Marty s’emballait par avance contre La France insoumise : « Ce mouvement et la violence qui risque d’en découler, aujourd’hui, est attisé par un parti d’extrême gauche qui est en train de bordéliser la France et qui veut que les Français se foutent sur la gueule en fomentant la haine ! » La radio ne boudait aucun moyen à sa disposition : « "Bloquons-tout" : l’ultra-gauche est-elle en train de tout gâcher ? », titrait le sondage des « Grandes Gueules » publié sur les réseaux sociaux. La veille au soir (8/09), les lieutenants de BFM-TV fourbissaient eux aussi leurs armes face à Manuel Bompard (LFI). « C’est la bordélisation du pays ! C’est ça que vous voulez ? », s’insurgeait Yves Thréard. « C’est le chaos », renchérissait Apolline de Malherbe, tandis que le journaliste du Point, Charles Sapin, transpirait à grosses gouttes : « Vous n’appelez pas […] au vote des Français, vous appelez à la mobilisation de la rue. On se demande, en vous écoutant, si vous voulez conquérir les institutions ou les faire tomber. » Bref, dans une large partie des médias, les mots d’ordre résonnaient à l’identique : « ultra-gauche » et « stratégie du chaos » ; Jean-Luc Mélenchon ou l’« ingénieur du chaos ».

La violence médiatique est encore montée d’un cran le jour J et dans la semaine qui a suivi : à la télégénie des poubelles en feu ont répondu les outrances des chiens de garde. Les chaînes d’information en continu, notamment, ont émis tel un disque rayé : LFI - extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence. Mais au grand prix de la haine, si de nombreux médias concourent, aucun n’arrive à la cheville de CNews (10/09) :

Yoann Usai : [Jean-Luc Mélenchon] est au milieu de ses électeurs, à savoir les incendiaires, les casseurs, les black blocs, les islamo-gauchistes, les antisémites, les palestinistes, comme je les appelle ! […] Il est là comme un poisson dans l’eau à regarder la France être dégradée, être saccagée, ça lui plaît, il adore ça ! Et il va jeter encore un peu plus d’huile, notamment de l’huile antisémite, mais pas seulement, sur le feu tout au long de la soirée, pour que les dégradations soient le plus importantes possible.

Les caméras rivées toute la journée sur les poubelles en feu, la télé Bolloré est en roue libre et instrumentalise sciemment le moindre bris de vitrine pour faire campagne :

- Gauthier Le Bret : [Un second tour] RN-LFI, vous faites quoi ?

- André Vallini (ancien sénateur PS) : Je vote blanc, je l’ai déjà dit à Pascal Praud.

- Gauthier Le Bret : Oui, mais peut-être que ces images peuvent vous convaincre de changer d’avis.

BFM-TV peut également compter sur de fervents propagandistes. Au soir du 10 septembre, faisant fi des appels pacifistes lancés par Jean-Luc Mélenchon [1], Yves Thréard soutient que les députés insoumis « appellent à la casse » et « appellent à détruire » (BFM-TV, 10/09). Sur LCI (11/09), Christophe Barbier ne lésine pas non plus sur les comparaisons outrancières : « LFI se considère comme une sorte de phalange, qui mène la bataille des urnes bien sûr, mais qui peut mener aussi la bataille des rues. » Dans Le Point (11/09), tandis qu’Étienne Gernelle disserte sur la « rhétorique insurrectionnelle » de LFI, Franz-Olivier Giesbert étrille un « mouvement orchestré par les vociférateurs, "gréviculteurs" et fondus du Grand Soir », tout en qualifiant les insoumis de « prophètes de bistrots » et d’« ingénieurs du chaos ». Dans les pages du Télégramme (10/09), Hubert Coudurier donne un bon point à Marine Le Pen – qui « n’est pas du genre factieuse [et] s’était d’ailleurs tenue à distance du mouvement des gilets jaunes » – pour mieux accabler « Jean-Luc Mélenchon, qui prône la stratégie du chaos ». Même rhétorique au Monde – dont l’éditorial du 11 septembre évoque un « Jean-Luc Mélenchon enfermé dans une stratégie du chaos » – ou au JDD de Bolloré, lequel fustige des « leaders [insoumis] véhéments », adeptes de la « stratégie du chaos permanent » et désireux de « bordéliser l’Hexagone » : LFI « se coupe de l’arc républicain » ajoute l’hebdomadaire (14/09). Dans sa chronique pour La Tribune dimanche (14/09), Apolline de Malherbe dirait même plus. Le 10 septembre ? « Un mouvement politique et pas "populaire". Le peuple de gauche, de cette gauche-là, n’est plus vraiment le peuple tout court. » « Ce qui est insupportable, c’est que des politiques encouragent cette sauvagerie, tempête encore Alba Ventura sur TF1 (11/09). Comme LFI, Jean-Luc Mélenchon et ses troupes […], certains écolos, certains communistes… écoutez ça me laisse perplexe, et je reste polie ce matin. »

Suivant ce sentiment, les éditorialistes cherchent à s’assurer que le mouvement recueille le moins de soutien possible au sein du champ politique. Félicité dans la presse pour être « enfin sorti de sa posture protestataire », selon les mots d’Ève Szeftel (Marianne, 11/09), le PS polarise l’attention à cet égard. Sur RTL (11/09) par exemple, après un rappel insistant du nombre d’interpellations, Thomas Sotto teste la fidélité de Boris Vallaud au mouvement :

- Thomas Sotto : Marine Tondelier dit : « la réponse maintenant, elle sera dans la rue ». Vous êtes d’accord avec ça ? Est-ce que vous encouragez ce matin le mouvement « Bloquons tout » ? On sait que le PS était assez réservé sur le sujet...

- Boris Vallaud : Je dis qu’aujourd’hui il y a un mouvement social auquel on va être attentif...

- T. S. : Mais que vous soutenez ou pas ?

- B. V. : ... dans ce qu’il dira...

- T. S. : Que vous soutenez ?

- B. V. : C’est un mouvement citoyen et je redoute toujours la récupération.

- T. S. : La récupération… on accuse beaucoup LFI d’avoir récupéré...

- B. V. : Le rôle d’un représentant politique c’est d’être à l’écoute [...]

- T. S. : [...] Mais vous le soutenez, vous le condamnez, vous le craignez ce mouvement ?

Et gare à la réponse ! Car bien sûr, refuser de « condamner » vous condamne… à ne pas avoir bonne presse.


Interviewer la gauche… et braquer à droite toute


Des jours durant en effet, les soutiens déclarés de la mobilisation sociale vont être tantôt disqualifiés, tantôt sommés de justifier leur participation au 10 septembre. Comme la députée insoumise Danièle Obono face à Olivier Truchot, sur BFM-TV (10/09) : « Est-ce que finalement, vous n’avez pas un peu détourné cette journée […] et peut-être empêché d’autres de venir manifester et se rassembler ? » Ou encore son collègue Louis Boyard, dans la même émission le lendemain (11/09) face à Alain Marschall : « Est-ce [que] LFI, c’est l’artisan du chaos ? Cette extrême gauche qui agite et qui secoue le pays ? » Sur France Info, dans l’émission « Tout est politique » (11/09), Manon Aubry est cuisinée à la même sauce par la présentatrice Sonia Chironi : « La France n’a pas été bloquée, n’a pas été paralysée. Vous allez me dire que c’est un succès, mais je vais vous dire : c’est quand même un demi-échec ? Ou un demi-succès ? » À ses côtés, Nathalie Saint-Cricq pose des questions tout aussi innocentes avec la clarté et l’éloquence qu’on lui connaît :

- Nathalie Saint-Cricq : Quand Jean-Luc Mélenchon considère que finalement le bordel est une bonne solution... y’a eu la déferlante de la rue et un certain nombre d’appels en considérant que c’est par la rue que ça passe. Est-ce que vous trouvez que vous ne contribuez pas à un climat de violence politique… [coupée]

- Manon Aubry : Madame Saint-Cricq…

- Nathalie Saint-Cricq : … qui peut être dangereux ? De toute façon, je l’ai déjà demandé à Jean-Luc Mélenchon, il m’a déjà répondu ! Mais je veux juste… Est-ce que y’a pas un risque finalement d’attiser un certain nombre de choses ?

Plutôt que d’interroger les soutiens du mouvement sur le mouvement en tant que tel – les actions menées, les revendications des participants, etc. –, la plupart des intervieweurs se contentent de les invectiver ou de les faire réagir à des déclarations venues de députés et ministres de droite ou d’extrême droite, entretenant de ce fait le cirque médiatico-politique de la « petite phrase »… et la droitisation du débat public.

Sur BFM-TV (10/09), Marc Fauvelle amorce ainsi l’interview d’Olivier Besancenot (NPA-L’Anticapitaliste) avec les propos des « deux invités précédents, de la majorité présidentielle et du Rassemblement national, disant que ça a été un déferlement de violences aujourd’hui orchestré pas par vous, pas par le NPA, mais par les insoumis ». Il en va de même pour Antoine Léaument, interrogé plus tôt sur la même chaîne, en duplex d’une manifestation devant un dépôt Amazon à Brétigny-sur-Orge. L’occasion d’informer sur la grève ? Que nenni ! La présentatrice Pauline Simonet est obnubilée par Bruno Retailleau : « Qu’est-ce que vous répondez au ministre de l’Intérieur, vous l’avez entendu ? Il vous accuse finalement de semer le chaos et de détourner ce mouvement ! » ; « Ce que dit le ministre, c’est ce que c’est un mouvement qui est né sur les réseaux sociaux et que finalement vous avez récupéré avec l’objectif de semer le chaos, de semer… finalement… la discorde ! » Jean-Luc Mélenchon, reçu sur France 2 par Caroline Roux (11/09), a droit au même traitement en guise d’apéritif : « Je ne sais pas si vous avez entendu à l’instant Jordan Bardella, qui se présentait comme l’homme de l’ordre républicain, vous renvoyant du côté de l’homme du chaos. Que lui répondez-vous ? »

À l’inverse, les élus de droite ou d’extrême droite défilent sans être sommés de se positionner sur des thématiques portées par la gauche. Sur le plateau de BFM-TV (10/09), le député RN Jean-Philippe Tanguy est invité comme tout le monde à commenter les propos de Bruno Retailleau, lequel « salue la mise en échec de ceux qui voulaient bloquer le pays », dixit la présentatrice. On voit alors combien un même dispositif ne produit pas les mêmes effets ! Le cadrage sécuritaire lui convenant parfaitement, le député d’extrême droite est dans ses petits chaussons pour répondre : « Oui, je pense surtout que le mouvement s’est mis en échec tout seul à partir du moment où Jean-Luc Mélenchon et un certain nombre de syndicats ont voulu le récupérer. » La présentatrice Julie Hammett relance : « Je rappelle qu’au Rassemblement national, vous avez pris vos distances avec le mouvement qui a été très très vite récupéré par Jean-Luc Mélenchon […]. » Terrassé par tant d’hostilité, Jean-Philippe Tanguy ne peut que savourer les bienfaits du prêt-à-penser anti-LFI régnant sur les plateaux : « On voit le résultat : ça n’a pas marché, c’est un échec. » Et Julie Hammett acquiesce. BFM-TV, ou le grand bain réactionnaire.


Plateaux télé : un pluralisme au beau fixe


Accusés d’avoir « détourné » le mouvement et de semer le « chaos », invités à se positionner par rapport aux déclarations de l’extrême droite, les soutiens de la mobilisation sociale font également les frais des pires dispositifs médiatiques, très souvent seuls face à tout un plateau hostile. Ce fut particulièrement spectaculaire dans le cas de Denis Gravouil, délégué confédéral CGT, reçu dans l’émission « BFM Grand soir » (10/09). À ses côtés : l’ancien policier devenu chroniqueur télé Bruno Pomart, l’ancien patron du Medef Geoffroy Roux de Bézieux, les deux éditorialistes libéraux Hedwige Chevrillon (BFM Business) et Jean-Marc Sylvestre (Atlantico), Bruno Jeudy, directeur de La Tribune Dimanche, et la journaliste-présentatrice Julie Hammett. Six contre un : le pluralisme est assuré ! Au total, sur les 27 minutes qu’il passera en plateau, Denis Gravouil n’aura la parole que 5 minutes et 30 secondes, la plupart du temps recouvert par un brouhaha de protestation. Un bilan à comparer aux 9 minutes laissées à Geoffroy Roux de Bézieux, écouté dans un silence de cathédrale et relancé par la présentatrice quand il avance l’idée d’augmenter « l’intéressement et la participation » des salariés dans l’entreprise – chose qui ne sera pas faite lorsque Denis Gravouil proposera plutôt « d’augmenter les salaires ».

Las… Pour les responsables syndicaux, l’herbe n’est pas plus verte ailleurs sur le PAF. Pas même sur le service public, comme en témoigne le plateau sur lequel intervient la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, en deuxième partie de l’émission « L’Événement » (France 2, 11/09). Face à elle, cinq commentateurs plus habitués aux plateaux TV qu’au monde ouvrier. L’inénarrable Franz-Olivier Giesbert, l’omniprésent Jérôme Fourquet (Ifop) ; la directrice éditoriale de l’Institut (patronal) Montaigne, Blanche Léridon ; Ève Szeftel, récemment placée à la tête de Marianne par Denis Olivennes ; et, last but not least, le médiatique Antoine Foucher, à la tête d’un cabinet de conseil en tant que « spécialiste des questions sociales » après avoir été – défense de rire… directeur de cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud, entre 2017 et 2020. Le tout sous le haut patronage de Caroline Roux, qu’on ne pourra jamais soupçonner de faire pencher le curseur d’un plateau vers la gauche. Bilan des courses ? Six contre un, et bis repetita : entre les injonctions de Caroline Roux à « trouve[r] des compromis » ou « amorcer des discussions » avec le nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu et les interruptions d’un Giesbert au sommet de sa forme (et de sa morgue), les prises de parole de Sophie Binet furent non seulement de courte durée, mais aussi passablement chahutées.


***


Dépeints sur toutes les télés et dans la plupart des journaux en « ingénieurs du chaos », les soutiens politiques et syndicaux du mouvement social n’auront eu que peu d’espace pour contrebalancer a posteriori un traitement journalistique déjà très défavorable à la mobilisation du 10 septembre. Le dispositif médiatique déployé en amont s’est refermé sur lui-même en aval, comme un piège, par de longues séances d’interrogatoires centrées sur les enjeux sécuritaires. Un traitement qui participe, de fait, à une vaste tentative d’étouffement de la contestation, en complicité avec le pouvoir.


Pauline Perrenot et Jérémie Younes

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1« Les méthodes d’action doivent être non violentes, pacifiques. Ne faites rien d’autre que des choses qui soient maîtrisées et calmes », déclarait par exemple Jean-Luc Mélenchon au 20h de France 2 (8/09).

A la une

Pétition contre l’immigration : la machine Bolloré au service de Philippe de Villiers

Un agenda médiatique, ça se travaille…

« Surenchère antisémite » : Olivier Faure à son tour calomnié

De la « polémique » sur X à la stigmatisation médiatique.