Accueil > Critiques > (...) > Politique

Affaire Thomas Legrand : le journalisme politique malade de son corporatisme

par Maxime Friot, Pauline Perrenot,

Analyse d’un déni.

Les 5 et 6 septembre, le média d’extrême droite L’Incorrect publie trois courtes vidéos, tournées en caméra cachée et diffusées après montage (on devine de nombreuses coupes). On y voit discuter, autour d’une table de restaurant, deux journalistes – Thomas Legrand (France Inter, Libération) et Patrick Cohen (France Inter, France 5) – et deux cadres du PS – Pierre Jouvet (secrétaire général du parti) et Luc Broussy (président du conseil national). Il s’agit, en l’occurrence, d’une pratique ordinaire du journalisme politique français : des rencontres « en off » entre commentateurs et professionnels de la politique, caractérisées par un évident entre-soi (on le voit, par exemple, à l’usage du tutoiement par Thomas Legrand) et un certain mélange des genres (ici, Thomas Legrand donnant des conseils en stratégie politicienne aux cadres du PS).

La séquence a circulé à grande échelle, notamment en réaction à deux passages dans lesquels Thomas Legrand laisse entendre qu’il use de son fauteuil d’éditorialiste pour mener campagne contre Rachida Dati et en faveur de Raphaël Glucksmann – ce qui, au vu de sa passion historique pour « la gauche de gouvernement », de la ligne toujours « raisonnable » de ses éditos et de celle de son journal, n’était un mystère pour personne. C’est néanmoins en raison d’une phrase prononcée contre la ministre de la Culture (« Nous, on fait ce qu’il faut pour Dati, Patrick et moi ») qu’il sera suspendu de France Inter, à titre conservatoire, dès le lendemain (6/09).


Le journalisme politique : un problème


Égrener les partis pris, traficoter le capital politique des élus… : les journalistes politiques, éditorialistes et autres intervieweurs ont des préférences politiques et celles-ci transparaissent dans leur façon de travailler. Il ne s’agit pas là du scoop du siècle, leur prétention à l’« objectivité » et à la « neutralité » ne pouvant plus convaincre qu’eux-mêmes (et encore). Pataugeant dans le microcosme politico-médiatique, ils sont pour la plupart sociologiquement proches des professionnels de la politique, dont ils partagent en grande partie les préoccupations, les questionnements et les manières d’appréhender les rapports sociaux, au point d’apparaître régulièrement – à l’antenne comme en privé, visiblement… – comme des acteurs politiques à part entière. Nulle surprise, dès lors, à les observer se comporter tantôt en conseillers de prince, tantôt en ingénieurs en stratégie politique, fidèles à la feuille de route du journalisme de prescription qui préside à leur pratique du métier. Rien de plus banal, enfin, que de constater leur propension à se vivre comme d’authentiques faiseurs de roi et à faire étalage de leur influence et du pouvoir (supposés) de leur média sur les publics. Pour se donner de l’importance ? « Le marais centre-droit centre-gauche, on ne les entend pas beaucoup, mais ils écoutent France Inter. Et ils écoutent en masse », se félicite en tout cas Thomas Legrand.

Bref, comme nous avons coutume de l’écrire, le journalisme politique tel qu’il est pratiqué est un problème. Pour y remédier, la profession pourrait faire preuve d’autocritique et envisager des solutions. L’une d’entre elles consisterait à repenser le métier de fond en comble : du reportage et de l’enquête plutôt que du commentaire, de la transparence plutôt que du off, du fond plutôt que des sondages et de la comm’. Du journalisme plutôt que de l’éditorialisme, en somme : ce serait là un garde-fou nécessaire – quoique insuffisant – contre le mélange des genres, et la voie vers une information de qualité. Reste une deuxième porte de sortie, en forme de pis-aller : prendre acte du rôle politique des éditorialistes et garantir alors les conditions d’un réel pluralisme des expressions et des courants d’idées dans les médias audiovisuels, a fortiori de service public – on en est loin.


« Circulez, il n’y a rien à voir »


Las, l’indécrottable corporatisme de la profession ne veut ni de l’une, ni de l’autre. Si ce n’est quelques exceptions (ici Daniel Schneidermann ou Jean-Michel Aphatie), tous se sont rués pour défendre un Thomas Legrand « dont l’honnêteté n’a jamais été remise en cause » (SNJ Radio France, 6/09) et « dont l’intégrité ne saurait être remise en cause » (Libération, 7/09). De soutiens lénifiants en inventaires des pratiques (forcément) irréprochables de Thomas Legrand – dont Acrimed a d’ailleurs régulièrement rendu compte –, l’autocritique n’a nulle part sa place. Ici, la morgue : « MON DIEU !!! Des journalistes parlent avec des sources de la situation électorale du pays !!! », s’amuse par exemple le journaliste du Monde Abel Mestre, feignant de ne pas voir le fond du problème (X, 6/09). Là, un débat classé sans suite, au prétexte que les procédés sont contraires à la déontologie journalistique ou que les vidéos proviennent d’un média d’extrême droite – lesquels sont banalisés depuis des décennies par les médias mainstream, abreuvés jour après jour par des contenus d’extrême droite…

« Longue vie (à l’antenne) à Thomas Legrand et Patrick Cohen : nous avons bien besoin d’eux », proclame encore Le Nouvel Obs sous la plume de François Reynaert (8/09), outré que l’on reproche à Thomas Legrand « d’avoir fait son métier de journaliste politique ». C’est-à-dire ? « [C]’est-à-dire discuter, échanger des propos, prendre des cafés ou des déjeuners avec des politiciens. Un journaliste économique passe son temps à voir des responsables économiques, un rubricard religieux (je l’ai été) partage des repas avec des gens d’Eglise (mais ne bouffe pas le curé), un journaliste politique rencontre des politiques. » Avec des professionnels flanqués d’un tel sens de l’éthique, et si ambitieux quant au rôle et à la vocation du journalisme, l’information politique a de beaux jours devant elle !

Bref, syndicats de journalistes et confrères ne voient pas le problème et font bloc… laissant ainsi le terrain de la critique aux médias d’extrême droite, CNews en tête, qui se sont jetés sur l’occasion pour nourrir leur fantasme d’un paysage médiatique noyauté par la gauche, crier au complot et dispenser des leçons de maintien journalistique. « Du pain bénit pour les contempteurs attitrés des antennes publiques », observe ainsi Le Monde (8/09) au moment de recenser les outrances d’une Marine Le Pen ou d’un Éric Ciotti, constituant elles-mêmes du pain bénit pour les gardiens de l’ordre journalistique : au termes de deux articles sur cette « affaire », si Le Monde s’indigne des cris d’orfraie de l’extrême droite, il n’esquisse pas le début du commencement d’une critique à l’égard de la corporation.


***


Qu’on ne s’y trompe pas : au vu des remaniements structurels et de la droitisation à l’œuvre au sein de France Inter, la mise à l’écart de Thomas Legrand vise moins à redorer « l’éthique » d’une antenne – comme le revendique sa directrice [1] – qu’à livrer d’énièmes gages à l’extrême droite et envoyer un énième signe de déférence au pouvoir en place – Rachida Dati, en l’occurrence. Un sort en outre fort injuste pour ce pauvre Thomas Legrand, alors que les pratiques incriminées sont si largement partagées : s’il saute, alors tous les éditorialistes devraient sauter aussi ! Reste que deux semaines après « l’affaire Pérou », voilà la profession de nouveau prise en flagrant délit de deux poids, deux mesures et de corporatisme aveugle. Deux séquences qui éclairent d’une lumière crue les pratiques du journalisme politique sans qu’aucune ligne ne bouge : surtout, ne changez rien.


Maxime Friot et Pauline Perrenot

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Comme l’indique Le Monde (6/09), Adèle Van Reeth a justifié la mise à l’écart de Thomas Legrand « en estimant que "[s]es propos […] peuvent prêter à confusion et alimenter la suspicion quant à l’utilisation de [leur] antenne à des fins partisanes" […]. "Il est de ma responsabilité de protéger la chaîne de toutes ces accusations qui sont particulièrement délétères pour le travail que vous réalisez au quotidien à l’antenne comme sur le terrain" ».

A la une

Le journalisme politique vit son « moment socialiste »

« Les socialistes sont devenus incontournables pour stabiliser le jeu. »