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Jérôme Fourquet : faux sociologue mais vrai réactionnaire

par Jérémie Younes,

Que la question porte sur les débats budgétaires, l’insécurité, les goûts culinaires des Français ou la musique country, les médias aiment s’entourer de sondeurs qui leur permettent, prétendent-ils, d’objectiver « ce que pensent les Français ». Portrait de l’un des plus éminents d’entre eux, le sondologue de l’Ifop Jérôme Fourquet.

« Qui est vraiment Jérôme Fourquet ? » C’est la question que se pose Le Figaro, en 2023. Ni sociologue ni économiste, pas tout à fait géographe et encore moins urbaniste, Jérôme Fourquet est ce qu’on appelle dans le jargon médiatique un « toutologue ». Et pas n’importe lequel ! Polyvalent, Jérôme Fourquet peut s’exprimer le matin sur l’implantation d’un McDonald’s dans les Yvelines [1] et le soir sur les « intentions de vote des Français ». Depuis sa position de directeur du département « Opinion et stratégie d’entreprises » de l’institut de sondage et de marketing Ifop, il est devenu au fil des années un client incontournable des médias… et une référence intellectuelle pour toutes les droites.


Omniprésence médiatique


Se lancer dans un comptage des passages télé ou radio de Jérôme Fourquet est un travail fastidieux : rien que sur la dernière année, entre le 1er octobre 2024 et le 1er octobre 2025, les archives de l’INA recensent pas moins de 85 apparitions dans l’audiovisuel français. Presque deux fois par semaine, souvent sur le service public : France Inter, France Info, France Culture, RTL, CNews, France 5, BFM-TV, France 2, Paris Première, Europe 1, LCI, Radio Classique… Fourquet est absolument partout pour commenter, en vrac, faits divers, questions politiques et pratiques de consommation : la taxe Zucman, le meurtre de Philippine, le narcotrafic, la mort des boulangeries artisanales, l’inéligibilité de Marine Le Pen, le site Vinted, la « guerre des clochers », etc. « Un jour d’élection, alors que je lui demande ce qu’il va raconter le soir à la télé, il me répond joyeusement : "Comme dans ’Top Chef’, je vais faire avec les légumes du marché." », raconte au Nouvel Obs (5/10/23) son co-auteur Jean-Laurent Cassely. Même succès dans la presse écrite, où son nom est mentionné dans un nombre incalculable d’articles, sur des thèmes aussi variés que Charlie Kirk ou les paroles des chansons d’Orelsan. Les « titres » sous lesquels le sondeur est présenté par les médias varient en fonction des publications : parfois « essayiste », parfois « politologue », parfois même « géographe de territoires redessinés […], économiste d’une France dont le moteur est passé de la production à la consommation » (Les Échos, 5/12/24). Bien souvent, Jerôme Fourquet, qui est aussi « ethnologue » selon certains (Le Figaro, 12/10/21), est invité à présenter les résultats de sa dernière « étude d’opinion », dont les sujets varient puisqu’ils dépendent des désirs du client – des entreprises, comme Engie, Enedis ou Fiducial ; des médias, de CNews à L’Humanité ; ou des institutions, comme la fondation Jean-Jaurès, la CGT ou le Parti socialiste.

Jérôme Fourquet est aussi l’auteur de plusieurs « best-sellers ». « Prix du livre politique » en 2019, « prix du livre d’économie » en 2021, ses « tournées promo » ont peu d’équivalent. Pour son dernier livre, La France d’après (Seuil, 2023), le sondologue a fait presque toutes les matinales (France Inter, France Culture, Europe 1, RTL, Sud Radio, BFM-TV, France 2, CNews…) et la plupart des magazines de grande audience (« Quotidien », « C à vous »…), a eu le droit à des recensions dithyrambiques et à des entretiens en majesté dans la presse écrite. Le lancement de Yann Barthès dans l’émission « Quotidien » (12/10/23) dit tout de la place qu’il occupe dans le paysage médiatique : « Jérôme Fourquet continue d’autopsier notre pays en mille morceaux… le grand spécialiste du sondage d’opinion nous connaît mieux que personne, voici Jérôme Fourquet ! » En dehors de son activité de sondeur ou d’essayiste, Jérôme Fourquet est aussi régulièrement invité comme simple « témoin de l’actualité », que l’on discute des élections européennes, de la réforme des retraites, des Gilets jaunes, ou bien de Gaza. Il participe en outre plus directement à certaines productions médiatiques, comme dans la série d’été « Les mots de la République » sur France Culture – qui lui valut trois passages dans « Les Matins » en juin 2024 ! –, où il est invité à expliciter les « concepts » qu’il forge dans ses ouvrages. Jusqu’à des mises en scène au carré : « "La série montre le réel à ceux qui ne veulent pas le voir" : on a vu "La Fièvre" avec Jérôme Fourquet », titre par exemple Marianne (9/04/24). Le but ? Commenter avec Jérôme Fourquet cette série de Canal +, que beaucoup de commentateurs avaient auparavant décrite comme une adaptation des « thèses »… de Jérôme Fourquet. « Merde, on tourne en rond ! », comme dirait l’autre.


Sujets variés, mais opinion constante


Que dit au juste cet expert de la France et des Français pour constituer un recours si systématique pour les médias ? Si les sujets qu’il aborde varient du tout au tout, une chose est constante : les opinions déguisées en analyses de Jérôme Fourquet coïncident presque toujours avec le prêt-à-penser médiatique, en particulier celui de la presse réactionnaire. Sur CNews (5/05/24), Fourquet s’appuie par exemple sur une « étude exclusive » commandée par le journal La Croix pour affirmer que « le développement de l’islamogauchisme a des motivations électorales en France ». Dans l’émission « C à vous » (France 5, 2/02), il s’appuie sur des études de l’Ifop « de 2006, 2011, 2017 et 2021 » pour dire que « 7 français sur 10 souhaitent que la majorité pénale soit abaissée à 16 ans, pour que ce soit plus facile d’emprisonner des mineurs de 16 ou 17 ans ». Dans Les Échos (19/12/22), il affirme que, compte tenu de la démographie, il y a « sans doute nécessité à terme de réformer les retraites ». Au 20h de Léa Salamé (France 2, 8/09), invité à commenter la chute de François Bayrou, Fourquet estime que « deux sentiments dominent » chez les-Français, « l’inquiétude, chez les chefs d’entreprise, mais également chez les Français moyens » et puis « la colère » vis-à-vis de « l’instabilité politique ». Sur France Culture, il constate, bien désolé, que la majorité des français a « une réaction viscérale » quand on parle d’augmenter les impôts, même ceux des plus riches. Il explique aussi en long et en large que la société « se fracture » sur des thèmes « ethnoculturels ». Dans son essai L’Archipel français (Seuil, 2019) par exemple, Fourquet calcule, à partir des prénoms donnés aux bébés nés en France, que « la part de la population issue des mondes arabo-musulmans représentera mécaniquement, du fait du renouvellement des générations, un habitant sur cinq, voire sur quatre, si la tendance haussière […] se poursuit. » Dans l’opus suivant, La France d’après, le sondeur compare l’implantation des permanences du parti communiste avec celle des mosquées en Seine-Saint-Denis, « laissant le lecteur s’imaginer que Marx est en quelque sorte (grand-)remplacé par Mahomet en Seine-Saint-Denis » [2].


Jérôme Fourquet, La France d’après, Seuil, 2023, p. 49.

Reproduit dans Jean Rivière, « Un récit anxiogène adossé à une géographie inventive », Métropolitiques, 18/01/24.


Il arrive aussi à Jérôme Fourquet de faire fructifier son capital médiatique, en participant comme invité d’honneur à de grands événements, comme lorsqu’il a ouvert le forum « Viva ! », tenu sous l’impulsion de plusieurs associations anti-IVG, aux côtés de l’ancien président de la Manif pour Tous. « On devine chez lui un léger tropisme droitier », lance timidement Eugénie Bastié (Le Figaro, 12/10/21), dans un panégyrique beaucoup moins timide à propos de son œuvre. Nous le décelons aussi : « Islamogauchisme », durcissement de la répression pénale, inquiétude des chefs d’entreprise, nostalgie de « la France d’avant », désir de stabilité politique, crainte de « débordements démographiques » : en somme, quel que soit le sujet, Jérôme Fourquet n’exprime que de banales opinions conservatrices, pour ne pas dire réactionnaires, souvent recouvertes, par un « abus de science » [3], du vernis de « l’étude d’opinion ». Dans un portrait qui lui était consacré en 2023, Le Nouvel Obs le qualifiait ainsi « d’oracle des déclinistes » (3/10/23).

Auréolé du statut de meilleur analyste de la société française, l’oracle Fourquet voit souvent sa parole être mise en avant pour contrebalancer celle… de véritables scientifiques. C’est même une habitude sur le service public : en octobre 2023, la matinale de France Inter place Fourquet face à l’économiste Thomas Piketty. Rebelote en mai 2024, quand le sondeur et le journaliste Nicolas Beytout (L’Opinion) sont opposés à l’économiste Michaël Zemmour. France Culture ne déroge pas à la règle : face à l’économiste Gabriel Zucman, le grand invité (10/09/25), la présence de Jérôme Fourquet a été jugée inévitable afin de bien rappeler que « les-Français » subissent déjà une forte « pression fiscale »… L’illustration la plus spectaculaire de ce dispositif et de la dynamique qu’on y observe est probablement le passage de Vincent Tiberj à la matinale de France Inter (3/09/24), flanqué, une nouvelle fois, de l’immanquable Fourquet. Le sociologue vient présenter son travail (Droitisation, mythes et réalités, PUF, 2024), qui, à l’inverse des constats de Fourquet, conteste l’antienne médiatique d’une « droitisation générale » de la société. Mais l’on sent bien, dès le début de l’entretien, à laquelle des deux thèses Nicolas Demorand accorde le plus de crédit : « Vincent Tiberj, ce qui dit Jérôme Fourquet sur le "régalien" [immigration et sécurité, NDLR], est-ce que ça vient limiter la portée de votre thèse ? » ; « Venons-en aux européennes, le total "gauche", 31%, et le total "droite/extrême droite", 44% […], est-ce que ça c’est atmosphérique, Vincent Tiberj ? » ; « Mais quand le RN recueille 31% des suffrages aux européennes, puis dans la foulée un nombre record de députés à l’Assemblée, est-ce que votre analyse, elle est pas un peu légère, là, Vincent Tiberj ? ». En face, les questions adressées à Jérôme Fourquet sont beaucoup plus amènes et l’invitent, en quelque sorte, à endosser le rôle d’arbitre des débats : « Comment recevez-vous l’analyse de Vincent Tiberj, Jérôme Fourquet ? » Le dispositif a donc un double effet : d’un côté, le temps de parole d’un sociologue qu’on entend rarement est divisé par deux, au bénéfice du temps de parole d’un sondologue qu’on entend tout le temps ; et de l’autre, le dispositif décrédibilise la recherche en sciences sociales, au profit d’une vision sondagière du « réel » qui, on le sent bien, a les faveurs du présentateur.

Les sentences prononcées par Jérôme Fourquet ont l’autre avantage, pour les journalistes, de receler une vision du monde extrêmement simpliste, qui tient parfaitement dans une interview de 4 minutes : « Le propos est clair et net, sans afféteries dandys, ni prétentions universitaires », s’enthousiasme ainsi Luc Le Vaillant dans Libération (03/05/19). À cet égard, Fourquet est le spécialiste pour lancer à la volée dans le débat public des concepts-en-deux-mots ou des problématiques faciles à digérer : « culture yankee », « indice de boboïsation », « France Triple A » contre « France backstage », « la France du barbecue et celle du quinoa », « civilisation périurbaine », « kebab contre blanquette de veau », « la France des Kevin et celle des Mohamed », « France hydroponique »... C’est avec ce genre de hochets « attrape-journaliste » que Fourquet « donn[e] le "la" de l’interprétation de la société française » [4] : « Moi, je dis ce que je vois, je le nomme, et après cela ne m’appartient plus », expliquait-il sérieusement au Nouvel Obs (5/10/23).


Une référence intellectuelle des droites


Au fil de ses passages médiatiques, le presque sociologue et pas tout à fait géographe est en tout cas devenu une référence intellectuelle, du « cercle de la raison » à l’extrême droite, d’Emmanuel Macron à Renaud Camus. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à l’accueil de ses ouvrages acclamés par toutes les nuances de la presse bourgeoise, depuis des années. « Aussi captivant que rigoureux » (Le Figaro, 18/11/21), Fourquet « ausculte la France et ses fractures » (La Dépêche, 8/10/23), dresse un tableau « aussi passionnant qu’inquiétant » (Le Figaro, 18/11/21), « exceptionnel de lucidité et de clarté », « quasi anthropologique » (Les Échos, 8/10/21) et « confirme son statut de meilleur observateur de la France contemporaine » (Ouest-France, 19/10/23), rien que ça :

Il semble connaître le bar-tabac de Marly-Gomont aussi bien que les Carrefour de la banlieue lyonnaise. On l’imagine avoir testé quelques pas de danse country dans le Béarn et dévoré des kébabs dans l’Est. À force d’analyser la France en tous sens, Jérôme Fourquet réussit à nous en rendre familier chaque recoin. On attend donc avec impatience chacune de ses cartes postales.

Des « cartes postales » encensées comme il se doit au Figaro, puisque Fourquet parle de « la France qui n’est plus la France » à cause de la « déchristianisation », de l’« immigration », ou encore de l’« américanisation » (Le Figaro, 23/10/24). Des thèmes qui inspirent des élans particulièrement lyriques au directeur délégué de la rédaction, Vincent Trémolet de Villers (5/12/24) :

C’est un étrange talent que celui de Jérôme Fourquet. Voilà des années qu’il décrit les métamorphoses françaises et, avec elles, la disparition du pays de notre enfance. Adieu les bouilleurs de cru, bonjour les dealers de coke. Fini la blanquette de veau, l’heure est aux tacos. Oublié la variété qui, en un refrain, faisait l’unité de tout un peuple, « y’a pas moyen Djadja », quand la Garde républicaine se dandine avec Aya Nakamura. Effacé les jeunes filles au prénom de Marie et, avec elles, l’ombre de la croix qui donnait à notre société son cadre et sa matrice. Tout change, nous dit Jérôme Fourquet.

Mais Jérôme Fourquet ne plaît pas qu’aux têtes pensantes du journalisme, parmi lesquelles les catholiques conservateurs du Figaro. Son omniprésence médiatique, et la capacité de ses sondages et de ses livres à rythmer le débat politico-médiatique, ont fait de lui quelqu’un que le pouvoir écoute. Son concept d’« archipelisation », par exemple, a fait florès dans la classe politique, de Laurent Wauquiez à Marion Maréchal, en passant par le président de la République. La société serait « disloquée » en catégories dont les intérêts sont antagonistes – jusqu’ici tout va bien – mais « il ne s’agit plus de classes sociales […], mais de ruraux, d’urbains, de péri-urbains, boomers et milleniums et – nous y voilà – de Français de souche et d’immigrés, de chrétiens ou de musulmans », relève Thomas Legrand (France Inter, 4/04/22). Où se dévoile un autre avantage du « fourquettisme », qui explique probablement l’attrait du monde médiatique pour ses « thèses » : l’effacement des classes sociales au profit des habitudes de consommation. En septembre 2023, Le Monde relate un autre épisode témoignant de l’insertion du sondologue dans les cercles de pouvoir : un déjeuner confidentiel à l’Elysée baptisé « déjeuner des sociologues », où, sur les 4 convives, un seul était vraiment sociologue – et ce n’était pas Fourquet ! C’est au cours de ce déjeuner, agissant « comme le conseiller occulte de Macron », que Fourquet va, selon Le Monde, souffler au président le terme de « décivilisation », que celui-ci réemploiera quelques mois plus tard. Le sondeur prétend emprunter ce terme au sociologue allemand Norbert Elias [5], mais on le retrouve beaucoup plus sûrement – et de façon beaucoup plus cohérente avec le reste des écrits de Fourquet – dans les livres du théoricien d’extrême droite Renaud Camus, ou dans la bouche de Philippe de Villiers.


***


Jérôme Fourquet a pris en quelques années une place prépondérante dans le débat public français. Non pas grâce à la solidité de ses travaux ou aux extraordinaires découvertes qu’il y ferait, mais grâce, au contraire, à la parfaite conformité des thèses qu’il présente avec les attendus journalistiques. Les problèmes posés par la centralité et les usages médiatiques des sondages (et des sondeurs) sont nombreux et documentés depuis de longues années. Jerôme Fourquet n’en est que l’une des incarnations modernes et participe, comme toutes les autres avant lui, bien plus de la fabrication de l’opinion que de sa mesure. En étroite collaboration avec le monde médiatique, contre les sciences sociales, et au profit de toutes les droites.


Jérémie Younes

 
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Notes

[1« "Une alternative aux kebabs" : comment McDo s’est emparé d’un petit village des Yvelines », Le Figaro, 28/09/25.

[2« Un récit anxiogène adossé à une géographie inventive », Jean Rivière, Métropolitiques, janvier 2024.

[4« Les moutons de Monsieur Fourquet », La Grande Conversation, 25/04/23.

[5Dans Libération, le docteur en science politique Christophe Majastre expliquera que Norbert Elias s’exprimait de son vivant « contre l’usage politique de sa théorie pour donner une caution scientifique au vague sentiment de dissolution des mœurs » (26/05/23).

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