Une allégorie. C’est ainsi que peut se lire la double page « Événement » de Libération le 13 octobre. Une allégorie du traitement médiatique dominant, marqué par un double standard structurel, constant, n’ayant de cesse de signifier sur tous les tons possibles et toutes les formes imaginables qu’une vie israélienne est supérieure à une vie palestinienne.
Sur la forme, d’abord : relégués en queue de peloton, les prisonniers palestiniens tiennent dans deux colonnes, presque à la marge. Le titre les dit « bientôt libres », mais la mise en scène les enferme sur un sixième de double page. Et cette cruelle disproportion parle d’elle-même, où, par contraste, les visages des uns disent la non-humanité des autres, les noms et les âges lisibles des uns disent l’inexistence des autres, les biographies des uns disent que les autres ne sont rien. Le journal donne aussi la mesure d’une architecture inversement proportionnelle : « 20 otages » d’un côté, « 2 000 prisonniers » de l’autre ; un rapport de 1 à 100 dans le réel et un rapport inverse de 1 à 6… dans la couverture journalistique.
Sur le fond, nulle surprise non plus : Libération dit des prisonniers ce qu’Israël veut bien en dire et reprend par conséquent ses catégories, tout en recopiant quelques éléments présents dans « la liste publiée par le ministère israélien de la Justice », la seule et unique source. Ceci expliquant cela, les Palestiniens ne sont que des chiffres : ici « 250 condamnés à perpétuité », là « 1 700 gazaouis emprisonnés depuis le 7 octobre mais considérés comme "non terroristes" », « 22 mineurs », « 221 originaires de Cisjordanie », etc. Les quatre noms présents, assortis des crimes commis, suffisent à estampiller le groupe entier : « suspects », « danger ». La Une du quotidien avait du reste donné le ton. Sur la photo : deux jeunes femmes israéliennes, émues, mobilisées pour les otages, alors que flottent en arrière-plan les drapeaux israélien et américain. Et ce gros titre : « Israël-Gaza. La fin des calvaires ? » Le faux équilibre, dans toute sa splendeur.
La récolte ne sera guère meilleure le lendemain. Si Libération informe a minima sur les conditions d’arrestation et de détention des Palestiniens [1], toujours aucun reportage sur leur libération, alors que la Cisjordanie est accessible… et que la double page d’ouverture affiche un reportage XXL à Tel-Aviv. La partie israélienne fait d’ailleurs de nouveau la Une – « L’otage israélien Omri Miran, lors des retrouvailles avec sa femme » – sous le gros titre « Le premier jour d’après ».
Ce coup de projecteur sur Libération révèle des biais présents partout ailleurs. Le 14 octobre, aucun lecteur de PQR en France n’aura par exemple vu de Palestiniens à la Une [2]. Idem en couverture d’une large partie de la presse quotidienne nationale.
Dans le reste de la PQR, les titres en manchette prennent le relais de ce deux poids, deux mesures. « Israël-Gaza : otages libérés, enfin le jour d’après », titre Sud Ouest. « Otages libérés : vers une paix durable pour Gaza ? » s’interroge L’Écho républicain, sans visiblement mesurer la dissonance (et l’incongruité) à l’œuvre dans ce titre. Même tonalité, mêmes œillères en Une de L’Est éclair, sur un mode cette fois affirmatif : « Les 20 derniers otages israéliens libérés, l’espoir de paix renaît à Gaza ». Entre-soi au carré à La Charente Libre : « Israël et Trump célèbrent le retour des otages après 738 jours de captivité ». Et cette mention spéciale pour La Provence qui, sous le titre « Vingt otages vivants de retour en Israël », se fend de cet entrefilet : « Les vingt derniers otages vivants retenus par le Hamas ont été remis hier à Israël. Reportage avec la communauté juive de Marseille. » Un épisode anecdotique quoique significatif du lien effectué par les chefferies éditoriales entre Israéliens et « communauté juive » en France. Le point commun à tous ces titres ? Les Palestiniens n’y figurent pas. Ils ne sont pas un « événement ». Ils ne font pas partie de l’équation. Et ce ne sont pas les pages intérieures qui comblent le vide, où l’on comprend aisément, à la seule lecture des titres, où se porte l’attention journalistique. Comme dans le cas de Libération, les Palestiniens font au mieux l’objet de quelques lignes. Au pire, ce qui est plus souvent le cas, ils sont nulle part.
Dans les médias, qu’il s’agisse de la presse écrite ou de l’audiovisuel [3], le traitement de l’information invisibilise les Palestiniens tout en mettant en avant des gros titres liant la libération des otages israéliens à « la paix », comme si cette dernière se résumait au sort des Israéliens. Ce raccourci s’inscrit dans la continuité du discours dominant depuis le « plan Trump », qui entretient une confusion entre « cessez-le-feu » et « paix », un concept que l’écrivain palestinien Jadd Hilal qualifie de « performatif », occultant moult enjeux relatifs à l’autodétermination des Palestiniens, et notamment « l’idée de justice » [4].
Pauline Perrenot