D’aucuns diront aigrement qu’il ne restait plus grand-chose à sauver de France Inter, cette « douce machinerie néolibérale » si bien décrite par l’ancien attaché de production Maxime Cochelin, harnachée de sa « vraie-fausse ligne éditoriale : une acceptation sans concession de l’ordre existant », rompue au tempo de l’exécutif et imbibée de ses éléments de langage au point de « créer une anti-réalité », un « anti-réel [...], purgé de toute remise en cause des hiérarchies en place ». Mais il reste encore à casser. Des programmes, des vrais ; des journalistes, des vrais ; des équipes. La directrice Adèle Van Reeth ne consacre que le pire : élargir la surface de la matinale, céder du terrain à l’extrême droite au point que Jordan Bardella puisse saluer publiquement des relations normalisées, ouvrir grand les vannes de l’éditorialisation et orchestrer de faux débats recyclant les éternels mêmes intervenants moyennant quelques cautions...
Sans doute revigorée par la relégation aboutie (sans grève au sein de la rédaction de la radio) de l’émission « C’est encore nous », anciennement « Par Jupiter », de Charline Vanhoenacker, l’autoritaire patronne aurait tort de ne pas poursuivre sa stratégie du choc. Car c’est bien ce que décrivent conjointement la société de producteurs et productrices et celle des journalistes de France Inter dans un communiqué interne que nous avons reproduit. En plus de la convocation de Guillaume Meurice par la direction de Radio France pour faute grave « en vue d’une éventuelle sanction disciplinaire » – à la suite de la réitération d’une blague qui lui avait valu un interrogatoire devant la police et une surréaliste remontrance de la direction –, la liste des politiques envisagées donne le tournis [1] : amputation d’un tiers du budget du « Grand dimanche soir » – l’émission de Charline Vanhoenacker, encore elle – ; remplacement de « La Terre au Carré » par « une émission de sciences et d’écologie plus "narrative" », expurgée de la chronique de Camille Crosnier, du « reportage Grand Format » mensuel de Giv Anquetil et de la chronique « Le Jour où » d’Annaëlle Verzaux ; enfin, disparition pure et simple des « Vies françaises » de Charlotte Perry et de « C’est bientôt demain », d’Antoine Chao – les quatre derniers cités sont d’anciens journalistes de l’équipe de Daniel Mermet. À propos de deux d’entre eux, nous écrivions dans Les médias contre la gauche :
Dans la presse, certains îlots parviennent encore à tirer leur épingle du jeu. Mais peut-on se satisfaire de quelques oasis dans le désert ? Notamment dans l’audiovisuel, où le reportage et l’enquête sociale finissent toujours par disparaître des grilles traditionnelles. Sur France Inter, l’émission « Comme un bruit qui court », qui avait succédé à « Là-bas si j’y suis » – enterrée par Laurence Bloch en 2014 –, a été à son tour éjectée de l’antenne en 2019 par la même directrice, et ce malgré de bons chiffres d’audience [2]. La direction invoquait alors la nécessité de « renouveler l’antenne » avant de se trahir pour de bon : l’émission était « trop militante » [3].
Le saccage se poursuit dans la même veine : la direction s’attaque aux (maigres) espaces restants où peuvent encore s’articuler reportage et critique sociale. Avec, en prime, cette affligeante mesquinerie : l’éviction du répondeur de « La terre au carré », où des anonymes sont habitués à relayer, par exemple, des initiatives militantes.
Les salariés de Radio France dénoncent « une atteinte grave au pluralisme » [4]. « Purge politique » est plus approprié. Sur fond de future cure austéritaire, de surcroît : le 23 avril, la CGT de Radio France alertait une nouvelle fois sur les dangers du projet de holding visant à regrouper les sociétés de l’audiovisuel public, repris à son compte par la ministre de la Culture Rachida Dati. Un « projet de démantèlement en règle de la radio de service public » porteur d’un risque « évident » de « réductions massives d’effectifs et de contenus », « une dégradation des conditions de travail [...] et des productions. » Les organisations syndicales « déposeront des préavis de grève pour les 23 et 24 mai ». La grève appelée le 12 mai pour « la défense de la liberté d’expression » est l’occasion d’y adjoindre des mots d’ordre politiques contre le (nouveau) tour de vis idéologique qu’endosse sans ciller la « première radio de France ».
Interrogée par Le Monde (3/05), la direction de France Inter fait péniblement valoir un « souci de lisibilité de la grille ». Un journaliste avance quant à lui une explication renversante : « Les directions de France Inter et de Radio France, condamne-t-il, "tremblent devant les posts de @MediasCitoyens", le compte X anonyme qui a fait de la station publique, jugée trop critique envers le gouvernement, l’une de ses cibles préférées et de "La Terre au carré", qualifiée "d’extrême gauche", son bouc émissaire. » En d’autres termes, une direction tout ouïe aux aboiements macronistes et à leurs cercles d’influences d’une part ; aux cris d’orfraie de l’extrême droite contre le fort réputé « gauchisme » de la radio publique, d’autre part : les deux (seuls) courants auxquels le duo Adèle Van Reeth-Sibyle Veil ne cesse de donner des gages.
La veille de ces révélations, le professeur d’économie Gilles Raveaud rappelait d’ailleurs qu’une (vieille) revendication ne cesse, quant à elle, de rester lettre morte : « Il n’y a aucune page d’archives de Bernard Maris [économiste assassiné dans les attentats contre Charlie Hebdo, NDLR] sur France Inter. Notamment de sa chronique quotidienne "L’autre économie". Il me semble que ça en dit long sur l’état d’esprit des dirigeants de cette chaîne. » (X, 2/05) « L’esprit Charlie », là encore.
Parce qu’il faut bien rire un peu, terminons avec deux archives récemment déterrées par des internautes. Dans la première, Adèle Van Reeth confie d’un air solennel surjoué son « bien fou » d’être entourée d’« humoristes qui sont irrévérencieux, qui n’ont aucune notion du respect, du sacré ». Dans la seconde, l’indéboulonnable Léa Salamé confesse l’« obsession » qui l’anime aux commandes de la matinale de France Inter : « Pas d’aller chercher, déceler la vérité, [mais] qu’il y ait un moment » : « Le plus important, évidemment que ce n’est pas la question, mais c’est le moment ! Ce n’est même pas la réponse, c’est le moment. C’est-à-dire que peu importe la question, peu importe la réponse, il faut qu’il y ait un moment [...], que l’auditeur soit surpris. Pour moi, un bon journaliste, c’est quelqu’un qui va faire un moment. » Piétiner des salariés, piétiner la pensée critique, piétiner le pluralisme, piétiner toute forme de contre-pouvoir : voilà qui devrait fournir à la vedette du « service public » un joyeux « moment » à médi(a)t(is)er.
Post-scriptum. Des pensées à M le magazine du Monde, qui en septembre 2023, alignait les mièvreries journalistiques ordinaires pour mieux tresser les lauriers d’Adèle Van Reeth : une patronne qui « fait entendre sa différence à France Inter ». Pour sûr. Quoiqu’en matière de sape des programmes et de répression de la critique, elle puisse se targuer de faire fructifier un vieil héritage patronal.
Pauline Perrenot