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Présidentielle 2022 : Soirée mondaine entre éditocrates sur France 2

par Pauline Perrenot,

Dix-sept éditorialistes réunis pour une même émission ? Ni BFM-TV, ni C8, ni RMC n’avaient osé. France 2… si. Présentée par Léa Salamé et Laurent Ruquier, l’édition spéciale de « On est en direct », samedi 2 avril, a réussi – en moins de deux heures – la synthèse du journalisme politique moderne : polarisation du débat autour de l’extrême droite, commentaire permanent et dépolitisation, entretenus par une bande de « stars de médias » socialement homogène et en représentation pour elle-même, aussi déconnectée qu’inconséquente.

« Le plateau est plein à craquer ! » s’enthousiasme Léa Salamé ; « On les voit tous partout ! » se félicite Laurent Ruquier au moment d’énumérer les dix-sept invités qui, 1h52 minutes durant, sur un même plateau, commenteront « l’actualité de la campagne présidentielle ». En plus de l’humoriste Sébastien Thoen – le 18ème ! –, le service public a fait le choix d’un large casting, parmi ce que chaînes d’info, télés, radios et presse magazine produisent de plus « éditorialistiquement pur » [1] :

Mathieu Bock-Côté (chroniqueur CNews et Europe 1), Geoffroy Lejeune (directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, chroniqueur BFM-TV), Alexandre Devecchio (rédacteur en chef adjoint au Figaro et chroniqueur CNews, Sud Radio et France Inter), Louis Morin (journaliste, réalisateur d’un documentaire en cours sur Zemmour), Yann Moix (chroniqueur sur C8), Géraldine Maillet (chroniqueuse sur C8), Anne Rosencher (directrice déléguée de la rédaction de L’Express), Riss (Charlie Hebdo), Christophe Barbier (directeur de la rédaction de Franc-Tireur, éditorialiste BFM-TV), Jean-Michel Aphatie (éditorialiste LCI, France 5), Nathalie Saint Cricq (éditorialiste France TV), Benjamin Duhamel (journaliste politique BFM-TV), Laetitia Krupa (« spécialiste de communication politique », journaliste politique France Info), Patrick Pelloux, Pablo Pillaud-Vivien (responsable éditorial de la revue Regards, chroniqueur ponctuel sur BFM-TV), Gérard Miller (éditorialiste LCI) et enfin, Anne Nivat (journaliste).



Si France 2 se revendiquerait bien volontiers du pluralisme, le dispositif laisse entrevoir, à lui seul, les conditions du « débat politique » proposé aux téléspectateurs à une semaine de l’élection présidentielle : une durée moyenne d’intervention pour chaque invité d’environ 4 minutes et 12 secondes, et 97 prises de paroles au total [2]. Seules 2 interventions ont excédé 2 minutes en continu, 20 ont duré entre 1 minute et 1 minute 40. Les 75 restantes ne dépassent pas la minute. Autant le dire d’emblée : il fallait là des fast-thinkers de compétition.

Un prérequis d’autant plus indispensable que les sujets ont beaucoup varié, plusieurs thématiques et considérants s’entremêlant dans la masse des commentaires sans que les invités soient, de fait, en capacité de réagir à chacun et d’interagir systématiquement entre eux. Un « débat » pour le moins fourre-tout donc, au cours duquel les animateurs prétendaient « parler de tous les candidats ». Dans les faits, nous avons identifié 12 temps d’échanges, d’une (très inégale) répartition :



Les discussions sur l’extrême droite ont ainsi occupé un temps d’antenne largement supérieur aux autres – nous reviendrons en outre sur leur teneur… Quant à Éric Zemmour, il a été le candidat le plus « discuté », sur un temps d’antenne là encore largement supérieur à celui que les commentateurs ont par exemple accordé à Jean-Luc Mélenchon –, pourtant donné plus haut dans les sondages. Le candidat de la France insoumise n’a d’ailleurs bénéficié d’aucun temps d’antenne spécifique, noyé qu’il fut – et de quelle manière… – dans des discussions plus « thématiques » : l’écologie d’abord, « la gauche » d’autre part.

Quant aux « petits candidats », ils furent comme de coutume traités par le mépris. Pour s’en convaincre, seul suffit cet échange, intervenant 14 minutes avant la fin de l’émission :

- Laurent Ruquier : On oublie Zemmour, parce qu’il y a quelqu’un dont on a à peine parlé ce soir, c’est Valérie Pécresse.

- Léa Salamé : J’ai cru que vous alliez dire Jean Lassalle !

- Laurent Ruquier : Non ! On peut aussi parler de Lassalle, de Poutou, de Arthaud…

- Léa Salamé : Bah oui, il faut parler de tous ! Les citer au moins !

- Laurent Ruquier : On va essayer !

Sept minutes plus tard, alors qu’il ne reste… que sept minutes d’émission, Laurent Ruquier passe un coup de balai supplémentaire sur la démocratie : « Allez ! Les petits candidats rapidement ! […] Qui veut dire un mot de Jean Lassalle, parce que quand même, il faut qu’on parle de tous ! » 53 secondes, par la voix de Gérard Miller, seront consacrées à Nathalie Arthaud et Philippe Poutou. Quant à Jean Lassalle, Jean-Michel Aphatie se charge du cirque – « Ah ! Il est béarnais, et moi je suis basque. Il y a dans l’histoire de ces deux peuples une inimitié féroce » – avant d’évoquer un « garçon sympathique » et une « expérience un peu curieuse » à la lecture de son programme.

Vous avez dit mascarade ?


La politique ? Un divertissement


Il y avait certes plus important. Et notamment les vingt premières minutes de l’émission, au cours desquelles ce petit monde a fait joujou avec un trombinoscope télévisé de candidats. Le premier ordre d’affichage, annonce Laurent Ruquier, correspond à celui des panneaux électoraux (tirage au sort réalisé par le Conseil constitutionnel). Première session de commentaires. Puis, France 2 intervertit les portraits, observant l’ordre alphabétique des noms, et ensuite… des prénoms. Léa Salamé : « Vous avez d’autres idées de classement, ça peut convaincre les indécis Laurent ? »

Le service public est plein de surprises : on admire un nouveau trombinoscope, trié selon l’âge des candidats, du plus jeune au plus vieux, puis du plus âgé au plus jeune. Les plaisanteries les plus courtes ne sont apparemment pas les meilleures : une nouvelle session de commentaires – sur les candidats qui vont et viennent, ceux qui se représentent ou partent pour de bon – inspire une brillante intervention à Nathalie Saint Cricq. « Ils gardent dans un coin de leur cerveau, Gérard Miller doit le savoir en tant que psychanalyste, l’envie de revenir et de se venger ». À quoi tient la politique dans un coin de cerveau d’éditorialiste ? Grâce à ses lumières, nous apprenions quelques instants plus tôt que le vote des électeurs ne se fait pas nécessairement en fonction du genre ou de l’âge : « Il y a des choses qui sont croisées et qui sont en fonction des opinions ». Aussi surprenant que cela puisse paraître… !

Et ce n’est pas terminé. Une fois n’est pas coutume, Christophe Barbier suggérait l’idée intéressante d’opérer un classement en fonction des patrimoines des candidats. Produit non disponible en rayon. À défaut, Laurent Ruquier sort sa dernière trouvaille du chapeau : un classement en fonction des signes du zodiaque. De quoi déchaîner tout éditorialiste normalement constitué :

- Gérard Miller : Je remarque qu’il n’y a que deux candidats qui n’ont personne d’autre dans le même signe. […] J’essaye de jouer le jeu de l’astrologie à laquelle je ne crois pas ! […]

- Christophe Barbier : On a longtemps dit que ceux qui étaient nés sous le signe du lion étaient prédestinés. Je crois qu’il y a Napoléon, je me demande s’il n’y a pas Jules César, et donc ceux qui sont nés dans ces mois de juillet-août, souvent, disent : « Voyez, je suis né sous le signe du pouvoir ».

- Nathalie Saint Cricq : Je voulais dire que je n’étais pas certaine que Jules César ait été élu !

- Léa Salamé : Non mais je pense qu’il a raison. Barbier il a raison, je me demande, mais il faut vérifier, si François Hollande et même Sarkozy ne sont pas lion.

- Christophe Barbier : Non, Sarkozy est de janvier.

- Léa Salamé : Alors Hollande je pense qu’il est… […]

- Laetitia Krupa : Je me demandais si quelqu’un savait de quel signe était Vladimir Poutine ?

- Laurent Ruquier : Ah ça, c’est une bonne question.

- Léa Salamé : Quelqu’un peut vérifier ?



Outre son insignifiance, ce genre de séquence traduit un certain rapport qu’entretient ce groupe socioprofessionnel aisé – occupant des positions de pouvoir et/ou symboliques dans les médias – à la politique, oscillant entre jeu et postures. Car quand ils ne se divertissent pas, ces entrepreneurs médiatiques s’auto-investissent d’une mission d’« éclaireurs » inspirés, revenant, bien souvent, à commenter « l’événement » de la présidentielle, faite de personnalités et de sondages, au détriment des sujets politiques de fond.


La politique ? Communication et commentaire


Et ça n’a pas loupé. Au bout de vingt minutes, Léa Salamé sifflait pourtant la fin de la récré : « On va parler maintenant de chacun des candidats, et vous allez nous dire plus sérieusement ce que vous en pensez, comment vous voyez les choses dans cette dernière semaine ». Tantôt Yann Moix pronostique une victoire de Marine Le Pen au second tour ; tantôt Léa Salamé ouvre les jeux : « Qui d’autre veut faire un pari ? » Course de petits chevaux, sondages, tambouille, communication et stratégies occuperont l’essentiel de cette conversation mondaine, comme en témoignent la plupart des cadrages : pourquoi Éric Zemmour a-t-il baissé dans les sondages ? pourquoi Anne Hidalgo est-elle si bas dans les intentions de vote ? pourquoi la campagne de Yannick Jadot « n’imprime pas » ? Ségolène Royal qui rallie Mélenchon, « c’est que de la vengeance pour vous ? » (Léa Salamé à Christophe Barbier).

En deux heures d’émission, les commentateurs réussiront l’exploit de ne dédier aucun temps conséquent au fond des programmes. Une « émission politique » faite par et pour les journalistes politiques, qui relève bien davantage du talkshow sportif. Exemple avec cette séquence portant sur Valérie Pécresse, en toute fin d’émission :

- Léa Salamé : Pour vous c’est quoi, c’est un problème de personnalité, c’est quoi ?

- Anne Nivat : Oui, pas assez bonne !

- Jean-Michel Aphatie : Mauvaise ! Mauvaise. Elle n’a rien imposé, ni les thèmes, ni sa personnalité, aucune séduction ! Elle n’a pas suscité de curiosité autour d’elle, mauvaise ! Ils ont choisi la mauvaise, ils payent.

- Léa Salamé : Qui veut la défendre ?

- Yann Moix : Tout à fait d’accord avec ça. C’est-à-dire que la démocratie, c’est pas que la démagogie, c’est aussi l’éloquence. Il y a deux choses qui m’ont choqué et je vais être très prosaïque. La première, je suis désolé, mais j’ai vu dans Paris Match une photo du bureau de Valérie Pécresse. Ce n’était pas le général de Gaulle qu’il y avait en photo, c’était maître Yoda. Quand j’ai vu ça, je me suis dit ça ne sent pas très bon. [Rires en plateau]. Parce que soit c’est de la démagogie de bas-étage, soit c’est un manque d’envergure absolu. Ce n’est pas qu’une anecdote, ça en dit long, je ne vois pas le général de Gaulle avec je ne sais pas… Dark Vador sur son bureau. Et la deuxième chose, le manque de talent évident, le manque d’éloquence !

Mesdames, messieurs : « le-journalisme-politique ».

Il faut les comprendre : des dires de Laetitia Krupa, « Éric Zemmour a fait un coming-out un peu surprenant », mais sinon, « il y a zéro nouveauté, […] donc finalement, on s’ennuie ! » Un peu comme les ennuient les confrontations d’idées et les processus démocratiques :

- Anne Rosencher : Les gens qui ont participé à la primaire [des Républicains notamment], c’est complétement antinomique avec l’esprit de la 5ème République ! Ces primaires, on les a tous suivies sur BFM, on dirait des espèces de grand oral, c’est un tue-l’amour politique absolu !

- Léa Salamé : Est-ce qu’il faut les enterrer définitivement ces primaires ?

Et confier aux journalistes la désignation des candidats – dont ils traficotent déjà le capital politique au gré de moults arbitrages, de forme et de fond – pour que tout soit plus simple !

À leur décharge, les commentateurs gagnent à rester sur ce registre, tant les « analyses » politiques s’avèrent hasardeuses, pour ne pas écrire « grand n’importe quoi ». En bonne place les grands classiques, parmi lesquels le rapprochement « des-extrêmes », en un seul mot – « Le problème de cette recomposition du paysage en un candidat attrape-tout versus les extrêmes, ça fait qu’il n’y a plus de place pour le débat démocratique sérieux » (Anne Rosencher) – et la théorie millénaire d’Alain Minc sur le « cercle de la raison » contre « les-populistes » (en un seul mot là encore), ventilée à l’envi par Christophe Barbier :

Si 30% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon disent au second tour, « je vote Marine Le Pen plutôt que Macron », s’ils sont capables de faire ce voyage, c’est parce que le bon clivage maintenant, c’est entre le camp des populistes – ceux qui disent « nous sommes le peuple, les autres sont les élites » – et les autres. […] Vous avez Zemmour, vous avez Mélenchon, vous avez Dupont-Aignan, vous avez Arthaud, vous avez tous ces extrêmes. […] Ceux qui disent « nous sommes le peuple et les autres, c’est un système qui écrase le peuple », et ceux qui essayent de continuer à être des gouvernants. Dedans, il y a Hidalgo, Jadot, Pécresse, Macron. C’est un véritable clivage.

Deux parfaites illustrations de la mutilation chronique du débat public, dans lequel la politique est réduite à des jeux de découpages binaires sans queue ni tête.

Il en va de même lors des discussions relatives au positionnement de tel ou tel candidat sur le spectre politique, où seule préside la communication des acteurs. Exemple autour d’Emmanuel Macron. Gérard Miller évoque un ADN de droite en rappelant le bilan du Président et les mesures programmatiques du candidat ? Cela ne va pas de soi pour Léa Salamé, qui se tourne vers une journaliste plus impartiale : « Nathalie Saint Cricq, est-ce que vous avez entendu un homme de droite cet après-midi [à l’Arena, où se tenait le meeting parisien d’Emmanuel Macron] ou est-ce qu’il a fait son virage solennel à gauche ? » La réponse est à l’image de la question :

Il a fait une rectification vis-à-vis d’un certain nombre de thématiques qui lui avaient été reprochées, en expliquant notamment que la retraite à 65 ans, ça serait négocié, en disant que le RSA, ça ne serait pas sous condition de travail, que s’il y avait un travail qui était fait, y compris d’intérêt général, on serait rémunéré, que c’était sous condition de formation. Il a rendu hommage aux enseignants, […] donc il a rétabli son pôle de gauche.

Son pôle trotskyste même, si l’on suit le raisonnement de Nathalie Saint Cricq, puisqu’au cours de ce même meeting, Emmanuel Macron a repris le slogan de Philippe Poutou « Nos vies valent plus que leurs profits » [3]...

Vous avez dit misère ?


« L’extrême droite est-elle d’extrême droite ? » La banalisation à son comble


Passées les louanges du chef de l’État – « Vous n’avez pas de candidat crédible, de gouvernement, en face » (Anne Rosencher) –, l’extrême droite sera le courant qui occupera la plus grande partie de la discussion. La même inconséquence conduira alors l’assemblée à « débattre » pendant plusieurs dizaines de minutes pour savoir si l’extrême droite… est d’extrême droite. Et le confusionnisme est à son comble. Car comme le rappelle Léa Salamé réagissant à l’indignation de Mathieu Bock-Côté – pour qui le qualificatif « extrême droite » n’est évidemment qu’une arme de disqualification –, tout est affaire d’opinion individuelle : « Ok ! Vous voulez poser la question "Marine Le Pen est-elle d’extrême droite ?", on y va ! Qui le pense ? »

Et de fait, pas grand monde autour de la table… Si Gérard Miller, s’appuyant sur un récent article du Monde mis à la Une, rappelle que le programme de Marine Le Pen est fondamentalement d’extrême droite et invite les commentateurs à « arrête[r] de jeter la confusion sur les gens », il se retrouve formidablement seul, interrompu en plateau par… Jean-Michel Aphatie : « Mais elle a changé ! Mais enfin Gérard, vous ne pouvez pas nier la réalité ! On ne regarde plus Marine Le Pen et elle ne parle plus comme elle a parlé avant enfin ! C’est une évidence qu’il y a un changement ! » Quelques minutes plus tôt, l’éditocrate précisait sa pensée :

- Jean-Michel Aphatie : Marine Le Pen vient de l’extrême droite, c’est une évidence.

- Léa Salamé : Elle n’y est plus ?

- Jean-Michel Aphatie : Bah ! Qu’est-ce qu’elle est aujourd’hui Marine Le Pen ? Elle est la candidate du pouvoir d’achat. [C’est] quand même une transformation politique comme on n’en a jamais vu ! Marine Le Pen dans cette fin de campagne, et c’est ce qui lui donne une dynamique, c’est la candidate des chats et du pouvoir d’achat. Formidable, c’est une transmutation extraordinaire !

- Léa Salamé : Donc pour vous aujourd’hui, elle n’est plus d’extrême droite.

- Jean-Michel Aphatie : Pourquoi est-elle devenue ce qu’on la voit être aujourd’hui ? Parce que Éric Zemmour. Éric Zemmour est d’extrême droite, alors ça, c’est sûr ! Éric Zemmour, par son dogmatisme et sa violence, a rendu Marine Le Pen gentille, fréquentable et républicaine.

C’est en tout cas ce que répètent (et à quoi s’attèlent) inlassablement les commentateurs politiques, et ce bien avant que Zemmour intervienne dans le champ politique… Et Léa Salamé de poursuivre, parlant de « combat sémantique sur l’extrême droite », comme si l’histoire, la sociologie, les actions et les aspects programmatiques des partis ne comptaient en rien face à la communication de leurs dirigeants : « Éric Zemmour et Marine Le Pen disent : "Moi, je ne suis pas d’extrême droite". » Alors ça va… Du côté de L’Express, Anne Rosencher déplace la discussion sur le terrain des électeurs, et lance une analyse au doigt mouillé pour à nouveau minimiser la situation : « Moi je ne me résous pas à ce qu’il y ait 40% ou 45% des Français qui soient des fachos ou des racistes, je n’y crois pas du tout ! Je n’y crois pas ! » Idem chez Yann Moix, qui propose de ne plus raisonner en ces termes :

À force d’utiliser ce terme d’extrême droite, on oublie de penser la complexité de certaines choses, c’est le premier problème. Le deuxième, c’est qu’on use tellement ce terme qu’il fait de moins en moins peur et qu’on peut même le réclamer comme une forme de fierté. […] Le Rubicon psychologique a été franchi à cause du terme « extrême droite » et là, Mathieu [Bock-Côté] a raison, qui revient incessamment, qui ne signifie plus rien. Quand on souligne tout en italique, autant ne rien souligner du tout.

Pour Laetitia Krupa également, c’est « un débat de l’ancien monde », et «  qui pourrit les campagnes présidentielles » renchérit plus tard Louis Morin, à l’origine du documentaire à paraître « Z la conquête ». Ce que confirme Nathalie Saint Cricq, pour qui « savoir s’ils font partie de l’extrême droite ou non » relève d’« un débat intellectuel ». D’ailleurs, « les gens s’en foutent éperdument de savoir comment on les qualifie ! Et nous, on n’est pas là pour les empêcher de donner leur position mais pour leur poser des questions. »

Rien d’étonnant, dès lors, à la tournure que prit rapidement le débat autour de Zemmour, totalement banalisé (voir en annexe). Si aucun des journalistes en présence n’émettra évidemment la moindre critique de l’hystérie médiatique autour de sa non-candidature à l’automne 2021, on entendra en revanche Christophe Barbier déclarer :

Éric Zemmour a eu droit à une surface médiatique et à un accueil médiatique extrêmement intéressé parce qu’il a porté des choses qui étaient en effet intéressantes et parce qu’il a beaucoup travaillé.

C’est bien noté...


Haro sur la gauche et ses thématiques de campagne


La banalisation de l’extrême droite fut à l’image des tirs de barrage contre la gauche. Déjà marginalisée à l’extrême en termes de temps d’antenne au cours de l’émission, ses thématiques sont balayées d’un revers de main. Yannick Jadot peu médiatisé ? « Je crois, comme Anne Nivat, [qu’il] a été en permanence pollué par les sorties de Sandrine Rousseau » ose Benjamin Duhamel, qui ne voit nullement là une obsession des médias pour les petites phrases et les « polémiques » incessantes. Mais peut-être la raison plus profonde est-elle à chercher ailleurs, ce que confirme par la suite… Duhamel Benjamin :

Le paradoxe c’est que Yannick Jadot, lui, est au fond plutôt sur cette tendance-là ["d’une écologie à l’allemande capable de gouverner avec les libéraux et les sociaux-démocrates"]. Mais en réalité, compte tenu du score à la primaire et compte tenu du parti, il a été forcé de mener une campagne sans doute plus à gauche que ce qu’il souhaitait, ce qui donne cette difficulté à être crédible et à profiter normalement de ce boulevard qui existe.

Dans la foulée, Jean-Michel Aphatie est encore plus explicite :

C’est plutôt un problème de système. Il faudrait changer tellement de choses, remettre en cause tellement d’équilibres économiques et sociaux pour être à la hauteur de ce que va être la crise climatique que nous n’avons pas encore collectivement la volonté de le faire. Et donc ce sont des débats que nous évitons. C’est pour ça que l’écologie ne structure pas encore le champ politique.

Ni le champ médiatique, où le monopole libéral et la conviction des bienfaits du capitalisme règnent en maîtres depuis quatre décennies. Seule à pointer une responsabilité médiatique dans l’invisibilisation de l’écologie, Laetitia Krupa se fait immédiatement rembarrer par Léa Salamé qui pourtant, affirmait quelques secondes plus tôt « bien vouloir balayer devant [s]a porte » :

- Laetitia Krupa : Il y a eu des marches pour le climat dans près de 150 villes de France pendant deux, trois semaines ! Le lendemain, j’ai regardé toutes les interviews politiques, il n’y avait pas une question sur l’écologie, donc il y a quand même une responsabilité journalistique.

- Léa Salamé : Parce qu’il y avait la guerre en Ukraine ! Je vous le dis, je veux bien faire mon mea culpa, mais y avait un événement qui écrasait quand même…

Un festival que Géraldine Maillet, chroniqueuse chez Cyril Hanouna, conclura en beauté, mettant à jour le niveau de cynisme et de dépolitisation qui caractérise ces commentateurs :

Géraldine Maillet : L’écologie, c’est pas spectaculaire, ça ne crée pas des débats. On est tous d’accord finalement, globalement. On veut qu’il n’y ait pas de réchauffement climatique. Ce n’est pas spectaculaire télévisuellement parlant, médiatiquement parlant. [Laetitia Krupa : Ah bon ? La sécheresse, les millions de réfugiés ?] Non mais c’est spectaculaire, mais ça ne fait pas de polémique, ça ne fait pas de polémique. Ça crée l’unanimité en fait je trouve, ça ne crée pas de polémique médiatique.

Une prise au sérieux que confirme Christophe Barbier au moment de clore grand sourire ce « débat » de haute-tenue sur l’écologie :

On a quand même parlé de biodiversité ! Extinction des socialistes, réintroduction du Roussiel [sic] dans la campagne, espèce invasive avec Zemmour. Finalement on a parlé un peu d’écologie !

Rires en plateau.

Puis, au bout d’une heure et trente-huit minutes d’émission, il sera question d’autres candidats : Anne Hidalgo, Fabien Roussel, et Jean-Luc Mélenchon – déjà évoqué à quelques reprises dans le débat sur l’écologie. La première sera rapidement passée sous le tapis et le deuxième, balayé en une phrase par Léa Salamé – « Il a la hype ! Mais la hype fait-elle l’élection ? » –, puis en cinq secondes chrono par Christophe Barbier : « Il y a un programme qui est capable d’être signé par Georges Marchais. C’est ce communisme-là qui revient et les Français n’en veulent pas ! Et ils n’en veulent pas parce qu’ils veulent de la démocratie ».

Jean-Luc Mélenchon, enfin : hormis deux soutiens – Pablo Pillaud-Vivien et Gérard Miller, ne voyant visiblement aucun problème à cautionner de tels dispositifs –, ça ne sera que tirs de barrage. Dans le débat sur l’écologie, Riss en mettait déjà une première couche : « Il est à des années lumières de ce que devrait être l’écologie ! Pire que Jadot ! » Puis, à la fin de l’émission et par ordre d’apparition, Jean-Michel Aphatie :

Jean-Luc Mélenchon a toujours eu une forme d’ambiguïté avec les pouvoirs autoritaires. Castro, Chavez. Son discours sur Poutine, sans soutenir Poutine, tout ce qui est autoritaire a toujours plu à Jean-Luc Mélenchon. Ça n’est pas du tout dans la tradition de l’autre gauche, qui est plus démocrate et Anne Hidalgo sans filtre, […] dit de Jean-Luc Mélenchon exactement ce qu’il est. Quelqu’un qui est ambigu sur les autoritarismes.

Le même qui parlait du « talent » de Zemmour et de la « transformation » de Marine Le Pen… Passons à Benjamin Duhamel :

[En 2017], Jean-Luc Mélenchon […] a la responsabilité […] de faire l’union de la gauche, c’est-à-dire de faire un grand rassemblement. La réalité c’est qu’il est tellement désappointé de ne pas être au second tour et il hait tellement le parti socialiste qu’il se retrouve dans l’incapacité de faire cette synthèse.

Et terminons en beauté, avec Yann Moix :

Mélenchon avait une chance historique de se mitterrandiser, et la grande différence entre Mitterrand et Mélenchon, là c’est au psychanalyste qu’il faut le demander : je me demande si Mélenchon ne passe pas sa vie à se tirer des balles dans le pied pour ne pas aller à l’Élysée.

Quant à savoir comment un chroniqueur auteur d’écrits et dessins racistes et antisémites a pu revenir au cœur des émissions politiques du service public pour dispenser des leçons de tenue, c’est une autre question…


***


« C’était passionnant ! » s’exclame Laurent Ruquier en conclusion. « Merci, c’était super ! » renchérit Léa Salamé. Si l’émission a ceci d’intéressant qu’elle permet à Acrimed de faire d’une pierre dix-sept coups, le débat public et politique n’en sort pas grandi. Parasitage de la parole par les fast-thinker, absence de fond au profit de bavardages incessants brodant sur les personnalités et la communication des candidats, décomposition politique de la plupart des commentateurs et triomphe de l’opinion, mutilation des débats, déni du rôle des médias dans la construction du débat public, banalisation de l’extrême droite, tirs de barrage contre la gauche... Davantage qu’un éclairage politique, cette émission en dit surtout (très) long du journalisme politique tel que le pratique et le met en scène la télévision aujourd’hui. Et que les commentateurs soient 4 ou 17 en plateau, ce n’est clairement pas beau à voir…


Pauline Perrenot


Annexe : France 2 et Zemmour, la banalisation à son comble


La discussion démarre par une question de Laurent Ruquier à Louis Morin, qui suit Éric Zemmour depuis le début de la campagne dans la perspective d’un documentaire à paraître, « Z la conquête » :

- Laurent Ruquier : Est-ce que vous voyez des extrémistes de droite, vous qui suivez la campagne de Zemmour, dans ses meetings et tout au long de son parcours ?

- Louis Morin : Moi, je le suis de l’interne parce qu’on a accès aux coulisses depuis le tout début de la campagne présidentielle, même avant qu’il soit officiellement candidat. Et évidemment, moi je ne vois pas d’extrémistes dans son entourage rapproché.

- Laurent Ruquier : À part lui-même peut-être ?

- Louis Morin : Ah ça, écoutez, c’est un autre débat.

Face à Benjamin Duhamel, qui mentionne a minima les agressions de militants de SOS Racisme par « Les Zouaves » (groupuscule néofasciste) lors du meeting de Villepinte et un salut nazi en public lors d’une autre réunion, Louis Morin enfile sa robe d’avocat :

Je suis obligé de vous donner les arguments qu’ils opposent à tout ça. Ils expliquent que le salut nazi, ce n’est pas un de leur militant mais quelqu’un qui est venu dans leur meeting justement pour pouvoir le perturber, ils expliquent exactement la même chose pour les Zouaves, qui étaient présents à Villepinte, et que depuis, ils ont réussi à exclure toutes ces personnes indésirables.

« C’est Marine Le Pen elle-même qui dit qu’il y a des nazis dans le camp de Zemmour » tente d’intervenir Léa Salamé – comme si le RN lui-même n’était pas concerné. « Si vous voulez, lui rétorque Louis Morin, mais on revient à nouveau sur un débat sémantique, sur un débat qui honnêtement, ne grandit pas la politique. » Tant le fascisme ne semble plus effrayer grand monde…

À cet épisode, il faut ajouter une seconde séquence sur Zemmour, intervenant plus tard dans l’émission autour du livre de Laetitia Krupa, La Tentation du Clown (2021), et au cours de laquelle les journalistes chercheront à expliquer sa chute dans les sondages. À nouveau, les communicants et commentateurs sportifs sont de sortie :

- Laetitia Krupa : Il est parti beaucoup trop vite. Dans mon livre, je pense qu’il ne l’a pas lu, j’avais théorisé qu’il allait justement sortir du chapeau dans la dernière ligne droite. C’est ce qu’a fait Vladimir Zelenski en Ukraine. […] Quand on se présente comme ça hors système et qu’on veut casser, disrupter complétement le scrutin, il faut arriver dans la dernière ligne droite.

En tout bien tout honneur, conseil de journaliste pour faire élire le fascisme.

Analyste consciencieuse, Nathalie Saint Cricq identifie pour sa part une seconde « erreur stratégique », qualifiée comme telle : le fait que Zemmour se soit « radicalisé systématiquement sur l’immigration, sur l’insécurité, d’en faire quasiment une obsession, et d’apparaître comme quelqu’un d’inhumain. » Ne vous y trompez pas : tout est question d’apparences et de calculs...

Et puisqu’au moins trois chroniqueurs d’extrême droite sont en plateau, autant demander au principal concerné. Léa Salamé :

Geoffroy Lejeune, vous aviez écrit un livre en 2015 pour expliquer "Zemmour président". On vous avait reçu à l’époque, on vous a reçu ensuite. Qu’est-ce qui s’est passé ? Effectivement, c’était le dynamiteur de la campagne ! Qu’est-ce qu’il paye Éric Zemmour pour avoir chuté ainsi à votre avis ?

En pleine crise de lucidité, l’idéologue de Valeurs actuelles attaque les grands médias, accusés d’une part d’avoir « sorti » le thème de l’immigration de l’agenda « à coups de grands efforts » et pointant, d’autre part, une « hystérie hallucinante de la quasi-totalité des gens qui commentent cette élection visant à faire passer [Éric Zemmour] pour un nazi, un fasciste, un raciste. » Une virulence sans nom, que nous constations en effet dès octobre, transcriptions et comptages à l’appui...

Christophe Barbier, lui, ne s’y trompe pas, donnant (malheureusement) raison à Acrimed :

Où as-tu vu ça ? Où as-tu vu des gens qui le traitaient de nazi, de fasciste ? Non ! Non !

Et de poursuivre :

Éric Zemmour eu droit à une surface médiatique et à un accueil médiatique extrêmement intéressé parce qu’il a porté des choses qui étaient en effet intéressantes et parce qu’il a beaucoup travaillé.

C’est noté... De même que cette déclaration de Jean-Michel Aphatie, bien éloignée des discours grandiloquents que ce dernier tenait en octobre contre les responsabilités médiatiques :

[S’]il a créé l’événement, s’il a déstabilisé Marine Le Pen, s’il a su trouver sa place aussi vite dans le paysage politique, il le doit à son talent. Si ensuite il n’arrive pas à conserver ce capital, si la mécanique s’enraye, si les électeurs ne sont plus au rendez-vous s’il on se fie aux intentions de vote, eh ben c’est aussi de sa faute ! Sa responsabilité est engagée, son manque d’empathie, sa violence, vous ne pouvez pas nier que sa violence ait détourné de lui des quantités de gens qui peut-être auraient été attentifs à son discours.

Il est vrai que la violence était invisible auparavant…

 
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Notes

[1La plupart des titres entre parenthèses sont ceux qu’indiquent les deux animateurs dans leur présentation.

[2Nous n’avons inclus dans ce décompte ni les interventions des deux animateurs, ni celles de l’humoriste Sébastien Thoen. Par ailleurs, nous avons commencé le décompte à la 21ème minute, c’est-à-dire au moment du « débat politique » à proprement parler, donc sans inclure l’introduction et le « jeu trombinoscope » (cf. ci-dessous).

[3À ce sujet, lire « Le "cap à gauche" de Macron : histoire d’une bulle médiatique », Arrêt sur images, 7/04.

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