Lundi 13 octobre, Jean-Luc Mélenchon est l’invité de la « Grande Matinale » de France Inter. Le jour est spécial : les derniers Israéliens détenus par le Hamas ont été libérés le matin même, des Palestiniens sont relâchés par Israël et Donald Trump est à la Knesset pour présenter son dit « plan de paix ».
Acte 1 : L’interrogatoire
Lancé par Nicolas Demorand sur le gouvernement « Lecornu II », Mélenchon préfère commencer par un mot de « bonheur » en solidarité avec les familles des Israéliens et des Palestiniens libérés. Mais Benjamin Duhamel ne semble pas trop croire à son émotion : « […] Sauf que quand on a lu et vu un certain nombre de vos réactions […]. Vous avez par exemple écrit sur X, Jean-Luc Mélenchon : "Une fois de plus les Palestiniens devront subir un nouvel ordre politique étranger" », le tance l’intervieweur, en citant (à moitié) un tweet posté quatre jours plus tôt [1]. « L’eurodéputée insoumise Rima Hassan a parlé d’un plan de paix à la dimension "néocoloniale" et "néolibérale" ! », poursuit Duhamel, qui semble découvrir l’existence de ces mots à l’antenne. Avant la banderille finale : « On entend ce que vous dites ce matin sur ce bonheur de voir les otages israéliens libérés… Est-ce pour autant difficile de reconnaître le succès diplomatique qui permet cette libération des otages ? » Au fur et à mesure de sa très longue question, on voit l’angle de Benjamin Duhamel se resserrer sur ce qui l’intéresse vraiment, qui n’est ni le cessez-le-feu, ni les otages israéliens… et encore moins les Palestiniens : faire avouer à Mélenchon que Trump avait raison ! « Pour les congratulations, on compte sur vous », le rabroue son invité.
L’échange se tend et Duhamel embraye sur son second angle : « Jean-Luc Mélenchon, une question très précise… [...] C’est une question qu’on a souvent posée aux insoumis, avec parfois des réponses assez floues : est-ce que vous êtes favorable à la démilitarisation du Hamas ? » La question est en effet souvent adressée aux responsables de gauche, et fait en cela figure d’exception au regard d’une longue liste de questions qui, elles, ne se posent jamais. Pas satisfait par la première réponse, Duhamel reprend : « [...] La dernière fois qu’il y a eu des élections, c’était en 2006, le Hamas a été élu à Gaza. » « Je viens de vous répondre », répète Jean-Luc Mélenchon. Mais Duhamel n’est toujours pas rassasié : « Donc le Hamas n’est pas disqualifié ? Puisque vous dites "ça dépendra du résultat des élections"… » Avant d’y revenir une quatrième et dernière fois : « Je constate qu’à la question "Le Hamas doit-il déposer les armes", qui est une question assez simple, vous n’y répondez pas. »
Acte 2 : Le doigt d’honneur
À la fin de l’interrogatoire, qui s’est prolongé autour de la question des retraites et de la censure du gouvernement Lecornu, Jean-Luc Mélenchon se lève en adressant un geste d’humeur de la main aux intervieweurs. Le soir-même, « Quotidien » (TMC) s’empare de la séquence comme d’une bombe. Le magazine de Yann Barthès diffuse des rushs de France Inter, sur lesquels on voit Mélenchon quitter le studio : « Et voici la fin de l’interview, décrit Barthès. Et la classe LFI, c’est des doigts menaçants [sic] et… un doigt ! Un doigt d’honneur aux journalistes du service public, c’est ça la classe LFI […] ! » Les images montrées par « Quotidien » ne sont pas très convaincantes, aussi l’animateur insiste-t-il – « Alors, après vérification, ceci est bien un doigt. » – en les rediffusant zoomées et ralenties… sans toutefois que les images ne soient plus concluantes.
Peu importe ! « Quotidien » semble sûr de son coup, et la séquence devient virale avec les tweets (simultanés et identiques) des chroniqueurs Jean-Michel Aphatie et Julien Bellver : « Avez-vous vu ce doigt d’honneur ? ».
La machine est lancée. Le lendemain, sur France Inter, Sophia Aram revient sur l’émission et assure, en présence de Benjamin Duhamel, que l’échange s’est « terminé par un doigt d’honneur ». Sur RMC, dans les « Grandes Gueules », on s’interroge : « Le doigt d’honneur de Jean-Luc Mélenchon au journaliste Benjamin Duhamel : honteux ? » Les chroniqueurs s’indignent et comparent cela à une « menace contre la presse ».
Sur Europe 1, c’est un festival, et Christine Kelly s’émeut : « Quel exemple pour nos jeunes, quel exemple pour la France ! » Dans le même studio, Erik Tegnér va plus loin : « Le service public a créé un monstre et ne le contrôle plus. » Le soir-même sur BFM-TV, c’est Marc Fauvelle qui affirme que « Jean-Luc Mélenchon est ressorti extrêmement fâché, hier, du studio de la matinale de France Inter [...] en faisant un doigt d’honneur ». « Mélenchon fait un doigt d’honneur », titrent deux journaux d’extrême droite, Valeurs Actuelles et le JDD. Sud Radio se délecte aussi de la séquence et titre une chronique de Périco Légasse : « Jean-Luc Mélenchon quitte le plateau en faisant un doigt d’honneur » – le titre ne reflète en rien la chronique, qui ne porte pas spécialement sur le doigt d’honneur… mais c’était le mot-clef du jour ! L’info intéresse aussi la presse people : « Jean-Luc Mélenchon exaspéré par Benjamin Duhamel : son doigt d’honneur n’est pas passé inaperçu… » (Gala, 14/10). Sur TF1, face à Manuel Bompard, Bruce Toussaint rebondit aussi à sa manière sur l’actualité du jour : « Vous allez me faire un doigt d’honneur en sortant du studio ? » Et la polémique ne pouvait échapper à « C à vous » (France 5, 16/10). Un « geste dont tout le monde parle », résume Anne-Élisabeth Lemoine, et qui a beaucoup choqué Bruce Toussaint, invité à commenter une scène « inadmissible ». Bref, la quasi-totalité de la presse a vu la même chose et le conditionnel n’est pas de rigueur. Il n’y a guère que Le Figaro – une fois n’est pas coutume – pour prendre à revers le torrent éditorial, y voyant « une polémique ridicule sur un supposé doigt d’honneur (qui n’en était pas un) » (16/10).
Comme souvent, le ridicule va culminer dans l’émission « Quelle Époque ! » de Léa Salamé sur France 2. La présentatrice du 20h a invité ses anciens collègues de France Inter, Nicolas Demorand, Benjamin Duhamel et Sonia Devillers à refaire le film. Ensemble, la petite bande de copains débriefe notamment « l’altercation » avec Jean-Luc Mélenchon. Le chroniqueur (et co-producteur de l’émission) Hugo Clément demande alors aux principaux intéressés, Demorand et Duhamel : « Vous, vous l’avez vu, ce doigt d’honneur ? » La séquence tourne en boucle depuis une semaine et c’est la première fois que la question leur est directement posée : « Non ! Non, non, non, répond sans hésitation Benjamin Duhamel, ni Nicolas ni moi ne voyons ce qui se passe en sortant du studio ». De son côté, Jean-Luc Mélenchon réagit le 18 octobre, dans son émission « Allo Mélenchon », sur sa propre chaîne Youtube : « Je vais décevoir tout le monde ce soir, non, ce n’était pas un doigt d’honneur… »
Résumons : l’image utilisée par « Quotidien » n’est pas concluante, les témoins de la scène disent n’avoir rien vu, et le principal intéressé dément. Le faisceau d’éléments est bien faible, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais saturer l’espace médiatique d’une nouvelle polémique absurde contre la gauche ne se refuse sous aucun prétexte : pas même celui du journalisme.
Jérémie Younes et Mathias Reymond