À l’image des nombreuses grèves qui ne bénéficient pas du moindre écho médiatique, d’autres réalités illustrant certains des aspects les plus conflictuels et les plus significatifs du monde du travail passent sous les radars. Ce fut le cas de la condamnation définitive du groupe Bouygues, en janvier 2021, pour recours à du travail dissimulé sur le chantier de l’EPR de Flamanville : un article dans Mediapart, un autre dans Le Canard Enchaîné et trois lignes dans Ouest-France [2]. Basta.
Le jugement aurait pourtant justifié une couverture de grande ampleur à de nombreux égards. Celui des faits incriminés, par exemple : rien de moins qu’une centaine d’accidents du travail non déclarés, et l’embauche illégale de 460 travailleurs roumains et polonais entre 2008 et 2012, qui, rappelle Mediapart, « ne disposaient d’aucune protection sociale », d’« aucun congé payé » « pour une majorité d’entre eux » et « pour certains », d’« aucun bulletin de paie ». Il est vrai qu’un des plus gros employeurs (et oligarque) du pays s’asseyant sur le droit du travail sur l’un des plus gros chantiers du pays, pour la construction d’un ouvrage aussi anodin qu’une centrale nucléaire ne correspond guère à la vision irénique du monde du travail que diffusent la plupart des journalistes – et pour cause.
Le journalisme social : une espèce médiatique en voie de disparition
La sociologie des journalistes – profession structurée, malgré de fortes disparités, par « une tendance forte à l’embourgeoisement [...], en particulier dans ses franges dominantes ou intermédiaires » [3]– est un facteur à même d’expliquer le désintérêt, la méconnaissance voire le mépris des professionnels des médias – et notamment des chefferies éditoriales – vis-à-vis des classes populaires et des métiers qu’elles exercent, relégués au bas de l’échelle sociale. L’évolution spécifique du profil personnel et professionnel des journalistes sociaux en est un autre. Dans l’étude qu’elle leur consacre, la politiste Sandrine Lévêque montre comment l’engagement militant (politique et syndical), résolument au côté du mouvement ouvrier, fut au début du XXe siècle un fondement intrinsèquement lié à leur légitimation en tant que « groupe » professionnel.
Puis, à mesure que « militantisme » et « référence au monde ouvrier » apparurent comme une « ressource dévaluée », et en écho aux « profonds changements » que connut la profession – notamment l’arrivée de professionnels « dotés d’un capital scolaire plus important que celui de leurs prédécesseurs » – ce profil (revendiqué comme tel) s’est dilué au profit d’un autre, plus « technicien » : « À la fin des années 1960 et au début des années 1970, ils abandonnent leur affichage militant et cherchent à mettre en scène [...] une nouvelle façade plus technicienne, et moins engagée. » « La définition des frontières internes du groupe passe désormais par une valorisation des savoirs experts. Le militantisme ou l’engagement syndical ou politique, principe fondateur de la légitimité à intervenir sur le social, apparaît désormais largement remis en cause et même dénoncé. » [4] Un processus qui s’achèvera dans les décennies 1980 et 1990, où seront alors mises en avant d’autres compétences professionnelles, reconnues comme plus légitimes, au premier rang desquelles la « rigueur » (vérifier et recouper ses informations) et la capacité à la « vulgarisation » (parler au plus grand nombre). Mais ces facteurs sociohistoriques n’expliquent pas tout.
Poser la question du traitement médiatique du travail et du social implique également de réfléchir aux formats que ces grands médias réservent à la question, et aux moyens – humains et financiers – dont ils dotent les services qui la prennent en charge. « Beaucoup de choses ont commencé à flancher quand l’économie et le social ont été dissociés, quand l’économie a pris le pas sur le social, en étant traitée de manière déconnectée, comme si ces deux champs étaient imperméables, avance Julien Brygo. C’est l’héritage de l’époque où l’on disait : "Il n’y a plus de classe sociale". L’époque où Jean-Marie Colombani, Alain Minc et Edwy Plenel ont amené les suppléments "Bourse", "Mon Argent", "Entreprise" dans les pages du Monde et qui constituaient une information dédiée au monde patronal. » Ce découpage consacre dès lors une vision patronale, au détriment des questions sociales et syndicales.
« On a beaucoup travaillé entre 82 et 85 et même jusqu’en 88 pour ouvrir les journalistes sociaux à l’économie, témoignait auprès de Sandrine Lévêque un ancien président de l’Ajis (Association des journalistes de l’information sociale), rédacteur social dans un quotidien économique. On a pensé qu’on ne pouvait pas traiter de l’information sociale uniquement dans sa spécificité sociale. On était tous formés à ça, parce qu’on venait de l’économie, de sciences po ou des facs de droit. On avait quand même comme point de départ une formation économique, alors on a essayé de faire comprendre aux journalistes sociaux qu’il fallait traiter les problèmes sociaux autrement qu’en terme de rapport de forces syndicat/patronat. Donc il fallait prendre en compte de nouvelles notions, la rentabilité, la productivité, etc. Ils l’ont très bien compris, tellement bien que le résultat a été que les journalistes sociaux ou dits sociaux ont très vite dérapé et n’ont plus traité que le caractère économique des conflits et du coup on a assisté à un retour en arrière : la rubrique sociale qui au début des années 1980 avait gagné une certaine autonomie dans les organes de presse a régressé. » Un recadrage « économique » de l’information sociale allant de pair, selon Sandrine Lévêque, avec la « diversification » des objets à traiter et leur « désyndicalisation » : en clair, les journalistes sociaux ont progressivement couvert des thématiques et des « actualités » de plus en plus nombreuses, en dehors de la vie des organisations syndicales. Une tendance qui, de toute évidence, n’a pas fini de faire des dégâts.
La rubrique « sociale » : variable d’ajustement des rédactions
En décembre 2020, le syndicat Sud alertait sur le démantèlement à venir du service d’informations sociales de l’AFP, soit la plus grande agence de presse française [5]. Vieille lubie de la direction, pièce maîtresse du « Contrat d’Objectifs et de Moyens (signé avec l’État) et du Plan Fries conduisant à des suppressions d’emplois [...] avec des objectifs essentiellement financiers et quantitatifs », une telle réorganisation de la rédaction aura des conséquences délétères sur le traitement de l’information. Elle est le résultat d’une « vision néolibérale de l’actualité sociale : l’englober, la faire disparaître dans l’économie. [...] Il s’agit de saupoudrer les huit nouveaux "pôles thématiques" de la rédaction d’une vague référence à la "vie sociale" des secteurs concernés, par petites touches et de manière éclatée. À titre d’exemple, les actualités sociales d’entreprises aussi importantes qu’Air France, Peugeot-Citroën ou la SNCF seront en théorie couvertes par le pôle "Planète" ».
Si le big bang n’a pas encore été mis à exécution à l’AFP, rien n’indique qu’il ne sera pas mené à « bien » après le déménagement de l’agence, prévu à l’horizon 2022. Et les craintes restent inchangées au sein d’un service très impacté par le télétravail, marqué par un fort turnover et bien maigrelet au vu de l’ampleur du champ qui lui incombe : quinze journalistes seulement – répartis en trois pôles (« Emploi », « Santé », « Entreprise et vie au travail ») – couvrant des thématiques aussi diverses que la vie des confédérations syndicales, l’emploi, les actualités du ministère du Travail, le système social et les « réformes » qui lui sont liées (assurance chômage, retraites, fonction publique, etc.) ainsi que de multiples secteurs d’activité allant de l’hôpital aux banques en passant par les télécoms, l’industrie, l’hôtellerie, les transports (aériens, ferroviaires, interurbains), etc.
Ainsi subordonnée, l’information sociale est en passe de devenir une variable d’ajustement traitée au rabais. « C’est une évidence qu’il convient de rappeler, poursuivait le syndicat Sud dans son communiqué. À l’annonce d’un "plan social" [par exemple], il est plus facile de faire parler le porte-parole d’une entreprise, dont c’est le métier et pour lequel il est formé, qu’une demi-douzaine de syndicalistes en train d’arpenter les couloirs pour annoncer la mauvaise nouvelle. » En d’autres termes, la précarisation du métier favorise et renforce les mécanismes de suivisme à l’égard des sources – déjà fort peu diversifiées dans certains médias – les plus disponibles, réactives, et rodées à la communication, soit les sources « institutionnelles », patronales et gouvernementales en particulier.
Dans une rubrique maltraitée de la sorte, il va de soi que les formats les plus ambitieux (et aussi les plus informatifs), comme le reportage au long cours et l’enquête sociale voient leur part réduite à bien peu de chose. Plus coûteux, ces formats sont en outre nettement moins adaptés aux diktats de l’instantanéité et de « l’actu à chaud », sacro-saint tempo des chaînes d’info ayant, au fil du temps, gangrené le rythme de la production médiatique dans son ensemble. Entre autres pratiques coûteuses et chronophages : garantir aux travailleurs – qui ne sont pas des professionnels de la parole publique – des conditions favorables de parole, et enquêter. « L’enquête sociale, ce n’est pas seulement d’aller faire des micro-trottoirs dans les manifs, tempête Julien Brygo. Les médias en général font ça très bien : montrer le désarroi des victimes, ça, ils adorent. "Est-ce que vous êtes tristes d’avoir perdu votre travail ?" "Est-ce que vous êtes triste d’être en burn-out ?" "Qu’est-ce que ça vous fait d’avoir perdu votre maison ?" On ne peut pas se contenter de ça. L’enquête sociale, c’est essayer de relier les dominants et les dominés, essayer de tisser un lien, parce qu’il y a un lien direct. Si les riches sont plus riches, c’est parce que les pauvres sont plus pauvres. La part de valeur ajoutée qui va aux salaires a diminué de 10 à 15 points tandis que la part de valeur ajoutée qui va aux actionnaires a augmenté de 10 à 15 points. C’est mathématique. »
Une oasis dans le désert
La presse sait encore parfois tirer son épingle du jeu. Outre les nombreux articles de Florence Aubenas pour Le Monde, à raison souvent remarqués, Libération se distinguait par exemple récemment avec une enquête à la Une du journal : « La révolte des forçats de l’agroalimentaire » (12 août). Six travailleurs racisés posaient face caméra devant le portail décrépi du hangar d’une exploitation de volailles, située dans les Côtes-d’Armor. Tous ramasseurs : un « maillon méconnu de l’élevage de volailles », un « travail harassant souvent effectué par des travailleurs étrangers voire sans papiers », dont certains sont exploités « dans des conditions proches de l’esclavage moderne ». Ainsi débutait une enquête longue de quatre pleines pages. Mettre ainsi la lumière sur un métier peu connu et sur les conditions de travail de travailleurs en situation d’extrême précarité n’arrive pas tous les quatre matins dans les grands médias, et encore moins « à la Une » [6].
Mais on ne saurait se satisfaire de quelques oasis dans le désert. Notamment dans l’audiovisuel, où le reportage et l’enquête sociale semblent avoir été tout bonnement anéantis. Sur France Inter, la direction a eu raison des principaux créneaux qui leur étaient réservés : l’émission « Comme un bruit qui court », qui avait succédé à « Là-bas si j’y suis », elle-même enterrée par Laurence Bloch en 2014, a été à son tour éjectée de l’antenne en 2019 par la même directrice, et ce malgré de bons chiffres d’audience [7]. À l’époque, la direction invoqua la nécessité de « renouveler l’antenne » avant de se trahir pour de bon : l’émission était « trop militante » [8]. « Quand les ouvriers s’expriment, c’est trop militant. Mais quand les patrons parlent, on appelle cela de l’économie » disait d’un trait la réalisatrice Jocelyne Lemaire-Darnaud après que son documentaire sur des ouvriers de Michelin, « Paroles de Bibs » (2001), « a été refusé par Canal +, [...] le CNC, la SCAM et ARTE, au prétexte qu’il était "trop militant". » [9]
Il ne viendrait en effet jamais à l’idée d’une sommité médiatique de qualifier la parole patronale de « militante », encore moins de remettre en cause le poids qu’elle occupe dans les productions médiatiques sur le social. Et pourtant…
À suivre : Des émissions « éco » aux magazines « bien-être » : comment dépolitiser le travail (partie 3).
(Re)lire la partie 1 : Autour de la surreprésentation des cadres dans les médias au détriment des ouvriers, et de la relégation médiatique de la parole ouvrière.
Pauline Perrenot et Sophie Eustache