Pas de dépêche AFP, pas d’information ? C’est une des leçons que l’on peut (une nouvelle fois) tirer du silence médiatique autour de la condamnation de Bouygues pour recours à du travail dissimulé sur le chantier de l’EPR de Flamanville.
Succinct rappel des faits : le 12 janvier, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de l’entreprise, confirmant ainsi le jugement de la Cour d’appel de Caen de mars 2017, qui faisait lui-même suite à la condamnation en première instance de Bouygues par le tribunal correctionnel de Cherbourg, en juillet 2015 [1]…
Dans un article couvrant l’issue finale de ce procès, Mediapart (14/01) rappelle que par l’intermédiaire de deux entreprises « satellites » sous-traitantes, « Bouygues avait employé en toute illégalité au moins 460 travailleurs roumains et polonais entre 2008 et 2012 sur ce chantier du réacteur nouvelle génération, primordial pour EDF (propriétaire du site) et Areva (qui en assure la construction). » L’article revient également sur « la cruauté des conditions de travail des forçats du BTP employés à Flamanville, où une centaine d’accidents du travail n’ont pas été déclarés ». Ouvriers qui « ne disposaient d’aucune protection sociale », d’ « aucun congé payé » « pour une majorité d’entre eux » et « pour certains », d’ « aucun bulletin de paie ».
Si les amendes (29 950 euros !) sont dérisoires pour le géant du CAC40, a fortiori quand « l’État estime avoir perdu au bas mot entre 10 et 12 millions d’euros de cotisations sociales non versées » [2], l’ancien directeur du Travail Hervé Guichaoua souligne l’importance pratique et symbolique de cette (nouvelle) condamnation :
L’arrêt de la Cour de cassation constitue également une des très rares décisions de condamnation rendues à ce jour à l’égard d’entreprises françaises pour recours à une fausse prestation de services internationale, associée à de la fraude au détachement. [3]
Ce que relève également Mediapart :
La fraude au détachement constatée sur le chantier de Flamanville est la plus importante des infractions de ce type relevée en France par son ampleur, son opacité et son préjudice financier pour l’État. Cette condamnation définitive a donc une portée symbolique non négligeable.
Silence des grands médias
Voilà qui aurait pu motiver une couverture médiatique substantielle. Sans compter le volet « actualité » (critère si cher aux journalistes) que ne manque pas de cocher cette décision de justice, tant les informations sur le fiasco de Flamanville nourrissent, mois après mois, un « feuilleton » sans cesse renouvelé [4]...
Mais coupons court au suspense : ce ne fut pas le cas. L’article de Mediapart précédemment cité constitue même (et à notre connaissance)… la seule source d’information étoffée (parmi les grands médias) sur cette affaire. À une petite exception près : le 17 janvier, on trouve bien la trace de la décision de justice sur le site de Ouest France (et le lendemain dans le journal papier), mais dans une brève dépassant à peine les 1000 signes. De là à parler d’information…
Ailleurs, c’est le désert [5].
Étonnant de la part de la PQR, qui se distingue d’ordinaire par un suivi (relatif) de « l’actualité » autour de l’EPR de Flamanville. La Presse de la Manche par exemple : du 12 au 19 janvier (soit la semaine ayant suivi la condamnation), le quotidien a publié au moins cinq articles/filets relatant pêle-mêle une grève des agents de sécurité (13/11 et 16/11), les tractations de la région Normandie pour « la construction de deux nouveaux réacteurs de nouvelle génération EPR 2 » (19/01) et un « nouvel incident » dans la centrale de Flamanville (16/11). Rien, en revanche, sur la condamnation définitive de Bouygues. Rien non plus sur le site de Paris-Normandie.
Même silence du côté des rédactions nationales : sur les quatre principaux quotidiens français, aucun ne fait état de la décision de justice. Pourtant, on ne peut pas dire que l’actualité du groupe Bouygues passe habituellement sous les radars : sur le site du Figaro par exemple, entre les 12 et 20 janvier (et sans compter les « actualités » concernant TF1), on compte au moins une dépêche AFP, trois de l’Agence Option Finance – « trait d’union entre les entreprises et la communauté financière depuis plus de 20 ans » dixit elle-même – et trois articles signés de journalistes de la rédaction/chargés de comm’ du groupe Bouygues (voir en annexe).
Le fait que l’AFP n’ait fait paraître aucune dépêche à l’issue du procès est une des hypothèses les plus à même d’expliquer le silence des médias. Ce qui ne rend pas ce silence « rassurant » pour autant : si la dépendance des rédactions nationales à l’agenda de l’AFP n’est évidemment pas nouvelle, l’exemple de ce trou noir médiatique nous rappelle au déficit criant de diversité – touchant en premier lieu les sources, mais évidemment aussi les angles et la hiérarchie de l’information – à l’œuvre dans cet écosystème. Et, en l’occurrence, au fort « pouvoir d’occultation » dont disposent les médias – relativement uniformes – qui le composent.
D’autant que le contre-exemple est frappant : en mars 2017, au moment de la condamnation en appel de Bouygues dans cette affaire, l’AFP publiait une dépêche qui était alors instantanément reprise (ou remaniée), entre autres sur France Info, Le Monde, Les Échos, France Bleu, Sud Ouest, ou encore Capital.
L’AFP avait-elle cette fois-ci d’autres chats à fouetter ? En tout cas, le jour du verdict de la Cour de cassation, elle préférait donner de l’écho à la filiale américaine de Bouygues, qui communiquait tambour battant sur le fait d’avoir décroché un contrat à 256 millions d’euros…
Évidemment, l’AFP est loin de porter l’entière responsabilité de cette « non-information » : pas plus autonomes, les autres rédactions ont fait abstraction de cette dernière étape du procès, que ce soit par indifférence, lassitude, désintérêt ou probablement plus encore… par ignorance [6]. D’où la nécessité de services d’information sociale indépendants, dotés de moyens conséquents, et de journalistes spécialisés qui soient branchés sur d’autres canaux que celui de la communication d’entreprise, du ministère de l’Économie ou du Travail... Un chemin qui, au demeurant, n’est pas vraiment celui qu’emprunte actuellement l’AFP, dont la direction semble plus occupée à démanteler le pôle d’informations sociales... qu’à le renforcer.
Et du côté de l’audiovisuel Bouygues ?
S’il est difficile d’assurer une exhaustivité des recensions dans l’audiovisuel, l’issue du procès n’a pas semblé y faire les gros titres. En particulier sur les chaînes possédées par Bouygues, qui ne s’étaient pas non plus bousculées pour rapporter les premiers manquements graves constatés sur ce chantier en mai 2008, et qui, depuis, veillent consciencieusement à ne jamais mordre la main qui les nourrit [7].
À moins que… Le 18 janvier, soit quatre jours après le verdict, l’émission « Quotidien » (TMC, propriété de Bouygues) recevait le PDG d’EDF. Un invité non étranger à l’affaire de l’EPR, puisque, comme le rappelaient Les Échos en 2017, « Bouygues Travaux Publics (TP) [était] en charge pour le compte d’EDF de la construction de Flamanville ». Et bien qu’EDF n’ait jamais été poursuivi dans cette affaire, il est « difficilement concevable que ces entreprises [EDF et Areva] aient été dans l’ignorance totale de ce qu’il se passait sur ce chantier crucial […]. » (Mediapart, 14/01)
Ainsi, aborder même brièvement la question de l’EPR de Flamanville n’aurait pas relevé du hors-sujet pour « Quotidien », et ce d’autant moins que le thème du nucléaire fut abordé au cours de l’émission. Mais patatras ! Une fois de plus, Yann Barthès n’a retenu de l’« info-tainment » que la seconde partie : beaucoup d’ « entertainment » et pas beaucoup d’ « info »… pour le plus grand confort de Jean-Bernard Lévy (PDG d’EDF) :
- L’électricité c’est quoi ? Si vous voulez dessiner, j’ai des feuilles et un stylo. [Le PDG s’essaiera effectivement à un petit dessin.]
- Quand on entend les mots « réacteur » et « nucléaire » j’ai peur, est-ce que j’ai tort ?
- Vous faites jamais de cauchemar à la Tchernobyl, à la Fukushima ?
Traumatisé, Jean-Bernard Lévy eut évidemment grand mal à dérouler son plan de communication : « Notre métier, nous chez EDF, c’est de faire en sorte que chacun puisse être tranquille parce que les choses sont bien gérées. » Quant à la « tranquillité » de centaines de travailleurs non déclarés, « payés environ 950 euros pour 6 jours de travail par semaine » [8], elle ne relève pas du « cahier des charges » d’un patron millionnaire. Ni, visiblement, de celui d’un journaliste.
Le silence autour de la condamnation pour travail dissimulé de la principale entreprise de BTP française nous raconte beaucoup du paysage médiatique dominant. De la marginalisation de l’enquête sociale, de la dépendance des grands médias à l’agenda de l’AFP, du pouvoir d’occultation qu’ils exercent à sens unique et du mimétisme qui les animent : en définitive, ce qui est abordé par l’un peut être traité sans exception par les autres… comme ce qui est ignoré. L’information sociale fait bien sûr les frais d’un tel fonctionnement, en plus de s’attirer l’indifférence des rédactions : à l’exception de celle de Mediapart, aucune n’a visiblement jugé bon d’assurer le suivi (autonome et spécialisé) d’une affaire qui n’a pourtant rien d’anodin, en prise directe avec l’actualité de Flamanville. Et lorsque des patrons impliqués de près ou de loin sont conviés sur les plateaux, les stars de l’info prennent grand soin de ne pas mettre le doigt (ni près, ni loin) sur un sujet qui fâche. Bref : voilà un épisode à ajouter au glorieux tableau de chasse de notre « contre-pouvoir » !
Pauline Perrenot
Annexe : Le Figaro, chargé de comm’ de Bouygues ?
Si Le Figaro n’a pas jugé bon de relayer la condamnation de Bouygues, la rédaction se montre en revanche fort réactive face aux informations que lui transmet le groupe lui-même. Car les trois papiers concernant le groupe Bouygues, relevés sur le site entre le 12 et le 20 janvier, s’apparentent à de vrais dépliants publicitaires, relayant tantôt le « nouveau plan stratégique pour Bouygues Télécom » (sur lequel l’entreprise a communiqué le jour-même), tantôt une offre promotionnelle à destination des clients de la même filiale [9]… La ligne est claire : informer sur le sort de 460 travailleurs exploités ? Non. Informer sur les objectifs financiers d’une filiale de leur exploiteur ? Oui.