À mesure que les créneaux dédiés à l’enquête sociale se sont amenuisés, la question du travail a été en partie intégrée aux chroniques, émissions et interviews « éco ». De quoi d’emblée orienter le cadrage, a fortiori quand ces émissions invitent majoritairement des patrons.
France Info s’en est fait une spécialité. Nos études portant sur les intervenants de deux émissions économiques différentes [2] parviennent à la même conclusion : à en croire la rédaction, les « personnalités du monde de l’entreprise » à même de pouvoir « exprimer une vision économique » et « apporter un regard sur l’information économique » sont très majoritairement des PDG. Les salariés lambda sont par exemple inexistants dans l’émission « L’éco », présentée par Jean-Paul Chapel. Sur 75 interviews (août 2017-janv. 2018), on dénombrait pas moins de 41 invitations de chefs et cadres ’entreprise, représentants patronaux et acteurs du monde de la finance, pour seulement 3 dirigeants syndicaux. Du côté de « L’interview éco » (oct. 2017-janv. 2018), 38 des 47 interviews étaient accordées à des dirigeants d’entreprise et représentants patronaux, contre 3 à des syndicalistes.
Avec un tel panel, le message est clair : travailleurs, chômeurs et précaires sont mis hors-jeu. « Le parti pris patronal est systématique, renchérit Julien Brygo. En ce moment, beaucoup traitent et interrogent le phénomène de pénurie de main-d’œuvre dans la restauration ou parmi les chauffeurs routiers. "Comment vont faire ces pauvres patrons pour trouver de la main-d’œuvre à exploiter ? Pour pouvoir vendre leur production ?" Ça, c’est le biais permanent avec lequel les grands médias vont traiter l’information sociale. Mais les journalistes oublient quasi systématiquement une question : pourquoi ça fait vingt ans dans ce pays qu’on n’a pas augmenté les salaires ? Quelles sont les conditions de travail dans le bâtiment, dans la restauration ? Ce sont des millions de travailleurs qui sortent de là complètement essorés chaque année. Mais à aucun moment il ne va y avoir de réflexion sur ces conditions de travail. »
Au petit soin pour le patronat
Les journalistes sont au chevet du patronat, prêts à recueillir leurs lamentations : trop de « charges sociales » pour ces patrons qui « créent de l’emploi » et endossent tous les risques. Des risques que subissent les travailleurs, il n’est presque jamais question, alors que le nombre d’accidents du travail s’élève chaque année à plus de 650 000 (voir notre article « Silence, des ouvriers meurent » : autour du traitement médiatique des accidents du travail). Bien que les interviews passe-plats que nous évoquions ci-dessus aient le plus souvent un intérêt informatif très limité, elles attirent l’attention sur le phénomène de symbiose qui tend à rapprocher journalistes spécialisés (et professionnels des médias) des élites économiques (patrons et dirigeants du privé et du public, experts et communicants de tous poils).
En la matière, Radio France fait fort, qui organise chaque année des « rencontres économiques » où le monde des affaires a largement le dessus sur le monde du travail. Ainsi, en juillet 2020, dans les locaux mêmes de la radio publique, « 117 représentants d’entreprises du secteur privé (de l’industrie à la finance en passant par les start-ups) [étaient] présents, contre seulement 10 représentants de syndicats de salariés », pour débattre de l’orientation des politiques économiques [3]. Et comme chaque année, des dizaines de journalistes – services public et privé confondus – y ont servilement « animé » des débats.
Un mélange des genres qui égratigne un peu plus le mythe d’une profession « indépendante », celui d’un service public au service de l’intérêt général et qui, a contrario, consacre les chefs d’entreprise comme des interlocuteurs et des sources privilégiés des grands médias. Dès lors, rien d’étonnant à ce que France Info reconvertisse chaque année son émission « C’est mon boulot », dédiée à « l’actualité du monde du travail », en un événement patronal de premier plan, réunissant PDG et DRH de grandes entreprises, élus et ministre du Travail (voir l’encadré ci-dessous).
Enfin, notons que certaines chefferies éditoriales n’hésitent pas à passer un cap en devenant des intermédiaires explicites entre patronat et travailleurs. Depuis 2015, TF1 et Jean-Pierre Pernaut ont par exemple lancé l’opération annuelle « Une semaine pour l’emploi » : un partenariat entre Pôle Emploi et le JT de 13h, relayant des offres d’emploi sur un site dédié, qui se décline également dans une série de (publi)reportages concoctés par le service « Économie » et tout naturellement diffusés dans le JT : selon les dires mêmes de Pôle Emploi, « des reportages aux côtés de chefs d’entreprise, des articles sur les sites du groupe » [4]. En toute indépendance.
Du journalisme ? Une déclinaison moderne et tout aussi opaque, en tout cas, de ce que certains titres de presse proposaient déjà à leurs lecteurs à travers des pages « Emploi », comme celle du Figaro, qui se targue de proposer « des solutions clé en main pour les entreprises. Vous représentez une entreprise et vous souhaitez créer ou modifier votre page ? Vous voulez connaître nos solutions de recrutement et de marque employeur ? Contactez Figaro Emploi par téléphone [...] ou par email. »
Yoga du rire
Parallèlement aux émissions « éco » se sont également développés les reportages et magazines type « bien-être » ou « vie quotidienne », ayant à leur tour pris en charge des sujets liés au travail. Adossées au très à la mode « journalisme de solutions », ces émissions se sont multipliées sur les antennes à mesure que fleurissaient, dans les rayons des librairies, les ouvrages de développement personnel.
À défaut d’informer sur les conditions de travail, d’enquêter sur le monde social, sur l’entreprise et sur les systèmes de domination qui s’y jouent, les journalistes dépolitisent les enjeux en préconisant de travailler sur soi. Se faisant, partant, prescripteurs : de méditation pleine conscience plutôt que de syndicalisation, de yoga du rire [5] plutôt que de débrayage, et donc promoteurs de « solutions » individuelles, qui ne saperont ni les politiques patronales, ni l’ordre social.
À titre d’exemple, la question du burn-out pâtit trop souvent de tels cadrages. L’émission « Grand bien vous fasse » (France Inter) – caractéristique de ce « journalisme de solutions bien-être » que n’émeut pas le conflit d’intérêt [6] – en fait régulièrement la caricature. « Comment se sortir d’un burn-out ? » (sept. 2016) ; « Qu’est-ce que le burn-out parental ? » (janv. 2017) ; « Comment reconnaître un burn-out ? » (fév. 2021) sont les titres de trois émissions ayant majoritairement réunis psychologues, psychanalystes et coachs, en plus de deux psychosociologues et de journalistes du Point ou de Femme actuelle.
Bilan des courses : les politiques patronales ne font pas partie de l’équation. Jamais remises en cause de manière structurelle, elles sont passées sous silence, au profit de conseils individuels qui, dans le pire des cas, inversent la culpabilité en la pointant sur les salariés eux-mêmes : « À l’origine du burn-out, trop de travail, trop d’idéalisme, et trop d’investissement » ; « Pour sortir du burn-out : en parler. [...] Prendre le temps. Se recentrer sur soi. » [7].
Au fil des années, cette petite musique a infusé partout. Et la dépolitisation contamine bien au-delà des « magazines bien-être », jusqu’aux journaux d’information. « Après la victoire de la grève dans l’hôtel Ibis des Batignolles, un certain nombre de médias ont essayé de présenter cette victoire comme une victoire de femmes de chambre un peu isolées, non organisées, s’indigne Tiziri Kandi. C’est-à-dire en essayant d’écarter complétement la dimension syndicale. Et politique. Pour dire ça vulgairement : "C’est une bande de femmes, des mères courage, qui, toutes seules, sans le soutien de personne, par leur propre détermination, ont réussi arracher une victoire". Un journaliste de France Inter était dans cette posture-là au moment où il posait des questions dans son reportage. Or pour nous, comme pour les femmes de chambre de l’Ibis, il était important que cette victoire apparaisse comme une victoire syndicale. »
À suivre : Le rouleau compresseur libéral en toile de fond.
Pauline Perrenot et Sophie Eustache
- (Re)lire la partie 1 : Autour de la surreprésentation des cadres dans les médias au détriment des ouvriers, et de la relégation médiatique de la parole ouvrière.
- (Re)lire la partie 2 : Sur la place du journalisme social et des journalistes sociaux dans les rédactions.