Le 10 mai 2025, sous les projecteurs et la bande-son haletante de « Quelle époque ! » (France 2), Léa Salamé livre une introduction que tout étudiant en journalisme se devrait d’étudier pour mesurer la puissance de deux pouvoirs fondamentaux des médias : le pouvoir d’agenda et le pouvoir de consécration.
Léa Salamé : On en vient maintenant à un sujet qu’on ne pouvait pas ne pas traiter cette semaine. Deux femmes puissantes, deux femmes influentes ont pris la parole en fin de semaine. Deux femmes dont la voix compte en France et dans la communauté juive. Anne Sinclair et Delphine Horvilleur ont écrit chacune un texte fort alors que la situation n’a jamais été aussi critique à Gaza.
Cette mise en scène d’une actualité subitement présentée comme incontournable ne saurait faire oublier qu’à l’antenne de « Quelle époque ! », Gaza a surtout été un non-sujet, largement laissé hors-champ au cours des deux années passées. Aux arguties de la présentatrice affirmant « ne pas pouvoir ne pas traiter » le sujet en cette semaine de mai 2025, on opposera que la rédaction a très bien pu ne pas le traiter pendant de trop nombreux mois : à titre d’exemple, la précédente émission abordant Gaza remonte au 24 novembre 2024… soit 5 mois plus tôt.
« Les voix qui comptent »… et les distinctions sélectives
Que nous vaut cette soudaine préoccupation ? Deux textes publiés [1] respectivement par la journaliste Anne Sinclair et l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur, lesquelles ne sont pas en plateau ce jour-là. Leur médiatisation, confie Léa Salamé, s’explique du fait de la notoriété de leurs autrices, immédiatement qualifiées de « voix qui comptent en France et dans la communauté juive », et dont la parole est perçue, construite et légitimée comme un « événement » à part entière, d’une importance telle qu’il provoque un retour de Gaza à l’agenda après des mois de trou noir. Parcourir les précédentes émissions à la lumière d’un tel précepte nous renseigne donc sur les (rares) « voix qui ont compté » aux yeux de la rédaction, autant que sur les (nombreuses) voix qui à l’évidence ne comptent pour rien… et ont été par conséquent mises en sourdine. Sans surprise, le tableau général de l’émission se distingue par l’exclusion quasi systématique des collectifs, partis et personnalités qui, au cours des vingt mois précédents, ont porté avec constance les appels au cessez-le-feu, les recommandations des instances de la justice internationale, les demandes de sanctions contre Israël et les manifestations de solidarité concrète avec le peuple palestinien.
Sans doute leur parole était-elle moins digne d’intérêt que le « texte fort » des deux personnalités célébrées par Léa Salamé… Alors que nous disent-elles ?
Léa Salamé : Anne Sinclair a écrit sur son compte Instagram il y a deux jours : « Nous sommes meurtris, déchirés par l’action que mène le gouvernement israélien à Gaza. [Léa Salamé effectue ici une large coupe non signalée par rapport au texte originel, NDLR.] Les Juifs n’affament pas les enfants. Les Juifs ont trop souffert pour ne pas supporter qu’on fasse du mal en leur nom. » La rabbine Delphine Horvilleur a elle aussi pris la parole dans la revue Tenoua pour dire stop à la politique israélienne de Netanyahou. Je la cite : « C’est précisément par amour d’Israël que je parle aujourd’hui. Par la force de ce qui me relie à ce pays qui m’est si proche, et où vivent tant de mes proches [« prochains », dans le texte originel, NDLR]. Par la douleur de le voir s’égarer dans une déroute politique et une faillite morale. Par la tragédie endurée par les Gazaouis, et le traumatisme de toute une région. »
Par un savant procédé de sélection, Léa Salamé choisit de mettre en relief les propos qui, au sein des deux textes en question, sont susceptibles d’incarner au mieux la compassion morale des deux autrices à l’égard des Palestiniens de Gaza : un angle compatible avec le cadrage médiatique « humanitaire » de la question palestinienne tel que toléré à l’instant T, qui valut accessoirement à de nombreuses voix l’excommunication médiatique durant des mois après le 7 octobre 2023. Sauf que les deux autrices sont loin de ne dire que ça…
Anne Sinclair, notamment, écrit dès la deuxième phrase de son post Instagram que « la légitimité de cette guerre après le 7 octobre n’est pas à remettre en cause », tout en prenant un soin extrême à dédouaner l’État d’Israël, en pointant la « responsabilité absolue » du Hamas « pour le mal qu’il fait à la population palestinienne en la gardant en otage et en l’exposant à sa place aux bombes et à la guerre qu’il aurait pu arrêter », et en bornant ses critiques à la seule « forme des actions que mène l’armée israélienne à Gaza à la demande du gouvernement de Netanyahou ». Quant à Delphine Horvilleur, elle prend garde à ne jamais nommer, elle non plus, les crimes d’Israël pour ce qu’ils sont. Et pour cause, tant le cœur du texte ne porte pas tant sur le génocide en lui-même que sur son influence délétère sur le destin de l’État d’Israël, que Delphine Horvilleur « appel[le] à un sursaut de conscience ».
On voit donc combien ces deux textes en disent in fine beaucoup plus long que ce que Léa Salamé veut bien en montrer dans son introduction : par ses choix sélectifs confinant à une désinformation par omission, la présentatrice rend visible leur versant « humanitaire » pour mieux passer sous silence leur portée fondamentalement politique, laquelle non seulement ne contrevient en rien au récit médiatico-politique dominant édicté au lendemain du 7 octobre 2023, mais permet en outre d’en assurer la continuité acceptable sous une bannière « morale ».
Encenser les censeurs : à propos des « injonctions au silence »
Disqualifiées ou ignorées dans les médias les plus extrême droitiers assumant une ligne de soutien inconditionnel à l’État d’Israël – pour lesquels une « simple » compassion humanitaire à l’endroit des Palestiniens équivaut déjà à soutenir le Hamas… –, ces prises de position ont été très largement célébrées au sein des médias « respectables ». L’AFP publie une dépêche à succès sur « l’événement » ; Le Monde valorise ces « personnalités de la communauté juive française qui prennent position pour dénoncer la situation » (12/05) et le 9 mai, Libération publie coup sur coup deux articles pour applaudir le « réveil salutaire d’Anne Sinclair et Delphine Horvilleur » et mettre en valeur la première, qui « sort du silence pour dénoncer la "faillite morale d’Israël" ». Aucune critique substantielle ne leur est adressée, hormis « une faute intellectuelle » consistant, écrit Thomas Legrand… à avoir « laissé à LFI le monopole de la radicalité de la critique des crimes d’Israël à Gaza et en Cisjordanie ». Il fallait oser, a fortiori quand on mesure la « radicalité » des critiques en question [2]... « [Elles] considèrent avec effroi que l’État hébreu "s’égare dans une déroute politique et une faillite morale". On ne saurait mieux dire », les félicite également L’Obs (15/05). « [L]eur colère » fait couler de l’encre jusque dans les pages du Midi Libre et de L’Indépendant (12/05), tandis que de France Info à France Culture en passant par France Inter, les journaux d’information les mettent à l’agenda – et à l’honneur –, France Inter saluant « de nouvelles voix [qui] s’élèvent pour dénoncer la situation humanitaire à Gaza, des voix influentes au sein de la communauté juive en France », parmi lesquelles Delphine Horvilleur, dont la journaliste soutient qu’« elle sort du silence ». (Journal de 13h, 9/05). « Elle a, pendant de longs mois, choisi la retenue », insiste Le Point (9/05).
Un storytelling qui reprend mot pour mot celui des deux autrices, s’essayant elles-mêmes à justifier le « silence » qui aurait jusque-là caractérisé leur posture. « Nous nous sommes tus car l’antisémitisme qui gagne du terrain, sous couvert d’antisionisme, nous a contraints à faire bloc face à ceux qui nous insultent et crient leur haine du juif », déclare Anne Sinclair. « J’ai censuré mes mots face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite "ici" au nom d’une justice absente "là‐bas" », écrit Delphine Horvilleur, l’audace prenant un tour particulièrement cavalier lorsqu’elle explique avoir « ressenti souvent cette injonction au silence ».
Mais de quel « silence » parle-t-on ? Et à propos de quoi ? Dès le 25 octobre 2023 par exemple, Horvilleur n’hésitait pas à faire la Une de L’Obs aux côtés de Kamel Daoud, où elle s’épanchait dans un entretien-fleuve pour affirmer que « cette guerre contre le Hamas est légitime », dire son accablement de ne « pas trouv[er] de voix palestinienne en France pour dénoncer le Hamas », son dégoût face aux « positions indignes de La France insoumise et sa rhétorique qui nourrit l’antisémitisme », déclarer « qu’on adore les juifs qui souffrent […] [m]ais dès qu’ils ont une armée, dès qu’on imagine une souveraineté juive, dans sa moralité et son immoralité que crée toute souveraineté, tout à coup, c’est insupportable », ou encore théoriser, comme d’autres commentateurs le firent par la suite, qu’« humainement, ce n’est quand même pas la même chose de se poser la question des dérives d’une armée et le fait que des gens soient entrés, maison par maison, dans des familles pour trucider des bébés et violer des femmes ».
Un « silence » pour le moins bavard donc, qui préfigura de nombreuses interventions médiatiques au cours des mois suivants, des écrits dans la revue qu’elle dirige, la publication d’un essai (chez Grasset), mais aussi quelques campagnes de calomnie contre l’humoriste Blanche Gardin [3], « les féministes d’ultra-gauche » [4] et le mouvement de solidarité, ou encore des appels à « purger le Nouveau Front populaire » visant « des gens » au sein de LFI qui, « à commencer par son leader, à commencer par bon nombre de ses sbires », « utilisent un langage de l’antisémitisme » et « sont tout aussi dangereux [que le RN] », tous deux porteurs de « valeurs abjectes et haineuses » (BFM-TV, 20/06/2024).
Quant à Anne Sinclair, elle eut elle aussi moult occasions de « sortir du silence », notamment lors de son passage dans « C à vous » (France 5), le 29 avril 2024, où elle déployait toute sa ferveur pour discréditer les étudiants mobilisés à Sciences Po en soutien de la Palestine – coupables de « cécité », d’« ignorance absolue » et de « méconnaissance totale de la mémoire historique » – ; mettre en doute le bilan des morts à Gaza [5] ; et enjoindre de ne pas « [mettre] en équivalence à la fois le massacre d’une barbarie sauvage qui a eu lieu le 7 octobre et une guerre. C’est une guerre, elle est cruelle, elle est dure, elle est violente, on a le droit de dire "assez", oui, peut-être, mais on ne met pas les deux en parallèle ». Sans oublier de calomnier toute position politique contraire à la sienne :
- Anne Sinclair : L’antisionisme aujourd’hui est la forme moderne de l’antisémitisme.
- Patrick Cohen : Tous les antisionistes ?
- Anne Sinclair : Tous les antisionistes.
- Patrick Cohen : Tous ?
- Anne Sinclair : Tous.
Autant d’exemples qui ne sauraient donc faire oublier que si « injonctions au silence » il y eut autour de la question palestinienne, celles-ci furent en réalité infligées de façon systématique aux Palestiniens et à leurs soutiens (réels ou supposés), au fil d’une longue séquence de diabolisation [6] – toujours en cours.
Anne Sinclair et Delphine Horvilleur y ont pris toute leur part, de même que le dessinateur Joann Sfar, auteur lui aussi d’un post Instagram salué par la presse incitant à ne pas « se taire face aux déplacements de populations forcés et au nettoyage ethnique qu’annonce le ministre Smotrich » (8/05). Ceci après s’être « fait une spécialité de la diffusion de fausses nouvelles concernant les acteurs et actrices du mouvement de solidarité avec la Palestine » au cours des vingt mois précédents, mais également de grossières « approximations, contre-vérités et mensonges concernant l’histoire, l’actualité et les répercussions en France du conflit opposant Israël — et avant lui le mouvement sioniste — aux Palestiniens », ainsi que le détaille par le menu son portrait paru sur Blast.
Mais qu’importe aux grandes consciences du journalisme : « Il faut saluer cette prise de parole importante », décrète par exemple Thomas Legrand dans Libération (9/05) à propos de Delphine Horvilleur. Ainsi vont les bâtisseurs du discours dominant, et ainsi se construit son hégémonie : prescrire l’amnésie et sommer que l’on entende ces voix, ici et maintenant. Celles qui ont participé à étouffer les contre-courants minorisés. Celles dont on doit retenir le nom. Celles dont on fait pour cela les gros titres. Celles que « la raison » commande d’applaudir. Celles dont les grands pontes du journalisme « ne peuvent pas ne pas parler », quand il leur fut pourtant si facile d’en piétiner ou d’en ignorer tant d’autres. Loin d’avoir accompagné une quelconque « sortie du silence », cette séquence de médiatisation ne fait donc ni plus ni moins que consacrer les acteurs que les grandes rédactions consacraient déjà hier… sur le dos des acteurs qu’elles invisibilisaient ou stigmatisaient déjà hier, et dont la parole reste confisquée.
À ce titre, la marginalisation – ou la censure pure et simple – des personnalités juives et des collectifs juifs critiques d’Israël au cours des vingt mois qui ont précédé rendent d’autant plus problématique la référence médiatique constante à « la communauté juive » au cours de cette séquence. Dans la bouche de journalistes n’ayant eu de cesse d’accuser l’opposition politique de gauche d’une prétendue « essentialisation des juifs », une telle rhétorique ne manque décidemment pas de sel, tant elle laisse à penser qu’aucune voix juive n’avait jusqu’à présent critiqué Israël. Aucune voix juive… ou aucune voix juive telle que les tolère, à l’évidence, un espace médiatique qui ignore toute critique d’Israël jugée trop « radicale », l’assimile à de l’antisémitisme et exclut catégoriquement l’antisionisme du périmètre de l’acceptable et du dicible [7] ?
« Sauver l’âme d’Israël » : déviations et re-polarisation du débat public
Tout au long du mois de mai, à la faveur des mêmes angles morts et du même effet de consécration, cette séquence de médiatisation a pris de l’ampleur et s’est étendue à d’autres figures publiques. « Comment critiquer un État en guerre sans nourrir l’antisémitisme ambiant ? » s’interroge par exemple Le Figaro (27/05), qui titre sur « les tourments de la communauté juive française » en affichant les portraits de Delphine Horvilleur et de quatre hommes publics qui se sont distingués par leurs interventions constantes en défense de l’État d’Israël – le grand rabbin Haïm Korsia, au centre du visuel du Figaro ci-dessous, ayant par exemple déclaré sur BFM-TV (26/08/24) n’avoir « absolument pas à rougir de ce qu’Israël fait dans la façon de mener les combats » à Gaza, avant de poursuivre : « Tout le monde serait bien content qu’Israël finisse le boulot et qu’on puisse construire une paix enfin au Proche-Orient. » [8]. Quant au président du Crif, Yonathan Arfi, il suffit de parcourir son interview dans Le Parisien du 16 juin dernier – où il figure à la Une –, pour mesurer l’inflexibilité de son positionnement en « soutien à Israël dans son droit à se défendre face à des menaces existentielles ».

Pour caricatural qu’il soit, le cadrage du Figaro n’en reflète pas moins une certaine polarisation du débat public autour du « destin d’Israël », tant se sont multipliées à cette période les déclarations sensiblement identiques à celle de Delphine Horvilleur et d’Anne Sinclair, dont la presse s’est fait la (vaste) chambre d’écho. Le 8 mai, L’Express publie ainsi la tribune de l’historien Marc Knobel intitulée « Face à la radicalisation d’Israël, les juifs ne peuvent plus se taire », lequel sera également signataire d’un article sur le site de Bernard-Henri Lévy – « Prendre la parole juive dans la tempête : Gaza, le Hamas, Israël et la responsabilité de dire » (La Règle du jeu, 13/05) – avant d’être interviewé par La Croix : « Gaza : "Le danger est réel de voir s’approfondir une fracture dans le judaïsme" » (16/05). Entre-temps, La Tribune dimanche médiatise un collectifs d’intellectuels « révoltés par le sort fait aux Palestiniens, inquiets pour l’âme d’Israël » (11/05) –, dont l’appel trouve un large écho médiatique. Dans la même veine, Les Échos diffusent un texte du « géopolitologue » Dominique Moïsi – « Gaza : le suicide moral d’Israël » (16/05) – également très remarqué, et quelques jours plus tard (4/06), Le Monde publie une tribune de l’ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert [9]. Titrée « Israël commet bien des crimes de guerre à Gaza », il faut la lire en entier pour comprendre que l’appréciation ne vaut que « depuis quelques semaines » seulement : « J’ai toujours affirmé avec force, écrit-il, qu’Israël ne commettait pas de crimes de guerre à Gaza. Car si l’ampleur des pertes humaines était terrible, aucun responsable du gouvernement n’avait cependant donné l’ordre de s’en prendre aux civils de Gaza, sans discernement. » Des déclarations qui lui vaudront d’être interviewé dans la matinale de France Inter (10/06), à l’antenne de RFI et dans les pages du Dauphiné Libéré (11/06), mais aussi sur France 24 (12/06) ou dans L’Express (17/06).
Critiques du gouvernement israélien – quoique avec des nuances –, sensibles à la souffrance des Palestiniens de Gaza – quoique sur des registres différents –, ces prises de position ont en commun de reprendre la problématique à deux faces telle que la résumait Thomas Legrand dans Libération (9/05) : « Que faire pour que cesse le massacre et pour empêcher Netanyahou de continuer à dénaturer Israël ? » La première partie ne semblant jamais auto-suffisante, elle va toujours de pair avec la seconde, tantôt motivée par la crainte que se dégrade « l’image » d’Israël à l’international, tantôt que se « dénaturent » ce qui constituerait son « âme originelle » et « les promesses qui furent celles de ses pères fondateurs », selon les mots du rédacteur en chef de La Dépêche, Jean-Claude Souléry, auteur d’un éditorial exprimant le souhait de « retrouver enfin Israël dans le concert des nations » (27/05).
En pleine guerre génocidaire, alors que l’existence même d’une question nationale palestinienne est en jeu, ces prises de position réorientent pour partie – si ce n’est majoritairement – le cadrage du débat autour d’Israël – et d’une « menace existentielle » –, continuant de ce fait d’entretenir la déshumanisation des Palestiniens, la relégation de leur parole [10]... et l’invisibilisation de leur mémoire, en particulier celle du nettoyage ethnique de 1947-1949 – la Nakba [11]. Nombre de commentateurs ont en outre produit un nouveau discours « auto-justificateur » permettant de réhabiliter d’une pierre deux coups « l’âme d’Israël » et la continuité du récit dominant imposé au lendemain du 7 octobre 2023 : se jouerait actuellement à Gaza une « deuxième guerre » qui, contrairement à « la première », n’est pas légitime, témoigne de la « dérive » de dirigeants « fanatiques », et justifie désormais, et désormais seulement, que des voix protestent contre. Tous, cependant, ne s’accordent pas sur « le commencement » de cette « nouvelle guerre », la plupart évoquant mars 2025, après qu’Israël a rompu le « cessez-le-feu », là où d’autres l’inaugurent plutôt en mai 2025…
Les « deux guerres » de Gaza, ou la réécriture de l’histoire « en train de se faire »
« À partir de mars 2025, cette guerre n’est pas acceptable, n’est pas légitime dans l’État d’Israël », déclare ainsi l’ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert à l’antenne de France Inter, le 10 juin 2025, sans aucune autre réaction de la part de la journaliste Sonia Devillers… qu’un assentiment : « C’est mars 2025, le changement ? Mars 2025. » Et tant pis pour les plus de 48 500 morts, dont plus de 13 300 enfants, (officiellement) recensés à Gaza [12] à cette période, lesquels ont pu une nouvelle fois être qualifiés de simple « dégât collatéral » en toute quiétude à l’antenne de la matinale la plus écoutée de France.
Loin d’être l’apanage de l’ancien Premier ministre israélien, cette petite musique des « deux guerres » circulait déjà au sein des grands médias depuis plusieurs semaines. Le 26 mai sur France Culture, la sociologue Eva Illouz déclare par exemple face à Guillaume Erner que « continuer la guerre semble aujourd’hui complètement illégitime et injustifié. Et on passe aujourd’hui d’une guerre d’autodéfense à une guerre de conquête ». Aucune réaction du journaliste. Le lendemain dans Challenges (27/05), le responsable de l’édito « Monde » affirme que « cette guerre défensive et existentielle s’est transformée en une guerre de conquête sans objectifs clairs sur l’état final recherché pour cette terre ravagée et exsangue », le tout corroboré par une citation de l’historien (et ancien ambassadeur d’Israël en France) Elie Barnavi : « La guerre de Gaza montre qu’une guerre juste peut se transformer en une guerre injuste. »
Le même jour sur LCI (27/05), on ne s’étonne pas de trouver le trio Pujadas-Fourest-Elkrief en pleine représentation, bien décidé à véhiculer le mot d’ordre de cette réécriture de l’histoire. Introduisant la chronique de la journaliste de Franc-Tireur, David Pujadas parle à deux reprises de « cette deuxième guerre de Gaza », laquelle « suscite effectivement et de façon quasi unanime, cette fois, la révolte et l’indignation ». Insistant lourdement sur l’expression, Caroline Fourest affirme partager « l’émotion légitime contre cette deuxième guerre de Gaza », sans avancer la moindre date de son « déclenchement », et tout en la disant « beaucoup trop longue, beaucoup trop meurtrière et insupportable » ou en parlant d’une « riposte qui n’a que trop duré et qui doit cesser ». Contradiction quand tu nous tiens ! Ruth Elkrief, enfin, souhaite s’assurer que le message est bien passé : « Cette deuxième guerre de Gaza est inacceptable, inadmissible, elle doit s’arrêter et il y a en Israël même des personnalités très fortes qui ont jeté des pavés dans la mare en dénonçant y compris l’activité, parfois, de l’armée israélienne, dans certains cas. » « Dans certains cas ».
On continue avec Libération (14/06), où le politiste médiatique Denis Charbit soutient que « la guerre légitime a été absorbée par une autre guerre, une nouvelle guerre d’occupation, de récupération de territoire, et ça, on ne peut pas laisser faire ». Même tonalité au Figaro (27/05) – qui nous apprend que « si le conflit a débuté il y a plus d’un an et demi, […] il a récemment changé de nature, et pas seulement de degré » –, mais aussi à l’antenne de « C ce soir », où dans l’émission du 26 mai titrée « Israël : vers un isolement inédit ? », le philosophe Gérard Bensussan entonne le leitmotiv, sans contradiction là encore :
Gérard Bensussan : Au fond, il y a eu deux guerres de Gaza. […] La guerre menée à la fin du mois d’octobre 2023 est une guerre d’autodéfense, dont la légitimité ne paraît pas contestable, même si c’est une guerre atroce. […] La guerre qui a été entamée en mars [2025] est une guerre, une opération complétement erratique, sans but de guerre précisé. Et donc on a une sorte de fuite en avant de ce gouvernement, une fuite en avant criminelle, qui est condamnable.
Singulière par son ampleur et l’effet de légitimation qui auréole les tenants de la parole publique en présence – intellectuels, « experts » et journalistes –, cette séquence médiatique est un cas d’école d’une réécriture de l’histoire « en train de se faire ». Polarisant l’attention autour du « destin » ou de « l’âme d’Israël », installant le récit d’une « dérive » soudaine de la « guerre à Gaza », elle assure la continuité du cadrage dominant édicté au lendemain du 7 octobre 2023. Trois nouveaux mythes ont alors vu le jour : 1/ Des personnalités influentes au sein de « la communauté juive » « sortent du silence » ; 2/ témoignent d’un « réveil » ou d’un « revirement » à propos des événements à Gaza ; 3/ où se joue dorénavant une « deuxième guerre » qui, contrairement à « la première », n’est pas légitime. Reconduisant le (même) monopole de la parole, les chefferies médiatiques enfoncent le clou de l’écrasement symbolique du mouvement de solidarité avec la Palestine dans le débat public : après des mois de maccarthysme (toujours en cours), elles accompagnent un nouveau renversement dans lequel les légitimateurs d’hier sont aujourd’hui célébrés comme les opposants-phare d’une même guerre génocidaire. La co-production du récit dominant donne alors toute sa mesure, qui détient le privilège de dire où et quand il est souhaitable que cette dernière s’arrête, aujourd’hui plutôt qu’hier ; de décréter quels acteurs sont légitimes pour le faire ; de formuler le contexte acceptable au sein duquel son histoire peut être racontée, et quel doit en être le commencement ; de sélectionner les termes permis ou proscrits ; de déterminer quelle position politique peut être valorisée, et quelles autres seront vouées à patauger dans les marges. Pour avoir raison d’une telle domination symbolique, restera alors à la charge des courants contestataires de faire valoir leurs voix hors des grands médias, contre les grands médias, comme ils y sont contraints depuis près de deux ans.
Pauline Perrenot