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Israël-Palestine : « Le plus révoltant, c’est la différence de traitement »

par Alain Geneste , Blaise Magnin,

Entretien avec Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières et auteur (entre autres) de Guerres humanitaires ? Mensonges et intox (Textuel, 2018).

Acrimed : Pour commencer, est-ce que tu pourrais nous dire quelques mots sur la situation actuelle et sa couverture médiatique ?

Rony Brauman : Je peine à trouver les mots pour décrire la situation actuelle, en cette fin du mois d’avril. Israël a rompu la trêve, ce qui était attendu, car habituel, mais l’intensité des bombardements a surpris tout le monde : plus de 500 morts dès les premières heures, 1 500 en quelques jours, des milliers de blessés, c’était effarant. Les bombes d’une tonne que larguent les avions israéliens sont destinés à détruire des bunkers. À Gaza, elles sont lancées contre des habitations et des tentes, leurs éclats blessent et tuent à plus d’un kilomètre à la ronde, leur souffle projette les corps, elles sont terrifiantes, personne ne peut s’en protéger.

Gaza est transformé en charnier, des cadavres sont livrés aux chiens, plus de quinze mille enfants ont été tués, soit plus que dans toutes les guerres de ces dernières années prises dans leur ensemble, selon l’Unicef. L’événement récent le plus marquant, c’est l’embuscade qui a coûté la vie à quatorze secouristes palestiniens du Croissant-Rouge et de la Défense civile, et un membre de l’Unrwa. Ils ont été abattus de sang-froid, hors de tout affrontement, par les Israéliens, l’un d’eux a été retrouvé les mains liées dans le dos, tous ont été ensevelis à la hâte par un bulldozer de l’armée. Fait significatif : c’est la vidéo retrouvée sur un téléphone de l’un des secouristes, exhumé du charnier, qui a permis d’établir les faits et de démentir les allégations de l’armée selon lesquelles le convoi de véhicules roulait tous feux éteints, était menaçant, composé de terroristes du Hamas, etc. Cette tuerie et les bobards israéliens ont marqué les médias, me semble-t-il, et cela d’autant plus que la sauvagerie des attaques israéliennes est de plus en plus évidente, que l’intention de découper et réoccuper Gaza est clairement annoncée, que les tentatives de déporter la population se matérialisent sur le terrain. Il s’agit aujourd’hui clairement de terrifier, épuiser, décourager les Palestiniens, de sorte qu’ils n’envisagent plus du tout de rester. Je ne crois pas que le projet de vider Gaza de la majorité de sa population soit réalisable, mais il est évident qu’ils le tentent. Et par ailleurs, les bombardements continuent au Sud-Liban et en Syrie, le harcèlement des Palestiniens de Cisjordanie ne fait que s’étendre, bref l’hubris israélienne se déploie dans toute la région.

Je ne suis pas en mesure de fournir un avis autorisé sur la couverture médiatique, car je ne lis que quelques journaux, je ne regarde pas systématiquement les informations télévisées et n’ai donc qu’une vue très partielle du traitement de cette guerre par la presse. Mais il me semble qu’une différence doit être faite entre d’une part médias audiovisuels et presse écrite, d’autre part documentaires audiovisuels et plateaux de chaînes infos. Je trouve les reportages de terrain du Monde remarquables de précision, ils sont ma lecture quotidienne, de même que la rubrique CheckNews de Libé, que j’avais d’ailleurs découverte et appréciée au moment du Covid. Je lis également le quotidien Haaretz et +972, un site d’information israélo-palestinien remarquable, ainsi que Yaani et Orient XXI, deux sites francophones que je recommande chaudement.


Mais pourquoi, en dehors des journaux que tu cites, y a-t-il une telle déshumanisation et une telle dépolitisation de l’information ? Et puis une troisième chose qui est sidérante, c’est la déshistoricisation avec, depuis un an et demi, un cadrage médiatique qui fait comme si ce conflit colonial vieux d’un siècle avait commencé le 7 octobre 2023. À ce propos, tu as enseigné à Sciences Po, établissement par lequel sont passés nombre de journalistes, que ce soit à Paris ou en province, et en principe ils y ont reçu des enseignements substantiels sur cette question, sur cette région, sur son histoire, ça fait partie du cursus.

J’ai effectivement longtemps enseigné à Sciences Po, mais je n’y ai pas étudié, et ne suis donc pas en mesure de me prononcer sur la formation de ces journalistes. Notons tout de même que les étudiants de Sciences Po se sont activement mobilisés, notamment à Paris et Strasbourg, mais aussi dans de nombreux autres IEP. Les supporters d’Israël n’ont d’ailleurs pas eu de mots assez durs pour critiquer ces mobilisations étudiantes, répandre sur leurs leaders le soupçon d’antisémitisme, déplorer leur ignorance de l’histoire etc. Ce sont eux, les générations antérieures, qui ont ainsi étalé leur ignorance, en reprenant à leur compte le roman national israélien, celui d’un peuple revenant à l’existence sur sa terre après un long exil, vivant dans le respect du droit, recherchant la paix bien qu’entourée d’ennemis mortels. Combien de fois a-t-on entendu évoquer Israël comme « seule-démocratie-du-Proche-Orient » afin de souligner l’évidence du soutien que lui doivent les démocraties européennes ?

Je suis d’ailleurs frappé par le contraste entre cet Israël rêvé et l’Israël réel d’aujourd’hui. Il faut se rappeler ce qu’était l’image d’Israël dans les années 1970, à l’époque où ces journalistes, qui aujourd’hui dominent professionnellement le monde des médias, étaient étudiants. Israël était le pays des survivants de la Shoah et des kibboutz, un pays de pionniers faisant fleurir le désert, un modèle de socialisme démocratique. J’ai plusieurs copains non-juifs, sans aucune relation directe avec le monde juif, qui ont passé du temps au kibboutz dans les années 1970, attirés par cette image aujourd’hui largement révolue. Une immense sympathie les poussait vers Israël. En gros, à part les Palestiniens, à peu près tout le monde soutenait Israël à cette époque. La guerre des Six Jours de juin 1967 n’avait fait qu’ajouter de l’attraction pour le pays qui avait proprement neutralisé en un temps record les armées arabes coalisées, et personne n’avait prêté attention au déplacement forcé de 300 000 Palestiniens, deuxième « Nakba » cachée derrière cette attaque éclair se faisant passer avec succès pour une guerre de légitime défense. Rendons ici hommage à de Gaulle, qui ne s’était pas laissé berner par le discours israélien, avait décrété un embargo sur les armes, et surtout lucidement prévu les conséquences de l’occupation de la Cisjordanie.

Mais je reviens à la question sur la déshumanisation. Je pense que la raison en est évidente : la colonisation. On ne colonise pas des égaux, mais des inférieurs, et cette différence de statut est entérinée, authentifiée si j’ose dire, par la qualification de démocratie accordée à Israël. Je reviens sur ce point parce qu’il est essentiel : les démocraties doivent se soutenir entre elles, donc soutenir Israël, pointe avancée des démocraties en guerre contre le terrorisme. Exit l’occupation, l’apartheid, les vols de terres, les expulsions arbitraires, la torture légalisée, le blocus de Gaza, les milliers de morts des diverses offensives ! Ce petit pays se défend contre une « menace existentielle », que seule la force brute peut stopper. Une « villa dans la jungle », disait Ehud Barak, alors Premier ministre. Voilà comment on « déshistoricise », on disqualifie, on déshumanise. Ceux qui résistent à l’occupation coloniale sont des terroristes, et pas n’importe lesquels : des tueurs de juifs, des nazis d’aujourd’hui, comme l’indiquent les nombreuses références à la Shoah. Dans ces conditions, de plus, chaque épisode apparaît comme sui generis. Seule continuité, celle de la légitime défense contre des ennemis du genre humain.


Mais ça n’a pas toujours été le cas, pourtant, ou pas à ce point-là. Après l’assassinat de Mohammed Al Dura, un enfant de 12 ans, par l’armée israélienne en 2000, qui avait été filmé en direct par France 2, la polémique avait duré des semaines, des mois.

Des années.


Voilà. On a tous les images en tête. On ne parle « que d’un mort » et il y avait eu des années de polémiques, de discussions, de débats. Donc on a quand même l’impression qu’à l’époque, la vie des Palestiniens avait plus de poids qu’aujourd’hui dans les médias.

Ce n’était pas juste un mort, c’était une scène visuelle dramatique. Une équipe d’Antenne 2 avait filmé la scène en direct, et la propagande ne pouvait rien contre ces images d’un père en train de protéger son enfant contre une rafale de balles. Cet enfant il avait un nom, un visage, personne ne pouvait être indifférent à l’effroi, la panique, au courage du père et à l’angoisse de l’enfant. Cela étant dit, rappelez-vous ce que le père du petit Mohammed Al Dura a enduré. Il a dû prouver qu’il avait été lui-même grièvement blessé. Il a dû se mettre à moitié nu devant des caméras pour montrer ses cicatrices de blessures par balle. Le traitement qui lui a été réservé était ignoble, une longue campagne a suivi, visant à faire croire qu’il s’agissait d’une mise en scène du Hamas. Notons que le principal animateur français de cette campagne de désinformation de l’époque, Philippe Karsenty, est aujourd’hui porte-parole du comité Trump en France.


Mais pour en revenir à la phase actuelle de la guerre, des cas comme celui-ci, et bien pires encore, il y en a des dizaines chaque jour, depuis 18 mois. Et ça dans un silence quasi total des grands médias. Qu’est-ce qui a changé à ce point en 25 ans ?

Je pense que le thème du terrorisme international s’est imposé comme jamais auparavant et qu’Israël a su en tirer le parti maximum. Rappelons-nous Netanyahou déclarant, après le 11 septembre, qu’Israël avait son Ben Laden, sous le nom d’Arafat, puis il y a eu Daesh, les attentats djihadistes en Europe, et notamment en France. La grande réussite de la propagande israélienne est d’être arrivée à transformer la domination et la répression coloniale en légitime défense. Je précise qu’en disant cela, je n’élude pas le caractère criminel de l’attaque du 7 octobre contre les kibboutz et la fête techno, « sans excuse mais pas sans cause » comme l’a bien résumé le député Jean-Louis Bourlanges.

Pour les défenseurs d’Israël, tout commence ce jour-là et c’est ce qui permet d’invoquer la légitime défense pour l’occupant, et de révoquer la légitime résistance pour l’occupé. Tout allait bien, comme une soirée de concert au Bataclan, et voici qu’une bande de sauvages se livre à un carnage, une « mini-Shoah » comme l’ont dit certains. Israël incarne dès lors les forces de la lumière contre les forces des ténèbres, la démocratie contre la terreur et ainsi de suite.


Oui, d’ailleurs, en préparant cet entretien, nous avons retrouvé un débat sur la question palestinienne publié dans Causeur en septembre 2014, donc juste avant le début des attentats, animé par Élisabeth Lévy et qui t’avait opposé à Alain Finkielkraut. Et il y avait une discussion possible, avec un réel échange d’arguments. Or, on a l’impression que quelques mois plus tard, après les attentats de Paris en 2015 et plus encore depuis le 7 octobre 2023, évidemment, ce débat aurait été impossible.

En effet, ce serait impossible aujourd’hui. Je ne pense pas m’être radicalisé entre temps. Ce sont Israël et ses soutiens qui se sont radicalisés à droite, suivant d’ailleurs en cela une tendance observable dans une bonne partie du monde, y compris en Europe. Je pense à Orban, Meloni, Poutine, Trump, Milei et bien d’autres… Cette dérive radicale date du début du millénaire sous le parrainage conjoint d’Al Qaida et des néocons. En tout cas, j’avais en effet été contacté par Élisabeth Lévy, qui était alors une libérale, gardant une certaine distance avec ses propres convictions et ouverte à la contradiction. Elle a bien changé depuis… C’est à son initiative qu’a été fait le livre de conversations avec Alain Finkielkraut, paru sous le titre La Discorde. Israël-Palestine, les Juifs, la France. La confection de ce livre a pris trois ans, ça n’a pas été un chemin de roses, mais il a été possible. L’air du temps était moins suffocant, semble-t-il.


Il y a un rétrécissement du débat public. Maintenant, on en arriverait presque au point où critiquer Netanyahou, ce serait être antisémite.

C’est vrai pour certains, les plus énervés, pour qui toute critique d’Israël et de ses dirigeants est au minimum suspecte, mais ça n’est pas le cas général. Je constate que la critique de Netanyahou est bien souvent mise au service de la défense d’Israël : les manifs contre « Bibi » et sa réforme de la justice, son mépris de la vie des otages, et même la brutalité excessive de la guerre de Gaza sont mis en avant comme preuves de la vitalité démocratique d’Israël. Dans le même temps, on instruit le procès des défenseurs des Palestiniens, a priori suspects d’antisémitisme, sommés de qualifier le Hamas d’organisation terroriste faute de quoi on en est le complice, on retourne les qualifications d’apartheid et de génocide en indices, voire en preuves d’hostilité anti-juive, et on s’acquitte de son devoir d’humanité en déplorant les morts d’innocents à Gaza.

Le « on », ici ce sont les signataires de tribunes se plaignant de la solitude des juifs de France, d’une explosion des actes antijuifs dans le pays qu’ignoreraient les propalestiniens. Je n’éprouve aucune indulgence pour les imbéciles qui s’en prennent à des rabbins dans la rue ou agressent des supposés juifs au nom de la cause palestinienne. Mais je n’ai pas plus d’indulgence pour tous ceux, ces « on » que je viens d’évoquer, qui font mine d’ignorer que les institutions juives ayant pignon sur rue entretiennent délibérément la confusion entre juifs, sionistes et Israéliens tout en contestant cette confusion lorsqu’elle provient de leurs ennemis. Les horreurs proférées sur le plateau de la télévision i24News ou de Radio J vaudraient à leurs auteurs une condamnation pour apologie de crimes contre l’humanité si elles provenaient de l’autre camp. Exemple caractéristique : on peut appeler à boycotter et sanctionner n’importe quel pays dans le monde – et l’on ne s’en prive pas –, sauf un et un seul, Israël.

Je reviens à la question de la démocratie israélienne, mise en danger par Netanyahou avec sa réforme de la justice. Certes, des centaines de milliers d’Israéliens se sont mobilisés pour protester contre cette réforme, et pour protéger la Cour suprême, garante nous dit-on du caractère démocratique de ce pays. C’est oublier qu’il s’agit de défendre la démocratie pour les juifs israéliens, pas pour les millions de Palestiniens qui vivent sous juridiction israélienne. Bien au contraire, la Cour suprême a validé l’appropriation coloniale des terres en Cisjordanie, et ne donne quasi aucune suite aux plaintes déposées par les Palestiniens. On peut certes trouver plus sympas les Israéliens qui manifestent contre Bibi que leurs opposants pro-Bibi, mais ma sympathie pour eux trouve sa limite dans cette mise à l’écart par les protestataires de la question coloniale, alors que c’est le problème central du pays. D’ailleurs, les 29 Palestiniens morts sous la torture dans les geôles de Sde Teiman et Ofer, sont largement ignorés des manifestants et de la Cour suprême. La brutalisation de la société israélienne induite par la colonisation est, de plus, un poison terrible, dont elle ne se remettra pas, j’en ai la conviction. La société israélienne se condamne à être de plus en plus violente, car les exactions et abus constants de pouvoir commis par les soldats dans les territoires occupés débordent inévitablement sur la société israélienne elle-même.


Tout ce que tu nous expliques là, on ne l’entend quasiment jamais dans les médias dominants. Tu as été invité à t’exprimer au début, juste après le 7 octobre, et puis on a l’impression que c’est de moins en moins fréquent. Comment ça s’est passé ?

J’ai participé à plusieurs émissions dans les 3-4 semaines qui ont suivi le 7 octobre, puis les invitations se sont raréfiées jusqu’à devenir quasi-inexistantes. C’est d’autant plus frappant qu’en septembre 2023, j’ai eu de nombreuses occasions de m’exprimer sur diverses chaînes radio et télé à l’occasion du tremblement de terre de Marrakech et des tensions diplomatiques franco-marocaines que cette catastrophe a révélées. Puis arrive le 7 octobre, je reçois quelques invitations, puis presque plus rien. Je suis sans doute persona non grata sur quelques chaînes, notamment France Inter, mais je ne sais pas trop comment interpréter cela, car après tout, je n’ai jamais eu mon rond de serviette dans les médias. Comment interpréter le fait que « C ce soir » m’a invité 5 ou 6 fois en quelques mois, et « désinvité » à chaque fois ? Il y a pourtant des gens dont je me sens proche qui s’y expriment, on y voit des débats pluralistes, mais je n’y suis pas convié, ou plutôt j’en suis exclu après y avoir été convié.

Cela me rappelle une « désinvitation » ancienne mais éloquente. C’était à « Complément d’enquête », qui venait d’être repris par Nicolas Poincaré. C’était en 2014, si je me souviens bien. L’émission devait comporter trois reportages : l’un sur une famille juive française ayant émigré en Israël, l’autre sur une agression antisémite à Sarcelles et le troisième sur un club de krav-maga où s’entraînaient des fachos sionistes tenant des propos racistes violents. C’est ce reportage que je suis invité à commenter. L’équipe est venue chez moi voir les lieux pour installer les deux fauteuils rouges habituels, le reportage m’avait été communiqué pour que je puisse le visionner auparavant, car je n’étais pas en direct. Mais je reçois la veille de l’enregistrement un appel de la rédaction m’informant que, finalement, l’angle a été changé (c’est la formule consacrée, je peux en témoigner), que c’est finalement un politique qui commentera ce reportage. J’en prends acte, ça m’arrangeait plutôt car j’avais cours à Sciences Po le même jour, et je n’en demande pas plus. Je regarde le soir-même l’émission (je signale en passant que les trois reportages étaient excellents), et découvre que le « politique » qui m’a remplacé n’était autre que Bernard-Henri Lévy… Et un BHL, qui plus est, qui n’a pas eu un mot de critique ou de recul face aux discours d’extrémistes, de racistes violents qui parlaient « cash », sans fard. Je suppose qu’il a appris que j’étais invité et a fait pression pour me sortir et me remplacer. J’ai eu l’occasion de demander à Poincaré, bien plus tard, comment et pourquoi j’avais été décommandé si grossièrement. Il m’a dit que lors d’une réunion de la société de production de l’émission, quelqu’un aurait dit que j’étais trop « controversé ». C’est le mot employé. J’en déduis que pour ces gens-là, critique d’Israël = controversé = suspect.

Pour en revenir à l’après 7 octobre, je suis invité par LCI deux fois au début. Une fois en visio depuis chez moi, qui a été un cauchemar, car je ne pouvais que contempler les élucubrations d’Arno Klarsfeld en train d’expliquer, sans contradicteur, qu’Israël a toujours voulu la paix, sans trouver en face de partenaire. J’ai pu finalement réagir brièvement et de manière décalée, grâce à la technicienne qui mettait en place le duplex depuis mon domicile et qui était outrée de me voir réduit au silence. Peu de temps après, Pujadas m’a invité et j’ai bénéficié d’un créneau de quelque 10 minutes dans un long plateau de 3 heures entièrement pro-israélien. Mais on peut dire des choses en 10 minutes. Pujadas me demande en substance si je qualifie le Hamas de groupe terroriste et si je fais la différence entre les massacres horribles du 7 octobre et le fait de tuer involontairement des innocents, ce qui est certes malheureux mais d’une autre nature. J’ai répondu qu’on était loin de quelques dégâts causés par la difficulté de tirer avec précision, qu’il s’agissait d’une guerre contre les Palestiniens et pas contre le seul Hamas et j’ai refusé de qualifier le Hamas de terroriste, trouvant cela extrêmement réducteur par rapport à ce qu’est le Hamas en tant que mouvement politique. J’ai ajouté que l’attaque du 7 octobre était terroriste, si on définissait le terrorisme par le fait d’attaquer des civils en vue d’un résultat politique. Et j’ai fait remarquer que, dans ce cas, l’armée israélienne devait alors également être qualifiée d’organisation terroriste. Les autres participants étaient offusqués. D’autant plus quand j’ai dit qu’ils étaient la voix d’Israël sur ce plateau, en reproduisant tous les thèmes de la propagande israélienne, à l’exception, je dois dire, d’Antoine Basbous, le seul à rappeler qu’il y avait des êtres humains sous le tapis de bombes israéliennes, ce que les autres semblaient avoir totalement oublié. En tout cas, il semble que j’ai signé mon OQTF médiatique ce soir-là !


Finalement la plupart de ceux qui disent des choses comparables semblent mis sur liste noire… Sylvain Cypel ? Blacklisté. Tsedek ? Blacklisté. Alain Gresh ? Blacklisté, etc.

En effet. Ça ne m’étonne pas pour Tsedek, car la gauche radicale n’a quasiment aucun accès aux médias mainstream. C’est beaucoup plus frappant pour Alain Gresh et Sylvain Cypel, experts reconnus du Proche-Orient et d’Israël. Tous les deux ont été rédacteurs en chef (Monde Diplo et Le Monde), ont écrit des livres – excellents – sur la question et sont en effet blacklistés. C’est scandaleux.


La dernière fois que l’on t’a vu, c’était sur France 24.

France 24, comme RFI d’ailleurs, est bien plus ouvert que le reste des chaînes publiques, du fait de sa vocation internationale. J’ai eu 25 minutes pour m’exprimer, face à une journaliste qui avait sérieusement travaillé le sujet, qui apportait des infos, me laissait le temps de développer mes réponses.


C’est la seule fois où tu as eu à faire à un journaliste bienveillant sur ce sujet-là et dans cette période-là ?

Non, pas tout à fait. J’ai été invité une autre fois par France 24, par une autre journaliste avec laquelle ça s’est très bien passé, pour les mêmes raisons. Et j’ai fait une longue interview sur TV5 Monde le 11 novembre 2023, qui a beaucoup tourné également. J’y ai notamment expliqué pourquoi je n’irais pas à la grande manif’ « contre l’antisémitisme » du lendemain.


Est-ce que tu suis les médias étrangers ?

Seulement quelques médias anglophones, notamment Haaretz et +972, qui est un excellent site d’info israélo-palestinien. Ce sont eux, notamment, qui ont dévoilé l’usage de l’IA par les artilleurs israéliens qui ont démultiplié le nombre des cibles à abattre quotidiennement, et, plus marquant encore, les codes de langage imposés par le New York Times à ses journalistes : interdiction d’employer les mots de génocide, nettoyage ethnique, colonisation etc.


Quant aux journalistes palestiniens, qui paient pourtant un tribut extrêmement lourd dans cette guerre, on ne leur donne pas beaucoup la parole ?

Il y a Rami Abou Jamous qui a connu un certain succès par son livre et par ses interviews sur France Inter. Il a été invité deux fois à la matinale, s’exprimant depuis Gaza. Le personnage force le respect, il est extrêmement sympathique, parle très bien français et tous les journalistes français qui sont allés à Gaza le connaissent car il était fixeur pour eux. Et l’histoire de son fils rappelle tellement « La vie est belle » de Benigni que c’en est particulièrement touchant. Je pense qu’une intervention de Rami Abou Jamous vaut dix commentaires. La tranquillité, la force avec laquelle il exprime tout ça en impose. Mais tu as raison de rappeler que la guerre de Gaza bat aussi le record de journalistes tués, parmi bien d’autre sinistres records d’ailleurs (nombre d’enfants, nombre de secouristes etc.).


Et le lendemain, sur la même radio, à la même heure, on peut entendre un général ou un diplomate israélien qui appelle à poursuivre les massacres... C’est démoralisant et c’est incompréhensible en même temps.

Effectivement, et le plus révoltant, c’est la différence de traitement. D’un côté, l’impunité absolue avec laquelle s’exprime les pro-israéliens qui peuvent faire l’apologie des pires horreurs comme Caroline Fourest, Céline Pina, Louis Sarkozy et bien d’autres qui clament en substance qu’Israël ne fait que se défendre et nous défendre, et de l’autre côté, des propalestiniens qui peuvent se retrouver au tribunal pour avoir brandi un drapeau palestinien. Pire encore, car s’exprimant en tant que juif et au nom des juifs, le grand rabbin de France a approuvé sans réserve la campagne meurtrière de Gaza, déclarant que « tout le monde serait bien content qu’Israël finisse le boulot » et qualifié les « massacres à Gaza » de « fait de guerre ». Le parquet a classé sans suite la procédure ouverte contre lui à la demande du député Aymeric Caron, faute d’une infraction suffisamment caractérisée. Tout ceci contribuant à attiser la haine anti-juive.

C’est dans ce contexte que j’ai déclaré, lors du colloque de l’UJFP/Tsedek tenu à l’occasion du 80ème anniversaire de la libération d’Auschwitz, que Gaza était en train de supplanter Auschwitz comme métaphore de la cruauté absolue et que cette commémoration apparaissait comme un crachat dans la figure des Palestiniens. J’ajoutais que je ne m’en réjouissais certainement pas mais que je le constatais et le comprenais. Ceux qui commémoraient étaient en effet les mêmes que ceux qui soutenaient le déluge de bombes et la guerre génocidaire de Gaza. Je me suis fait allumer pour ces propos par une journaliste de Marianne (et de Valeurs actuelles et CNews). À la suite de quoi est parue dans Libération une pétition contre moi me faisant dire que j’assimilais sionisme et nazisme [1]. C’est absurde, je ne l’ai jamais dit, et surtout ne l’ai jamais pensé. Libé m’a élégamment refusé un droit de réponse, et j’ai donc répondu à cet article stupide et malveillant dans un blog de Mediapart [2]. Un peu plus tard, je me faisais alpaguer pour la même raison dans une tribune publiée par Le Monde, signée par des intellectuels se revendiquant « juifs aux sensibilités politiques diverses, mais tous issus de la large famille de la gauche » [3]. Cette fois-ci j’étais en compagnie de l’anthropologue Didier Fassin, auteur du livre Une Étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza. Un papier consternant d’ignorance, reprenant les thèmes ordinaires de la propagande israélienne, s’inquiétant de « l’isolement des juifs de France » et de l’explosion de l’antisémitisme. Nous y étions accusés d’alimenter et de nous nourrir de la haine des juifs. Rien que ça. J’ajoute que des juifs progressistes ont publié, dans Le Monde également, une réponse à cette tribune qui remettait les pendules à l’heure [4].

Je m’afflige de constater qu’il est devenu suspect de rappeler que cette guerre n’a pas commencé le 7 octobre mais n’est que le dernier épisode en date, particulièrement violent, d’une longue guerre menée par les divers gouvernements israéliens contre la population palestinienne. À Gaza comme en Cisjordanie. Que cette longue occupation ne puisse que susciter de la résistance, et que cette résistance puisse se fourvoyer en des actes horribles, voilà qui relève de l’évidence. C’est cette évidence qui est désormais mise en soupçon, voire en accusation d’antisémitisme, non seulement par les défenseurs habituels d’Israël, mais aussi par la justice et une bonne partie des médias.


Propos recueillis par Alain Geneste et Blaise Magnin.

 
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