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Un Palestinien dans les médias français

par Jadd Hilal,

Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune [1] et avec son accord, un texte de l’écrivain franco-libano-palestinien Jadd Hilal, paru initialement le 14 juin sur son blog Mediapart. (Acrimed)

J’entends souvent dire que les choses ont changé. C’est « incomparable » aujourd’hui. La Palestine a sa place dans les médias français, l’opinion a basculé du tout au tout. Un tel revirement a de quoi étonner et pour cause, il n’en est pas un. La façon dont la Palestine est racontée aujourd’hui n’est pas méliorative, elle est normale. Il n’y a aucune compensation, aucun favoritisme envers la Palestine qui viendrait équilibrer un passif discriminatoire dans le traitement médiatique.

Un retour à la normale, à la rigueur, oui, car rien ne l’a été depuis le 7 octobre 2023. Je ne donnerai aucun nom pour ne pas porter tort à ceux qui ont eu le bon sens, malgré tout, de porter la voix.

Je dirai seulement que des journalistes d’un grand quotidien français m’ont affirmé recevoir des pressions de leur direction pour ne pas parler des Palestiniens, par peur « d’embraser la France ». Que j’ai attendu six heures avant de passer sur le plateau d’une grande chaîne de télévision, été informé du sujet et des invités dix minutes avant, reçu une tape sur l’épaule à mon entrée tandis qu’on me chuchotait à l’oreille « bonne chance et au fait, vous êtes sur un média pro-israélien ».

J’ai consacré cinq heures de préparation et une heure de questions-réponses pour une émission où j’ai été le seul coupé au montage. J’ai vu mon interview sur un média du service public décalée d’un mois car les journalistes recevaient des menaces de groupes pro-israéliens. J’ai appris très récemment que j’étais supposé être seul interviewé pour un long format mais que cela était jugé trop dangereux pour la direction, qu’il fallait me faire dialoguer avec une ou un Israélien, ce qui n’avait jamais été imposé dans l’autre sens.

J’ai entendu avant un plateau « vous êtes modéré et c’est ce qu’on veut pour nos invités » et ai partagé ensuite ce dernier avec un Israélien qui a ouvert une de ses prises de parole par la phrase « on ne peut parler de génocide à la moindre sensibilité subjective ».

J’ai été contacté pour une émission supposément bienveillante et me suis aperçu, après quelques recherches, qu’elle impliquait d’être seul « contre » (ou « vs » pour reprendre les termes du titre à venir) quatre Israéliens dont l’un était membre de l’armée. J’ai vu des invités refuser de me serrer la main, ne pas me regarder dans les yeux quand elles ou ils le faisaient, parler dans mon dos aux présentateurs après quoi je n’étais plus rappelé, cela sans que personne, jamais, n’invoque la déontologie, l’ingérence que représente le chuchotement à l’oreille d’un journaliste.

Et une question, à chaque fois, sur le trajet du retour. Une question dans les nuits agitées qui s’ensuivaient : comment en est-on arrivés là ? Il n’y a pas une seule réponse, bien sûr. Toujours est-il que celles qu’on nous renvoie, nous Palestiniens, ne sont pas les bonnes. Le boycott médiatique israélien, l’impossibilité de se documenter sur place ?

Il aurait fallu équilibrer alors, ne pas donner autant de largeur à ces voix anti-palestiniennes qu’on a si amplement entendues dans les colonnes et les plateaux. La soi-disant rareté des Palestiniens à même de parler avec « modération » (comme si c’était toujours souhaitable) ? Là encore, tant d’invités qui n’ont pas eu à s’encombrer de pincettes, qui ont associé à l’envie les Gazaouis au Hamas, à Daech…

Cette façon de botter en touche ne dit ni comment nous en sommes arrivés là, ni surtout où nous allons. Le déni de cette catastrophe médiatique bannit toute leçon possible, tout avenir. Plus on continuera à se dédouaner dans les rédactions, à dire que ce n’était pas de la faute des petites mains, que cela venait de très haut, qu’on n’avait pas accès, plus les Palestiniens souffriront du double standard et de la surdité des journalistes.

Il faudrait affronter le problème, dès aujourd’hui, dans ces rédactions, énumérer les atteintes à la déontologie depuis le 7 octobre, comprendre d’où venaient les bâtons dans les roues, qui a dit « non » ? Des journalistes ? Des chargés de rédaction ? Des directeurs de publication ? Des investisseurs ? Et pourquoi ? Pourquoi avoir dit non ?

Trois questions à poser, seulement trois, c’est ce que l’on demande, le plus tôt possible, dès la prochaine réunion de rédaction peut-être : 1) Quels ont été les moments où donner de la visibilité à la cause palestinienne a été vécu comme une prise de risque, ou un danger ? 2) En quoi cela l’était-il effectivement ? 3) Auprès de qui ?

Nous, Palestiniens, à défaut d’être écoutés, aurons au moins la consolation de comprendre pourquoi on ne l’a pas été. De ne pas nous entendre dire dans la rue que l’on exagère, qu’il n’y a pas eu de biais médiatique. Non pas pour avoir raison, mais pour éviter que cela se reproduise, que nous soyons de nouveau réduits au silence. Car s’il y a une chose que nous avons apprise, nous autres, c’est que l’Histoire a la mémoire courte, et que l’oubli, lui, a la mémoire longue.


Jadd Hilal

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed.

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