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Démobiliser et disqualifier : le refrain médiatique des conflits sociaux

par Sophie Eustache,

Grèves dans les raffineries, manifestations syndicales les 29 septembre et 18 octobre, « Marche contre la vie chère et l’inaction climatique » le 16 octobre : c’en est trop pour les gardiens médiatiques de l’ordre social ! D’où, comme pour chaque mouvement social, la mise en branle des médias dominants. Au programme : démobilisation sociale et rappel à l’ordre.

Depuis le début de la mobilisation pour les salaires, les interviews-interrogatoires de syndicalistes et membres de l’opposition de gauche se sont multipliées : que ce soit celle de Laurent Berger sur France Inter (8/10) ; celle de Fabien Villedieu (Sud Rail) sur France Info (18/10) ; ou encore celle de Clémentine Autain, invitée de la matinale de France Inter (22/10). 

Autre exemple, l’interview du secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, par Léa Salamé et Nicolas Demorand (17/10), qui se font ventriloques du gouvernement, sous couvert d’apporter la contradiction. Extraits choisis :

Nicolas Demorand : Encore 30% des stations-services perturbées à l’échelle nationale, plus de 40% en Île-de-France, les Français continuent à galérer pour faire le plein, et parmi eux des gens qui bossent comme des infirmiers, des médecins… Vous leur dites quoi ce matin Philippe Martinez ? C’est comme ça, c’est le prix à payer ? 


Léa Salamé : Tout à l’heure il y avait Clément Beaune à votre place qui disait : « Il y a quelques centaines de grévistes ». Le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, dit : « C’est 150 personnes, 150 grévistes seulement qui prennent en otage […] les Français ». Y’en a combien des grévistes pour qu’on comprenne bien ? 


N. D. : Elisabeth Borne hier soir au 20h de TF1 a demandé aux salariés grévistes de TotalEnergies de respecter l’accord majoritaire qui a été signé, de ne pas bloquer le pays […]. Elle a ajouté que s’il y a des situations très tendues demain, et aujourd’hui nous procéderions à de nouvelles réquisitions. Sur ce deuxième point vous répondez quoi ? 
[Philippe Martinez répond que c’est une entrave au droit de grève.]
 L. S. : C’est pas ce que pensent les tribunaux administratifs que vous avez saisis en référé, qui vous ont donné tort dans les deux cas.
[Philippe Martinez répond qu’à Rennes le tribunal leur a donné raison.]
 L. S. (le coupe) : À Lille, il a considéré que ce n’était pas illégal. 


L. S. : Oui, alors Gabriel Attal dit que c’est inacceptable qu’il y ait poursuite de blocage alors même que des accords majoritaires ont été trouvés pour revaloriser les salaires, c’est fait effectivement chez Total, notamment la semaine dernière, puisque la CFDT et CFE-CGC ont signé un accord d’augmentation de salaire de 7%. Vous, vous êtes contre, c’est ça ? Vous allez continuer la grève jusqu’à ce qu’il y ait une augmentation de 10%, pour qu’on comprenne…

Et Nicolas Demorand de poursuivre : « De manière plus générale, Bruno Le Maire pose la question suivante : la CGT veut-elle le blocage général du pays ou la négociation ? Quelle est la réponse du patron de la CGT à cette question ? » 

L’interview se poursuit sur le même ton, et enchaîne avec les questions des auditeurs, toutes à charges contre la grève dans les raffineries. Exemple avec « Jean-Pierre » :

Est-ce que vous pensez aux jeunes femmes qui vont apporter les soins aux personnes âgées au domicile, qui ont besoin de leur voiture dans le milieu rural ? Vous vous trompez d’adversaire monsieur Martinez. Allez voir justement ces gens qui gagnent énormément d’argent, discuter, [...] vous êtes capable d’être en face de ces gens-là. Je suis très déçu d’un syndicat comme le vôtre qui s’attaque aux pauvres ouvriers, aux pauvres ouvrières, qui ne peuvent pas se déplacer, ou qui risquent de tomber en panne en allant au boulot.

Léa Salamé surenchérit : « Bruno Le Maire à l’instant vous répond : "L’attitude de la CGT est inacceptable et illégitime" ». Et relance Philippe Martinez sur la question de l’auditeur : « Vous répondez à notre auditeur, qui vous dit "Allez parler à monsieur Total, à monsieur Pouyanné", et vous, vous dites : "Monsieur Pouyanné ne veut pas débattre, ne veut pas discuter". Si, il l’a fait, puisqu’il a ouvert des négociations, et que certains syndicats ont obtenu 7%, 5 ou 7% d’augmentation de salaire. Il a fait un pas, non ? »

En somme : Il-faut-savoir-terminer-une-grève.


Un débat confisqué


Comme souvent lors des mobilisations sociales, la parole a été essentiellement captée par des professionnels de la parole publique, au premier rang desquels les éditorialistes et les experts, au détriment des grévistes. On l’a vu, par exemple, dans « Estelle Midi » (RMC) le 18/10.

La veille (17/10), l’émission « C dans l’air » (France 5) était consacrée à la situation sociale. L’occasion d’entendre ceux qu’on entend déjà partout. De Christophe Barbier, qui connaît par cœur son bréviaire de la démobilisation sociale (« Le volcan gronde, mais il n’est pas en éruption »), à Dominique Seux, qui rêve à voix haute : « Le mouvement est en train de devenir très impopulaire. J’attends avec intérêt le premier sondage qui nous dira ce qu’il en est. On est dans un changement, à un pivot, et évidemment, si Emmanuel Macron sort du bois maintenant, c’est que l’opinion est probablement en train de se retourner. »

Alors que ce dernier et Caroline Roux embrayent sur les « 150 personnes [qui] prennent les Français en otage », Emmanuelle Souffi (journaliste au JDD) rappelle toutefois que les grèves sont décidées en AG. Réalité que les éditorialistes ont tendance à évacuer de leur « analyse ». Dans l’ouvrage Les Médias contre la rue. Vingt-cinq ans de démobilisation sociale, nous résumions ainsi ce journalisme de commentaire, qui aime tant spéculer sur la fin des mouvements sociaux, avant même qu’ils n’aient commencé : « Assemblées générales, débats, contre-propositions, actions (quand elles ne sont pas spectaculaires et/ou destinées, précisément, à attirer leur attention) : tout cela passe généralement sous le radar des commentateurs officiels, qui s’attardent sur les chiffres mesurant les cortèges et, sur cette base, auscultent la vigueur de la contestation, diagnostiquant "l’état du rapport de forces" ou pronostiquant l’issue de la mobilisation. »

Il arrive toutefois que la télévision nous offre des débats approfondis sur le conflit social, où se font alors entendre des paroles hétérodoxes. Ainsi France 5 consacre une émission de « C ce soir » à la question « Grands patrons : sont-ils trop payés ? » (19/10), avec, parmi les invités, Olivier Besancenot (NPA). Mais il reste que dans la plupart des cas les premiers concernés, non professionnels de la parole publique, sont relégués à la marge du traitement médiatique, leur parole restant circonscrite à de brefs micros-trottoirs.


« Prise d’otage », « galère » : les mots pour le dire


Comme à chaque mouvement social, les mêmes mécanismes de délégitimation et de démobilisation se mettent en place avec un récit dominant : celui d’une « minorité » prenant « en otage » la « majorité silencieuse ». Ainsi Dominique Seux, dans l’« édito éco » qu’il tient quotidiennement sur France Inter (10/10) : « On a vu partout des queues interminables dans des stations-services. On a vu des scènes tendues entre automobilistes. On a vu un scénario bien huilé se répéter une nouvelle fois : quelques grévistes prendre en otage des centaines de milliers de personnes. »

Ce cadrage sera dominant dans les reportages des JT, qui font la part belle « aux galères » des usagers, à coups de micros-trottoirs dans les bouchons aux abords des stations-services. Par exemple, dans un reportage du 13h de TF1 (8/10), la parole est essentiellement donnée aux automobilistes… laissant seulement 15 secondes à un syndicaliste (sur un reportage de 2 minutes 27 secondes).

Même logique sur LCI :



Ou encore dans Midi Libre (11/10), où on s’inquiète des conséquences pour les usagers :

« Je suis handicapé, faire mes dialyses trois fois par semaine c’est vital, sinon je crève ». Alors, casquette vissée sur la tête, chemise bleue épaisse, Philippe, 60 ans, patiente dans la queue interminable qui s’étire le long de la station Total de Saint-Jean-de-Védas (Hérault) ce mardi 11 octobre. Sa Peugeot est en réserve et, sans carburant, sa santé serait en danger car il n’a pas de solution pour rallier l’hôpital. « Lundi, j’ai fait quatre heures de dialyse, aujourd’hui trois heures de queue. Bah, si les grévistes estiment qu’ils sont mal payés... » se résigne cet ancien routier qui vivote avec sa pension de 930 €. Il se dit pourtant « inquiet » pour les jours qui arrivent.

Un marronnier : la question des galères domine le récit médiatique, au détriment des raisons de la grève (qui, quand elles sont traitées, sont souvent disqualifiées).

La journée du 18/10 cristallise le traitement médiatique habituels des mouvements sociaux. Les chaînes d’info ont démontré toute leur schizophrénie, comme Arrêt sur images l’a montré dans l’article : « La grève sur les chaînes d’info, de "prise d’otage" à "bide total" » (19/10). Ainsi, après avoir annoncé une journée noire, de « galères » et le blocage du pays, les chaînes d’info tirent le bilan en fin de journée : « Pour Pascal Praud, cette grève est "un bide complet" ; pour Ivan Rioufol, "un échec" ; pour François Lenglet dans 24h Pujadas sur LCI, "un flop". Ruth Elkrief considère que ce n’est "pas un raz-de-marée" et que cette grève ne mènera pas à "un mouvement d’ampleur". »


***


Interrogatoires des syndicalistes et des politiques de gauche, délégitimation et disqualification du mouvement, rappels à l’ordre… depuis le début de la mobilisation pour les salaires, les médias dominants appliquent la même recette et œuvrent pour une cause qui leur tient à cœur : celle du maintien de l’ordre social.

Cependant, et ce n’est pas anodin, le bilan n’est pas si « noir », car, cela est assez rare pour le souligner, la contestation de l’ordre médiatique se fait aussi dans les rédactions. C’est dans ce sens qu’il faut par exemple saluer la prise de position de la SDJ et des organisations syndicales du Parisien, suite à la déprogrammation d’une interview de Philippe Martinez et à un édito anti-grévistes du directeur de la rédaction ; ou encore le communiqué de la CGT France Télévisions suite à une interview d’un syndicaliste par Franceinfo. Des prises de position certes minoritaires dans la profession, mais qui montrent la voie à leurs confrères. Et qui rappellent l’importance de confier les décisions éditoriales aux rédactions, plutôt qu’aux chefferies et autres éditocrates.


Sophie Eustache

 
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