Des rédactions sans statut juridique
Parler d’« équipe éditoriale » pour désigner l’ensemble des journalistes d’un média constitue un abus de langage, ladite équipe n’ayant en réalité aucun pouvoir éditorial autre que celui que veut bien lui concéder son directeur de rédaction et/ou son propriétaire – qu’elle ne peut du reste ni choisir, ni changer… C’est dire que le collectif des journalistes n’a aucune prise sur les deux piliers de l’identité de leur média : sa propriété et sa ligne éditoriale. Le statut juridique des rédactions n’existe pas. Les journalistes, seuls producteurs de l’information, n’ont aucun droit sur elle.
Certes, les journalistes peuvent individuellement faire jouer la « clause de cession » en cas de modification importante dans le capital du média, ainsi que la « clause de conscience » lorsque surgit un désaccord avec un changement de ligne éditoriale. Dans ces deux cas, ils peuvent démissionner tout en percevant des indemnités de licenciement et les allocations de chômage. À l’échelle individuelle donc, leur droit peut se résumer ainsi : « Si tu n’es pas content, tu t’en vas ! » sans aucune possibilité de négociation.
Les sociétés de journalistes
L’absence de droits collectifs n’a pas empêché les rédactions de s’organiser pour défendre leurs intérêts. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des « sociétés de journalistes » sont créées périodiquement, particulièrement en période de crise, pour soutenir leurs revendications. Théorisées par Jean Schwoebel [2] et documentées par Bertrand Verfaillie [3], ces sociétés de journalistes ont parfois obtenu gain de cause, quand le rapport de forces leur était favorable [4]. Toutefois, la plupart du temps, elles sont impuissantes face à une hiérarchie qui a tous les droits.
Leur développement s’est opéré par vagues. Limitées à quelques grands quotidiens dans les années 1950, elles sont une vingtaine à la fin des années 1960, regroupées dans la Fédération française des sociétés de journalistes, devenue en 2005 le Forum des SDJ, qui associe les SDJ de 30 médias. Plus récemment, enfin, à la suite des concentrations accélérées par les milliardaires, elles se sont multipliées (plus d’une centaine) dans toutes les catégories de médias [5].
En dépit de capacités très restreintes, au gré de leurs revendications, leur expérience leur a permis de mettre progressivement à jour les éléments constitutifs de ce que pourrait être un véritable statut juridique des rédactions. Ce sont ces éléments, et quelques autres, qui sont mobilisés dans la présente proposition.
Une revendication pleine d’actualité
Revendiqué de longue date par les syndicats de journalistes, le « statut juridique des rédactions » consiste à conférer une assise légale à l’équipe éditoriale rédactionnelle de chaque média, qui lui assure a minima un droit de regard sur sa ligne éditoriale.
À cet égard, le « droit d’agrément », élément central et inhérent à ce statut, entend prendre la forme d’un droit de veto aux journalistes sur la nomination de leurs responsables de rédaction.
Cette question a été récemment mise à l’ordre du jour, à la suite de la nomination de Geoffroy Lejeune à la direction de la rédaction du JDD, et de la grève infructueuse qui a tenté de s’y opposer, lesquelles se sont soldées par la démission de 95% de la rédaction. L’existence d’un droit d’agrément dans la loi aurait sans aucun doute permis de s’opposer efficacement à ce qui s’apparente à un putsch éditorial.
L’épisode a suscité de nombreuses réactions. Diverses propositions de loi portant l’instauration d’un droit d’agrément, qu’Acrimed appelait à approfondir, ont émergé au cours de cette année. Une requête a été adressée à la ministre de la Culture et cette question est inscrite aux États Généraux de l’Information (EGI) lancés par le gouvernement, ainsi que dans le cadre de la contre-initiative lancée par le Fonds pour une presse libre (FPL), les États Généraux de la Presse Indépendante (EGPI) [6].
À l’Agence France-Presse, les syndicats, la SDJ et le CSE se sont également saisis de la question.
Ces exemples montrent que la revendication est sérieusement soutenue par une part significative de la profession. Acrimed a souhaité contribuer à l’effort collectif en menant un travail conséquent d’entretiens, afin de recueillir les points de vue des acteurs les plus concernés, des sociétés de journalistes aux syndicats.
Défendre le pouvoir collectif des journalistes sur leur ligne éditoriale
La liberté de la presse n’est trop souvent envisagée que sous l’angle des droits individuels des journalistes à ne pas subir de pressions ni d’obstruction dans leur travail d’information et sous celui de la liberté d’entreprendre des actionnaires, libres de faire ce que bon leur semble des médias dont ils s’emparent. À l’inverse, l’idée selon laquelle les journalistes devraient bénéficier de droits collectifs sur la ligne éditoriale de leur média, voire sur sa vie économique, est trop rarement défendue. Elle n’est pourtant pas nouvelle : la Charte de Munich signée en 1971 évoquait un droit de l’équipe rédactionnelle d’être consultée sur les décisions importantes prises par la direction pour tout ce qui la concerne.
En l’état actuel du droit, l’actionnaire d’un média a le pouvoir d’imposer de force les changements de ligne éditoriale qu’il souhaite. Au mieux, les journalistes en désaccord avec ces changements pourront obtenir le bénéfice de leur clause de conscience et démissionner en bénéficiant de l’assurance chômage et d’indemnités équivalentes à des indemnités de licenciement.
Une telle situation témoigne de la faiblesse de la protection des journalistes et du recul plus général de la liberté de la presse qu’Acrimed observe depuis sa création. C’est pourquoi, au-delà même de la dimension législative de la question, il convient de s’interroger sur l’exercice du pouvoir sur la ligne éditoriale des médias : qui détient ce pouvoir, et devant qui doit-on en répondre ?
À cet égard, un rappel fondamental s’impose : la liberté de la presse implique nécessairement que ceux qui sont censés l’exercer, les journalistes, sont effectivement libres de décider de ce qu’ils en font – dans les limites de la déontologie journalistique. C’est pourquoi il apparaît indispensable que les collectifs dans le cadre desquels cette liberté est exercée, les médias, soient organisés de manière à ce que les décisions affectant leur ligne éditoriale soient prises démocratiquement.
Remplacer le modèle actuel des SDJ
La liberté éditoriale des journalistes ne peut reposer que sur un socle suffisamment solide, pérenne et fédérateur. Aussi, les propositions qui suivent doivent s’analyser comme des standards minimum à mettre en œuvre pour en garantir l’effectivité à court terme.
Le « statut juridique des rédactions » trouve ici son plein intérêt. L’appellation recoupe certes de nombreuses interprétations différentes, des plus timides aux plus radicales, qui permettraient entre autres un contrôle de la ligne éditoriale par les journalistes.
Acrimed préconise l’instauration d’une obligation légale pour tous les médias de créer une instance capable d’assurer un rôle de contre-pouvoir face à la hiérarchie éditoriale.
Cette instance aurait vocation à remplacer le modèle des actuelles sociétés de journalistes (SDJ). Contrairement à ces dernières, qui sont généralement des associations ou sociétés civiles (dont les formes varient), elle doit bénéficier d’un statut juridique spécifique, organisé par la loi, et de pouvoirs plus étendus.
Elle serait notamment dotée des prérogatives suivantes :
• Elle est dotée de la personnalité juridique.
• Elle participe avec la direction à la rédaction de la charte déontologique du média.
• Elle peut s’exprimer dans son média d’appartenance.
• Elle peut s’associer à d’autres sociétés des journalistes et aux syndicats de journalistes pour des communiqués ou actions communs.
• Ses délégués ont les mêmes statuts protégés que les représentants de CSE et syndicaux.
• Elle est financée par son média par un pourcentage de la masse salariale des journalistes.
• Elle peut prendre l’initiative de motions de défiance contre la direction de la rédaction.
Élection du directeur de la rédaction (droit d’agrément)
Directement liée à cette question et tout aussi importante, est la question du droit de vote des journalistes, voire de l’ensemble des travailleurs d’un média, sur leur hiérarchie éditoriale. En attendant de confier exclusivement aux journalistes le choix et l’élection des candidats à la direction de la rédaction, obliger légalement les actionnaires à solliciter l’accord des journalistes pour les responsables de la rédaction qu’ils souhaitent désigner constituerait déjà un progrès conséquent.
La question est en effet stratégique dans la mesure où c’est bien à travers les décisions quotidiennes de la hiérarchie que passe l’essentiel de l’orientation éditoriale d’un média : hiérarchisation de l’information, cadrage des publications, éditos, assignations à tel ou tel poste, voire la menée des interviews des personnalités publiques importantes, puisque les postes de présentateurs sont généralement à compter parmi les membres de la hiérarchie.
À défaut d’une situation plus favorable, une solution de compromis pourrait être d’organiser la désignation de la direction éditoriale de la manière suivante : sur proposition des actionnaires, une candidature à la direction éditoriale est mise au vote des journalistes. Si le vote est négatif, une deuxième candidature soutenue par les actionnaires est proposée. En cas de nouveau refus, la SDJ peut alors proposer son propre candidat. Un tel système permettrait de s’assurer que le dernier mot revienne aux journalistes tout en laissant aux actionnaires la possibilité de soumettre une personnalité de leur choix au préalable.
Dans le même esprit, il conviendrait également de compléter ce droit d’agrément du responsable de la rédaction d’un droit de révocation à l’initiative des journalistes.
Complémentarité avec les autres propositions d’Acrimed
Dans la situation actuelle, force est de constater qu’un certain nombre de journalistes pourraient refuser de prendre le risque de décourager les investissements privés dans la presse. Depuis la crise des revenus publicitaires avec l’arrivée d’Internet, beaucoup de médias vivent aujourd’hui à perte, et dépendent donc de refinancements épisodiques, sur fond de précarité croissante des journalistes.
Pour parvenir à une transformation conséquente et obtenir le soutien d’une part significative de la profession, une telle réforme ne peut pas se faire seule. Elle doit nécessairement s’accompagner de l’assurance que les médias pourront trouver d’autres sources de financement qui permettent leur indépendance. On peut tout à fait comprendre que beaucoup de journalistes soient méfiants à l’idée de troquer une dépendance aux capitaux privés contre une dépendance à des subventions étatiques sous contrôle du gouvernement.
Afin de leur offrir une porte de sortie viable, il conviendra donc de compléter cette réforme par une autre, relative au statut des entreprises de presse à but non lucratif, qui leur permette un financement autonome hors d’atteinte du pouvoir politique, et pouvant bénéficier d‘aides à la presse qui leur soient réservées.
Il s’agira également de fixer des conditions strictes quant à la participation des actionnaires au capital des médias – voir à ce sujet nos propositions de renforcement des lois contre la concentration des médias.
Enfin, comme mentionné plus haut, le pouvoir des journalistes sur leur ligne éditoriale s’accompagne d’un pouvoir régulateur des citoyens, renforcé et séparé du pouvoir politique. C’est à ce niveau que se place la transformation de l’Arcom en un Conseil national des médias et la nécessaire refondation de l’audiovisuel public.
Bien entendu, de tels changements de fond ne résoudraient pas tout. Gageons toutefois que la qualité de l’information ainsi que son pluralisme y gagneraient beaucoup.
Lucas Baire, Guillaume Dartigue et Jean Pérès