Le 22 juin, les salariés du Journal du dimanche (JDD) ont entamé une grève contre la nomination à la tête de la rédaction de Geoffroy Lejeune, ancien directeur de rédaction de Valeurs actuelles (pendant 7 ans) et grand promoteur d’Éric Zemmour. Symptôme supplémentaire de la mainmise de Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère et de la prédation de l’extrême droite sur le paysage médiatique, cette situation n’a toutefois rien de surprenant compte tenu 1/ de la complaisance de l’Arcom et des pouvoirs publics à l’égard notamment d’un autre de ses médias, CNews, dont la diffusion dépend de l’attribution d’une fréquence publique ; 2/ de l’impunité avec laquelle des industriels capitalistes sont autorisés à accaparer et contrôler les moyens d’information du pays et 3/ de l’absence de pouvoir effectif dont disposent les rédactions vis-à-vis de la composition de leurs hiérarchies – comme de leurs orientations éditoriales –, soumises au bon vouloir des actionnaires.
Dans un tel contexte, disons-le sans ambages : toute lutte visant à enrayer l’accession d’un personnel d’extrême droite à des postes de direction et à opposer un contre-pouvoir à l’omnipotence de Vincent Bolloré sur la presse est bonne à prendre. En effet, chaque once de terrain médiatique gagnée par ce dernier se transforme en canal (et en business) de la haine – où se conjuguent ligne éditoriale d’extrême droite, management ultra-autoritaire et restrictions budgétaires –, servant régulièrement de caisse de résonance aux campagnes et coups de forces menés par divers groupuscules, élus et politiciens d’extrême droite – quand ils n’y participent pas directement. Victorieuse, cette grève pourrait freiner temporairement l’emprise de l’extrême droite sur les médias. Mais elle sera loin d’être suffisante pour enrayer... la normalisation médiatique de l’extrême droite.
Car disons-le tout aussi clairement : la contribution du JDD à ce processus – pour qui s’intéresse réellement à ses mécanismes effectifs – est loin d’être inexistante : décrédibilisation (pour ne pas dire diabolisation) permanente du mouvement social, de la gauche politique et de ses alternatives [1] ; dépolitisation de l’information politique et promotion sondagière du « duel Macron-Le Pen » au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron [2] ; caisse de résonance de longue date du pouvoir politique et de ses « réformes » [3] qui, en matière d’immigration par exemple, empruntent une part de leur logiciel aux obsessions historiques de l’extrême droite, et sur le plan économique, accélèrent l’enracinement de cette dernière ; célébration de l’ordre répressif et pratique du journalisme de préfecture à haute intensité ; construction fallacieuse de la peur de l’islam, etc. Les pratiques ordinaires du journalisme politique des principaux médias, le JDD ne faisant pas exception, ont contribué à la banalisation de l’extrême droite, à la normalisation de ses idées et de ses représentants, jusqu’à la promotion active de ces derniers à l’occasion de ce moment anti-démocratique que fut la campagne présidentielle de 2021/2022 [4].
Aussi, et comme le rappelait le journaliste Sébastien Fontenelle, il est toujours cocasse de voir fleurir dans la presse « des pétitions proclamant que "Le JDD ne peut devenir un journal au service des idées d’extrême droite" – signées par des gens qui ont activement participé à la normalisation des idées d’extrême droite. » Celle du Monde par exemple, à laquelle s’est joint notamment Pascal Bruckner, régulièrement interviewé dans Valeurs Actuelles (26/05/2015, 31/10/2020, 6/02/2021) sous la direction de celui qu’il ne souhaite pas voir diriger le JDD !
Dans la même veine, soulignons notre surprise (ravie !) à entendre nombre de rédactions et éminents commentateurs prendre soudainement fait et cause contre Geoffroy Lejeune et Valeurs actuelles : un journaliste apparemment jugé infréquentable... que les chefferies médiatiques fréquentent et installent pourtant dans le débat public depuis une décennie ; un hebdomadaire apparemment illégitime... dont les médias ont pourtant accompagné la stratégie de « respectabilité » et construit la légitimité dans le champ journalistique, ainsi que nous le rappelions en 2020. À juste titre, de nombreux journalistes moquent aujourd’hui les louanges adressées par Arnaud Lagardère à Geoffroy Lejeune, qualifié de « talent brut du journalisme français » et investi de « la mission d’incarner l’excellence journalistique, à savoir : les faits, l’investigation, le devoir d’informer ». Qui sait : s’inquiéter plus tôt d’une telle bouffonnerie et des mécanismes structurels permettant à ce type de commentateurs réactionnaires de prospérer (et de se démultiplier) dans le paysage audiovisuel, notamment, aurait peut-être permis de ne pas construire la stature professionnelle et publique d’un Geoffroy Lejeune permettant aujourd’hui à Lejeune Geoffroy... d’être propulsé si haut dans le champ journalistique.
Gageons que ces soudaines « prises de conscience » auront à l’avenir des traductions effectives sur les lignes éditoriales des grands médias, comme sur les choix qu’opèreront leurs rédactions au moment de sélectionner (et de promouvoir) les interlocuteurs jugés « acceptables » dans le débat public !
Gageons, dans la même veine, que les rédactions cesseront de faire barrage à la critique radicale des médias, contre-pouvoir nécessaire face aux malfaçons journalistiques – s’agissant de la normalisation de l’extrême droite, par exemple – et à l’anémie du pluralisme. Nécessaire, également, face à la perpétuation de mythes professionnels aussi éculés que l’est celui de la « neutralité ». A fortiori s’agissant d’un titre comme le JDD, vitrine du pouvoir politique et chien de garde de l’ordre social s’il en est, dont les prises de position et la ligne éditoriale mettent quelque peu à mal le mot d’ordre que les salariés placardèrent dans leur communiqué initial : « Le JDD n’est pas un journal d’opinion. C’est un journal qui aime la politique sans prendre parti, attaché à son indépendance, reconnu pour son sérieux et sa modération. »
Gageons, encore, que cette pratique de la grève conduira la rédaction à se montrer moins acharnée contre les futures mobilisations sociales, notamment en prenant au mot l’une des salariées : « On est juste en train de se rendre compte que faire grève, c’est vraiment beaucoup plus de boulot que le vrai boulot. » [5]
Gageons, enfin, que les médias cesseront de dépolitiser la question médiatique, notamment en laissant cette dernière complètement hors-champ dès lors que l’empire Bolloré n’est pas en jeu. Sans rien sous-estimer de la spécificité ni de l’urgence particulièrement aiguë que recouvre la lutte contre l’extrême droite, le problème est en effet plus largement celui de la propriété capitalistique de médias concentrés et financiarisés, qui, en l’état et partout, constitue une entrave fondamentale à l’indépendance des rédactions et à la production d’une information digne de ce nom. Le 27 juin dans Le Monde, Julia Cagé et son association « Un bout des médias » renouvelaient en ce sens l’une de leur proposition-phare, consistant à conditionner l’éligibilité aux aides à la presse ou l’attribution d’une fréquence audiovisuelle à la garantie que « la nomination du directeur ou de la directrice de la rédaction [soit] agréée à la majorité des deux tiers des votants par l’ensemble des journalistes, avec un taux de participation d’au moins 50 %. » Une proposition ayant le mérite d’exister, d’élargir la question de l’indépendance à l’ensemble des rédactions se trouvant sous la coupe d’un actionnariat privé, mais qui ne constitue selon nous qu’une (petite) fenêtre sur les plus vastes perspectives de transformation que requièrent les médias dominants (privés comme publics) afin que l’information soit enfin débarrassée des pressions politiques et marchandes et que le pluralisme existe autrement que sous la forme d’un vœu pieux. Il est désormais largement temps de s’y atteler collectivement...