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Désignation de la direction de la rédaction : une question politique

par Jean Pérès,

Il aura fallu la longue grève des journalistes du Journal du dimanche (JDD) pour que la classe politique semble soudainement prendre conscience des droits, ou plutôt de l’absence de droits de ces journalistes, et en particulier celui de dire leur mot sur le choix du directeur ou de la directrice de la rédaction. Pas moins de quatre propositions de loi – dont nous avons précédemment exposé les grandes lignes – ont depuis jailli sur les bureaux de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Les quatre propositions de loi en question ne sont pas franchement nouvelles, puisque trois d’entre elles sont des reprises plus ou moins amendées de propositions de loi antérieures, qui, osons le dire, n’eurent pas le moindre succès parlementaire, et furent à peine discutées, à droite comme à gauche. L’une d’entre elles a même été déclarée caduque après sept années d’antichambre [1]. Mais ce n’est pas une raison pour bouder une nouvelle opportunité lorsqu’elle se présente, surtout quand c’est à la faveur d’une vaste protestation contre un médiavore, Vincent Bolloré, ayant comme qualité principale celle de rassembler très largement contre lui.


Le droit de véto en question


Le droit de véto de la rédaction sur le choix de son directeur ou de sa directrice est la principale disposition de ces propositions de loi. Ce droit de véto existe déjà dans un certain nombre de quotidiens et d’hebdomadaires : Le Monde, Le Figaro, Libération, La Vie, L’Obs, Les Échos, notamment. Ce n’est donc pas une revendication exorbitante, quoique les éditeurs continuent de la percevoir comme une atteinte irréparable à la liberté d’entreprendre...

Mais attention le diable se cache dans les détails. Ce droit de véto, pour être effectif, doit être accompagné de certaines dispositions, qui gagneraient à être inscrites dans la loi ou les décrets d’application de cette loi – ce que ne prévoient pas (ou trop peu) les textes présentés.

Concernant les conditions des candidatures, d’abord. La plupart du temps, la personne chargée de diriger la rédaction est choisie par l’actionnaire avant d’être proposée au vote de la rédaction. L’actionnaire peut ainsi proposer un directeur qui sera refusé par la rédaction, puis un autre, à même d’être encore refusé, puis un autre, etc. Dans certains médias (Libération), après trois refus de la rédaction, l’actionnaire peut imposer son choix. Voilà ce que la loi devrait empêcher, en donnant par exemple la possibilité à la rédaction, après qu’elle a refusé trois propositions de l’actionnaire, de faire sa propre proposition de candidat. Le fait que l’actionnaire n’a pas su trouver un candidat qui convienne à sa rédaction ne devrait pas tourner à son avantage.

La proposition de loi pourrait aussi interdire à l’actionnaire de présenter deux fois le même candidat, comme ce fut le cas au Monde en 2009 quand Jérôme Fenoglio, refusé par la rédaction, fut à nouveau présenté et finalement élu à la direction du journal.

Autre garde-fou indispensable. Le collège électoral exerçant ce droit de véto et le mode d’élection doivent être clairement définis par la loi ou les décrets d’application. Les journalistes des Échos en savent quelque-chose, qui se sont mis en grève le 1er juin pour contrer une manœuvre de leur patron Bernard Arnault, laquelle visait à élargir le corps électoral aux pigistes et précaires, souvent nombreux abstentionnistes, alors que les abstentions sont comptabilisées en faveur du candidat. C’est ce dernier point qu’une disposition législative devrait pouvoir facilement corriger.

Une autre proposition, beaucoup plus favorable à l’indépendance des rédactions, serait celle de priver l’actionnaire du droit de proposer son candidat, et attribuer ce dernier aux journalistes, qui organiseraient de ce fait l’élection. Cette solution n’est pas envisagée par les propositions de loi déposées. Elle a pourtant été pratiquée par Le Monde pendant plus de 40 ans de 1968 à 2010 (date du rachat par le trio Bergé-Niel-Pigasse), à Libération des débuts, et encore aujourd’hui au Monde diplomatique. Aux Pays-Bas, les sociétés de journalistes peuvent proposer un candidat alternatif à celui qui est proposé par l’actionnaire pour le poste de directeur de la rédaction (De Telegraaph). Au quotidien belge Le Soir, la société des journalistes peut proposer les rédacteurs en chef. De même au Spiegel, le premier hebdomadaire allemand. Apparemment, ces journaux n’ont pas souffert d’une telle disposition, bien au contraire.


Et le droit de révocation ?


Certains acteurs politiques à l’origine des propositions de loi se sont excusés auprès des grévistes du JDD du fait que la nouvelle législation, si elle voyait le jour, ne leur serait pas applicable – s’agissant en l’occurrence du cas de Geoffroy Lejeune, nouveau directeur de la rédaction du JDD. Sophie Taillé-Polian par exemple, qui a initié la proposition de loi transpartisane. Interrogée par Les Jours (19/07), cette dernière déclare : « Malheureusement oui, Geoffroy Lejeune arrive et cette proposition de loi ne prospérera pas suffisamment vite pour ce cas-là, le temps de la loi n’est pas aussi rapide que la décision d’un actionnaire. »

Mais pourquoi alors ne pas introduire dans le projet de loi un droit de révocation du directeur ou de la directrice de la rédaction par les journalistes ? Un tel droit, pendant du droit de véto sur le choix de ce directeur, serait d’autant plus justifié qu’il s’appuierait sur une appréciation concrète de l’action du directeur concerné. Et il serait applicable à Geoffroy Lejeune. Combien de motions de défiance, votées parfois à une très forte majorité par les rédactions, sont restées sans effet faute de caractère exécutoire ? Par exemple, il n’en fallut pas moins de trois et une grève de 24 heures en novembre 2013 pour que Nicolas Demorand se décide enfin à démissionner de la direction de la rédaction de Libération.

Ajoutons qu’en corollaire de ce droit, on pourrait aussi ajouter celui de s’opposer à la révocation du directeur de la rédaction par l’éditeur. L’exemple du licenciement, par Arnaud Lagardère en 2006, pour des raisons de basse politique, d’Alain Genestar [2], directeur de publication de Paris Match, plaide en ce sens. Plus récemment aux Échos, Nicolas Barré directeur de la rédaction a été mis brutalement sur la touche à la stupéfaction des journalistes. Certains articles auraient déplu au propriétaire, Bernard Arnault, lequel s’est assis sur la procédure qui prévoit, en cas de révocation du directeur de la rédaction, l’approbation du conseil de surveillance du journal, où sont représentés les journalistes.


***


Certes, la désignation du directeur ou de la directrice de la rédaction n’est pas le seul déterminant d’un statut juridique des rédactions, ni la seule garantie de leur indépendance, mais ce n’est pas pour rien qu’elle suscite tant de passions. La direction de la rédaction (ou rédaction en chef) est un point névralgique de cette indépendance, à la charnière de l’équipe rédactionnelle et de l’actionnaire, porteuse des préoccupations de l’une et de l’autre, souvent divergentes, voire opposées. Recrutement, promotion, licenciement des journalistes, choix de la ligne éditoriale, etc. : ses pouvoirs sont considérables. D’où l’importance décisive des modalités de son choix et la nécessité, a minima, d’un certain équilibre des forces au cours de sa désignation. Le droit de véto, tel qu’il est porté par les propositions de loi, est ce minimum exigible. Mais on peut faire mieux.

De même, trois de ces propositions de loi conditionnent l’attribution des aides à la presse à l’instauration du droit de véto par l’actionnaire. Cette sanction, pertinente, n’est pas suffisante. D’une part, parce que certains propriétaires ont les moyens financiers de se passer de ces aides. D’autre part, parce qu’elle revient à valider le fonctionnement actuel du système des aides à la presse, pourtant (très) loin d’être équitable... pour ne pas dire profondément illégitime – Acrimed appelle d’ailleurs à sa refonte de fond en comble.

Dans le cas des médias audiovisuels, la sanction envisagée paraît plus dissuasive, puisqu’il s’agit de conditionner l’attribution des fréquences audiovisuelles au respect du droit de veto. La proposition de loi portée par les sénateurs PS va plus loin en prévoyant une « ponction d’une part du chiffre d’affaires des actionnaires » (pour les services de radio et de télévision distribués par des réseaux non herziens). L’extension de cette dernière sanction pourrait faire réfléchir certains propriétaires de médias.


Jean Pérès

 
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Notes

[1Proposition de loi Goulet de 2014 déclarée caduque en 2021.

[2Il avait publié en première page une photo de Cécilia Sarkozy avec son nouvel amant.

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