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Où vont les journalistes ? Le mercato des médiacrates

par Thibault Roques,

« Je hais le mouvement qui déplace les lignes »
Charles Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du mal, 1857. [1]

Pour savoir « où va le journalisme », il n’est sans doute pas inutile de savoir où vont les journalistes. Au risque de décevoir le lecteur, il ne s’agira pas ici de s’attarder sur les lieux de villégiatures de nos animateurs préférés – même s’ils constitueraient un bon indicateur de l’homogénéité socio-économique des médiacrates les plus en vue. On s’attardera en revanche sur quelques-uns des transferts de l’été qui ont fait beaucoup de bruit (médiatique)… pour pas grand-chose. Car ces va-et-vient sont avant tout les signes d’un univers en mouvement perpétuel où, pour que rien ne change vraiment, toutes celles et tous ceux qui le composent ne cessent de changer. De chaînes, d’émissions, ou simplement de créneau. Retour sur les mouvements les plus marquants du ballet estival des interchangeables.


Tendances et transferts du mercato 2019


L’arrivée de Marc-Olivier Fogiel à la direction de BFM-TV est sans nul doute « la sensation du dernier mercato » : après être passé par RTL, France Inter, Europe 1, TF1, France Télévisions, Canal+ et M6, l’animateur-confesseur de personnalités sur son défunt « Divan », diffusé sur France 3, va désormais diriger la chaîne d’information en continu. Et parce que l’alliance du public et du privé est à la mode, Thomas Sotto, animateur et présentateur sur France 2, le remplace sur RTL.

Comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, Marc-Olivier Fogiel emmène dans son sillage Alain Duhamel, grand débutant sur BFM-TV mais éditocrate chevronné qui ravira les nostalgiques de l’ORTF. Rappelons que figurent entre autres au tableau de chasse de ce dernier : Le Monde, Libération, Le Point, Nice-Matin, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Europe 1, France Inter, France Culture, RTL, TF1, France 2, France 3. Il faut bien reconnaître que dans son cas, le plus difficile est de trouver les chaînes, stations et journaux pour lesquels il n’a pas (encore) travaillé. Qu’on se rassure, donc, puisqu’on le retrouvera désormais chez Ruth Elkrief chaque soir pour le plus grand bonheur de tous, plus que jamais à l’avant-garde du combat pour le pluralisme éditorial ! Tout cela sur une chaîne visiblement attachée à perpétuer les dynasties familiales : Alain Duhamel rejoint en effet son neveu Benjamin Duhamel, fils de Nathalie Saint-Cricq et Patrice Duhamel, tout récemment parachuté au service politique de BFM-TV.

Autre « arrivée » fracassante, celle d’Hugo Clément qui effectue son « grand retour » sur France 2. Manifestement peu regardant sur la nature du média qui l’emploie, c’est un retour au bercail pour l’ancien collaborateur de Yann Barthès, après avoir travaillé pour TF1-TMC, France 2, Canal+ et Konbini. Un bel exemple de souplesse médiatique qui l’a déjà propulsé très haut. Ascension en cours, à n’en pas douter… Autre macro-événement du microcosme médiatique, Élizabeth Martichoux quitte RTL où elle était en charge de l’interview politique de la matinale et passe sur LCI. Elle sera en bonne compagnie, puisque Jean-Michel Aphatie hérite quant à lui d’un édito quotidien sur la chaîne. Rien que de logique pour un éditocrate multicartes confirmé.

Au jeu incessant des chaises musicales médiatiques, il est pourtant un phénomène relativement nouveau : depuis une décennie, les hommes et femmes politiques revêtent volontiers le costume de chroniqueur. Si certains y voient un signe d’« ouverture », on peut légitimement se demander si l’horizon médiatique ne gagnerait pas à s’élargir davantage pour rompre avec les relations incestueuses entre personnages de presse et personnages de pouvoir. C’est ainsi que Raquel Garrido, ex porte-parole de la France insoumise, officie à présent chez Cyril Hanouna après un passage chez Thierry Ardisson – l’auteure du Manuel de guérilla médiatique semble en voie de radicalisation… Même tendance : Sophia Chikirou, conseillère de Jean-Luc Mélenchon en 2017, se livre une fois par semaine à de grandes joutes verbales chez Ruth Elkrief (BFM-TV) dans le rendez-vous… « Face à Duhamel ». Laurence Sailliet, jadis porte-parole du parti Les Républicains, sera quant à elle de la fête sur CNews.

CNews, propriété de Vincent Bolloré, qui confirme en cette rentrée sa réputation de terre d’accueil de tous les apôtres du « on-ne-peut-plus-rien-dire » : après Pascal Praud, après Jean-Marc Morandini ou Laurence Ferrari, c’est au tour d’Éric Zemmour d’avoir le privilège d’y animer une émission quotidienne, entre 19h et 20h. Une juste récompense pour celui qui, quelques jours avant l’annonce de son retour sur la chaîne (il animait « Ça se dispute » de 2003 à 2014), était définitivement condamné pour provocation à la haine raciale. « Il a une manière de présenter les choses qui parfois tombent sous le coup de la loi mais pour le fréquenter intimement depuis tant d’années, ce n’est pas un raciste, ça je peux le dire sans tortiller. » [2]

Soutien sans faille, son acolyte Éric Naulleau est, lui aussi, récompensé par C8, autre chaîne de Vincent Bolloré : il y anime depuis septembre une émission hebdomadaire, en plus de son poste de chroniqueur chez Cyril Hanouna.


« Interchangeables ou inoxydables »


On n’en finirait pas de recenser les déplacements infimes et insignifiants de tel ou telle. Mais l’essentiel est ailleurs, car s’ils se meuvent avec une telle fréquence et une telle légèreté, c’est qu’ils sont relativement interchangeables. Comme nous l’observions il y a près de dix ans déjà :

Les différences qui les distinguent et les différends qui les opposent se détachent sur un fond relativement homogène. Les fonctions qu’ils remplissent dépendent aussi, pour nombre d’entre eux, de leur image de marque, fût-elle dégriffée. […] Ce n’est plus le profil ou la ligne du média qui compte, mais bien les retombées médiatiques, pour le média, de tel ou tel « transfert ». Les « grands journalistes » ne s’identifient pas à une chaîne, une station ou un titre. Ils sont prêts à aller partout où le mercato les conduira, exprimant et renforçant l’uniformisation du paysage médiatique, renonçant à donner une identité au média pour lequel ils officient, voire à avoir eux-mêmes une identité. [3]

Restent, incontestablement, quelques départs douloureux : comment désormais remédier à la torpeur du samedi soir sans Thierry Ardisson et son inénarrable « Salut les Terriens » ? Et comment faire le deuil des réveils matinaux sur Europe 1 au son de la voix de l’intrépide Nikos Aliagas ? Une frayeur n’arrivant jamais seule : Stéphane Bern ferme la porte de France 2… pour mieux ouvrir celle de France 3, qui diffuse désormais « Secrets d’histoire ». Ouf ! Ultime réjouissance en perspective : Nagui, qui va finir par ne plus pouvoir compter ses euros, co-animera en 2020 une resucée de « Jeux sans frontières » de Guy Lux.

Heureusement, dans ce monde où tout bouge en permanence, quelques phares journalistiques subsistent. Jean-Pierre Pernaut conserve le JT de TF1. Étant au journalisme ce que la Marque Repère est au commerce, l’inusable triade Alain Duhamel – Jean-Pierre Elkabbach – Michel Drucker permet également de ne pas perdre pied d’un mercato à l’autre et de continuer à croire à un avenir médiatique meilleur. Au moins sont-ils la preuve que le journalisme conserve. Pouvait-on raisonnablement espérer voir un diplômé sous le général de Gaulle croiser le fer en direct avec Eugénie Bastié un demi-siècle plus tard ? Était-il vraiment envisageable que l’homme qui présentait le journal télévisé en 1970 soit aujourd’hui encore aux commandes de l’interview matinale sur CNews ? Est-il possible que le même qui travaillait à « Sports Dimanche » en 1964 anime encore aujourd’hui « Vivement dimanche » ?

Dans le petit monde médiatique, grands chambardements comme micro-déplacements ont au moins cette vertu de permettre aux journalistes de continuer d’écrire et de publier à des périodes creuses – trêve des confiseurs ou coupure estivale oblige. Au même titre que la franc-maçonnerie, la saison des soldes ou le classements des « meilleurs » hôpitaux, les transferts de journalistes-animateurs-éditocrates, d’un média privé à un média public et inversement, d’un journal réputé à gauche vers une chaîne ancrée à droite, sont une source aussi inestimable qu’inépuisable d’articles et de reportages à haute valeur informative ajoutée. À l’heure du choix entre « interchangeables ou inoxydables », il est décidément bien légitime de se demander… « où va le journalisme ? »


Thibault Roques

 
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Notes

[1NB : cet article est tiré du dernier numéro de notre revue Médiacritiques, « Où va le journalisme ? », disponible sur notre boutique en ligne. Et c’est l’occasion de vous inviter à vous abonner ou à vous réabonner !

[2Éric Naulleau était interviewé dans l’émission « Morandini Live », CNews, 23 sept. 2019.

[3Sur le site d’Acrimed, lire « Le mercato des médiacrates, ou le ballet des interchangeables », 11 avr. 2011.

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