Vendredi 15 mars, Nicole Belloubet est l’invitée de la matinale de France Info. Il faut dire que l’actualité de la ministre est chargée : le « choc des savoirs » promis par Gabriel Attal, et en particulier l’instauration de groupes de niveau en français et en mathématiques, actant de fait la fin du collège unique, suscite l’opposition résolue des enseignants et des parents d’élèves, qui organisent des opérations « écoles » ou « collèges déserts », et même des chefs d’établissement, convoqués la veille à une visioconférence lunaire, où Attal et Belloubet ont confirmé leur intention d’imposer la mesure en ignorant les craintes et les critiques de leurs interlocuteurs. D’autre part, une mobilisation historique se déploie depuis un mois en Seine-Saint-Denis pour réclamer un « plan d’urgence » en faveur des établissements scolaires de ce département sinistré, le plus pauvre de la France métropolitaine. Voilà qui sera sans doute au cœur de l’interview ?
Pas exactement. Ce sont naturellement les récentes déclarations de Macron sur l’Ukraine qui préoccupent Jean-Rémi Baudot, et qui justifient cette question inaugurale, en effet de première urgence : « Puisque le président martèle que notre sécurité dépend de ce qui se passe dans ce conflit [en Ukraine], faudrait-il que cette question soit abordée dans les établissements scolaires ? » La ministre ayant formulé sa réponse de circonstance, c’est Agathe Lambret qui entre en scène, avec une seconde préoccupation : « Nicole Belloubet, avez-vous été mise sous tutelle ? »
L’intéressée sourit et récuse le terme en avouant trouver « ces questions absurdes », mais notre impertinente journaliste ne se démonte pas : « Mais c’est le Premier ministre qui a été partout cette semaine sur le sujet de l’école […]. Mais pourquoi se positionne-t-il à ce point en première ligne, est-ce que c’est pour vous punir d’une certaine façon d’avoir fait entendre votre petite musique sur les groupes de niveau ? »
Et quelle que soit la réponse de la ministre, Agathe Lambret ne lâche pas son angle :
Sur ce sujet des groupes de niveau, vous avez exprimé vos désaccords […]. La semaine dernière vous prôniez la souplesse. Nicole Belloubet, juste, je termine pardon, et vous évoquiez la possibilité de rassembler les élèves en classe entière à certains moments, mais Gabriel Attal vous a contredit notamment dans une interview à l’AFP, il dit que sur les trois quarts de l’année au moins il faut que le groupe de niveau soit la règle et la classe l’exception. Pardon, mais on est quand même loin de votre conception de la souplesse.
Tout à sa volonté de monter en épingle une rivalité ou des divergences supposées entre des ministres – ce que sa position de journaliste politique lui fait considérer comme primordial –, elle est complètement aveugle au problème qu’elle prétend évoquer. De fait, sur l’essentiel, les positions de Belloubet et Attal sont parfaitement accordées, comme le confirmera le Bulletin officiel publié le lendemain : c’est la classe qui devient l’exception, et le « groupe » qui devient la règle.
Comment « trier » les élèves, sur quelles bases, quels seront les effets de ce tri sur les élèves – leurs résultats, leur motivation, leur vision de l’école – sur leurs professeurs et l’organisation concrète des cours ? Voilà quelques-unes des questions centrales qui ne seront pourtant jamais abordées. Car Agathe Lambret n’en a cure. Elle termine la première partie de l’interview comme elle l’a commencée – « Juste d’un mot : pourquoi vous refusez d’employer l’expression du Premier ministre "groupe de niveau" ? [1] » – et, après le « fil info », elle remet le couvert : « Est-ce que sur l’école, il n’y a qu’une seule ligne, c’est celle du Premier ministre ? »
Belloubet répondant une nouvelle fois avec plaisir à ce faux problème, les journalistes estiment pouvoir tourner la page. Pour parler du plan d’urgence en Seine-Saint-Denis ? Non, il ne sera tout simplement pas évoqué. En lieu et place, les atteintes à la laïcité et, pour terminer, le dernier emballement politico-médiatique en date (l’« affaire Sciences-Po ») font l’agenda, occupant les huit minutes de la deuxième partie.
Cette « impertinence », vertu dont aiment à se parer les « grands » intervieweurs, est une sorte d’ersatz d’indépendance, la seule, peut-être, à laquelle peut prétendre un journaliste politique qui ne connaît des dossiers qu’il traite que les éléments de langage dans lesquels il baigne. Cette forme de fausse insolence, qui titille les politiques par où ils le veulent bien, fait finalement parfaitement partie du jeu. On chatouillera la ministre sur son éventuelle « mise sous tutelle », mais elle pourra, glosant sur la laïcité en danger et « la remise en cause de certains cours », assurer fermement qu’« il n’est pas pensable que la science ne soit pas respectée sur ce qu’elle nous dit sur des points précis », sans qu’on l’interroge sur tout le mal que la « science » – en l’occurrence la recherche en sciences de l’éducation, dans un solide consensus – dit des « groupes de niveau » tels qu’elle s’apprête à les mettre en place.
Une fois de plus, les matinaliers de France Info réalisent ainsi ce qu’ils savent faire de mieux : restreindre le périmètre de l’information aux prétendues bisbilles qui agitent les cercles de pouvoir et aligner leur agenda sur la communication gouvernementale. Les personnels de l’éducation et leurs élèves ont beau être les acteurs les plus directement concernés et mettre en avant des préoccupations autrement plus importantes, leur mobilisation est frappée d’une double invisibilisation : eux-mêmes exclus de la matinale – et de l’exposition médiatique qui va avec –, leur appréciation des « réformes » en cours et leurs revendications ne sont pas même rapportées. Aucune voix au chapitre.
Olivier Poche