Le 25 octobre 2023, l’Arcom approuvait le changement de contrôle du pôle radio de Lagardère (Europe 1, Europe 2 et RFM) au profit d’une société en commandite par actions (SCA) dirigée par Arnaud Lagardère… dont le groupe est sous la coupe de Vincent Bolloré, actionnaire via Vivendi à hauteur de 60%. À cette occasion, l’autorité de régulation de l’audiovisuel indiquait dans son communiqué de presse que « les obligations d’Europe 1 en matière de pluralisme de l’information et en matière sociétale ont été renforcées ». La convention stipule notamment, au titre de l’article 2-3, que « le titulaire assure le pluralisme des courants de pensée et d’opinion ».
Mais dans la station bolloréisée, la pratique prend quelques libertés avec la théorie… Laissons de côté les deux heures trente quotidiennes en compagnie de Pascal Praud et les plateaux extrême droitisés de Laurence Ferrari (couplés avec CNews), « les dossiers judiciaires les plus terrifiants » racontés par le fait-diversier en chef Christophe Hondelatte, les « véritables histoires » du médiatique historien de garde Stéphane Bern, le « studio des légendes » du non moins tristement légendaire Jacques Vendroux ou encore les faux débats orchestrés par le très libéral Pierre de Vilno.
Cet article se focalise sur la matinale (7h-9h) et, plus précisément, sur ses deux principaux créneaux d’interviews [2] : l’entretien avec « l’invité actu » mené à 7h10 par Dimitri Pavlenko et « la grande interview », prise en charge une heure plus tard par Sonia Mabrouk. Leur observation sur la période courant du 28 août au 29 décembre 2023 permet de tirer une conclusion très simple : promotrice infatigable de la « familia grande » réactionnaire, Europe 1 n’en a que faire des obligations légales qui la contraignent à respecter le pluralisme !
« La grande interview » : la réaction à visage découvert
Sans doute pourrait-on s’épargner un préambule sur Sonia Mabrouk, pasionaria de la droite décomplexée, adepte d’interrogatoires étrillant les contre-pouvoirs, maîtresse en jeux de massacre contre la gauche qui lui déplaît et accommodante à l’égard de celle qui embrasse ses obsessions, propagandiste antisociale à la remorque de l’extrême droite, du pouvoir politique quand il le faut et du grand patronat en temps normal. Bref, une incarnation de l’éditocratie travaillant activement au maintien de l’ordre… et au renforcement des idées réactionnaires.
Et pour ce faire, Sonia Mabrouk sait s’entourer. Parmi les 75 invités recensés au cours des quatre mois étudiés, 57 sont des hommes ou des femmes politiques. Le pluralisme est à couper le souffle :
Avec 4 fauteuils sur 57, les élus de gauche (LFI et PCF) doivent se contenter de 7% des invitations.
Restent 18 invités, qui ne dénotent pas dans le paysage. La profession journalistique est représentée à deux reprises en l’unique personne de Franz-Olivier Giesbert. Défilèrent également la syndicaliste policière Linda Kebbab – égérie des plateaux télé comme de la presse réactionnaire, de Valeurs actuelles au Figaro –, Michel-Édouard Leclerc – le plus médiatique des patrons de la grande distribution [3] – et le préfet de Paris Laurent Nuñez. « L’ordre, l’ordre, l’ordre », comme dirait l’autre ! La catégorie des « experts » est faite du même bois. L’omniprésent Jérôme Fourquet intervient une fois, l’inénarrable Dominique Reynié également, le « marchand de peur » [4] Alain Bauer une fois lui aussi, tout comme les universitaires Gilles Kepel et Florence Bergeaud-Blackler, très décriée dans le milieu universitaire [5]. On compte ensuite trois invitations passées au très réactionnaire avocat (et ancien parachutiste de réserve) Thibault de Montbrial [6], deux passages pour l’ostracisé des médias Michel Onfray – lequel vient de se voir confier une émission hebdomadaire sur... CNews, en compagnie de Laurence Ferrari – et deux fauteuils accordés à Georges Bensoussan.
En d’autres termes, ce sont là 71 invités sur 75 qui auront dispensé, quatre mois durant, des argumentaires et des visions du monde représentatifs de courants conservateurs, si ce n’est ultra-réactionnaires. Le 29 février 2024, après avoir prêté serment devant la commission d’enquête parlementaire sur l’attribution et le contrôle des fréquences de la TNT, Sonia Mabrouk déclarait à propos de CNews, chaîne avec laquelle est couplée son émission : « Oserais-je dire, mesdames et messieurs, que notre arc républicain à nous, ce sont toutes les sensibilités de l’hémicycle que vous représentez aujourd’hui, et donc tous les Français à travers vous. Et nous en sommes fiers. » L’impunité en étendard... Car la tendance est structurelle : alors que nous rédigions cet article, Arrêt sur images a publié sa propre recension réalisée du 1er septembre 2023 au 29 février 2024, incluant donc deux mois supplémentaires par rapport à la nôtre. Bilan des courses ? Seuls deux représentants de gauche s’ajoutent à notre tableau, « pour un total de six interviews en six mois – et aucun responsable politique du PS, d’EELV ou des partis à la gauche de LFI. »
Ajoutons par ailleurs que dans la « grande interview », la parité n’est pas plus respectée que le pluralisme : Sonia Mabrouk a invité 84% d’hommes (63 sur 75) sur la période que nous avons étudiée. Et ce n’est certainement pas l’interview de 7h10 menée par Dimitri Pavlenko qui permet de rééquilibrer la balance...
« L’invité actu » : la réaction à pas de loup
En 2021, la nomination de Dimitri Pavlenko aux commandes de la matinale d’Europe 1 était dans l’ordre bolloréen des choses. Après une circulation dans différents médias (France Inter, France Bleu, TF1, LCI, France 2, etc.), le journaliste pose bagage : il fait ses débuts de matinalier à l’antenne de Sud Radio puis de Radio Classique avant de fourbir de nouvelles armes sur CNews dans l’émission « Face à l’info », véritable rampe de lancement pour la campagne d’Éric Zemmour sous l’égide de Christine Kelly. Une fois propulsé à la tête de la matinale d’Europe 1, il emporte avec lui la ligne éditoriale. En comparaison de l’entretien piloté par Sonia Mabrouk, l’interview de Dimitri Pavlenko dénote quant au profil des invités : chez lui, peu de figures politiques. Du 28 août au 29 décembre, on n’en compte que neuf, dont l’orientation ne diffère pas, toutefois, de celle des invités de sa consœur : ne cherchez pas la gauche, vous perdriez du temps...
La spécificité de Pavlenko est donc là : l’essentiel des invités est issu de ce que les grands médias tendent à appeler « la société civile ».
Mais pas n’importe laquelle... Là encore, elle est majoritairement masculine, à 74,6% et, comme ailleurs, les catégories socioprofessionnelles aisées ont presque seules voix au chapitre. Mais surtout, le panel consiste en un alliage entre des intervenants réactionnaires peu connus du grand public, circulant principalement dans les réseaux médiatiques d’extrême droite, et des représentants plus « traditionnels » de l’extrême centre [7], gardiens de l’ordre estampillés « vu à la télé » et proches des sphères de pouvoir, politique et économique. Largement acquise dans l’espace public, la légitimité des seconds participe de la légitimation des premiers.
De l’extrême centre à l’extrême droite
Comprenant peu d’élus, la grille de Dimitri Pavlenko nécessite une approche plus qualitative pour qui souhaite mesurer sensiblement son « pluralisme ». Prenons par exemple la catégorie la plus fournie, celle des représentants de think-tanks, d’instituts ou d’associations (18).
Trois invités bénéficient de deux fauteuils chacun : Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et membre de l’Institut Montaigne, un think-tank patronal, l’ultra-libérale Agnès Verdier-Molinié au titre de sa présidence de l’Ifrap, et Frédéric Dabi, directeur général à l’Ifop. Coqueluche des médias dominants, égérie de Valeurs actuelles, la seconde est invitée une première fois (20/10) pour étriller « l’utilisation de l’argent asile-immigration mais aussi l’argent du social » et aligner les poncifs d’extrême droite les plus crasses contre les immigrés [8]. Rappelée deux mois plus tard, Agnès Verdier-Molinié déverse de nouveau son fiel sur « le taux de chômage [très élevé] des non natifs » [sic] et les « personnes plutôt âgées [...] qui viennent pour retrouver leurs familles et peut-être, c’est une question aussi qu’il faut se poser, pour toucher le minimum vieillesse [...], pour se mettre dans une logique de profiter aussi du modèle social français. »
C’est encore au prisme d’une obsession extrême droitière et complotiste – le « grand remplacement » – que Dimitri Pavlenko lance à demi-mot l’interview d’un autre représentant du « cercle de la raison », Bruno Tertrais, le 30 août :
Dimitri Pavlenko : Vous venez de publier pour l’Institut Montaigne une note éclairante sur l’équation démographique de la France. Alors le constat que vous dressez est sans équivoque, je vous cite : « Si les tendances actuelles se poursuivent, dans les années qui viennent, l’apport migratoire va constituer l’essentiel de la croissance de la population française. » Vous êtes en train de nous dire, Bruno Tertrais, que la France va changer ?
Un mois plus tard (7/11), le même intervenant est devenu « expert » du conflit au Proche-Orient. Et Dimitri Pavlenko continue de l’orienter sur le terrain de l’extrême droite : « Est-ce qu’il faut voir à travers cette attaque et les réactions qu’elle suscite dans le monde entier, un choc entre deux civilisations, l’Occident d’un côté contre le monde arabo-musulman ? » « Je ne crois pas », répond d’abord Bruno Tertrais, avant de théoriser un « affrontement » et une « épreuve de force généralisée » entre des « sociétés plutôt démocratiques et libérales, sociétés civilisées » et des « dictatures ou pouvoirs autoritaires. » Apprécions la « nuance » fort progressiste de l’analyse, qui ne fut rien moins que celle... du pouvoir politique en place.
Quant à Frédéric Dabi, il est convié le 18 octobre afin de promouvoir un sondage réalisé pour le compte du Figaro autour des élections européennes, bavarder comme de coutume sur le dynamisme du RN et la chute libre de La France insoumise, lesquels s’expliqueraient par un « effet Proche-Orient ». De nouveau sollicité le 6 novembre, il s’élance : « Le lien insécurité-immigration, il faut le dire, il est fait maintenant de manière automatique et majoritaire par les Français. D’ailleurs c’est Gérald Darmanin qui le premier en avait avant parlé il y a quelques années quand il avait publié des statistiques sur les délinquants étrangers à Paris. » Le grand n’importe quoi s’incarnant, encore une fois, dans un parfait numéro de duettiste :
- Frédéric Dabi : Ce n’est pas la priorité des priorités [...], mais il y a maintenant ce lien insécurité-immigration, un lien immigration-économie, un lien immigration-terrorisme, on l’a vu avec l’affaire de Dominique Bernard. [...] C’est un enjeu qui doit montrer que l’État a repris le contrôle.
- Dimitri Pavlenko : C’est un sujet sur lequel les Français considèrent que le pouvoir est faible.
- Frédéric Dabi : Exactement. C’est vraiment ça.
Parmi les think-tanks gravitant à l’intérieur du « cercle de la raison », on trouve également le Cevipof – représenté par Bruno Cautrès, sollicité lui aussi sur la « loi Immigration » [9] – et l’Institut Jacques Delors, en la personne de son « conseiller immigration » Jérôme Vignon, ancien haut-fonctionnaire et ancien président du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants. Celui qui s’invitait en 2013 dans Le Monde pour revendiquer sa participation à la « Manif pour tous » [10] chante désormais sur Europe 1 les louanges du « Pacte immigration européen » [11] qui, « s’il réussit, il rétablira une forme d’état de droit entre responsabilité et solidarité » (19/09). Enfin, l’association « Unité laïque » et son président, Jean-Pierre Sakoun, bénéficie d’une invitation. Adoubée par des membres du gouvernement, admiratrice du maire de Cannes David Lisnard (LR), la structure porte les mêmes étendards (islamophobes) que le Printemps Républicain : elle organise des conférences avec Florence Bergeaud-Backler et Nathalie Heinich, relaie des publications de Franc-Tireur, fustige l’ancien ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye à l’antenne de Sud Radio, ne parle d’école publique que pour dénoncer une prétendue « offensive islamiste » en son sein (X, 27/10/22) et qualifie Sandrine Rousseau de « supplétive de la domination patriarcale islamiste, comme son acolyte Piolle, au nom de leur vision différentialiste, racialiste et in fine paternaliste de la société. » (X, 3/10/2022) Pour terminer le tableau, trois structures sont reçues pour parler du conflit opposant Israël aux Palestiniens et de ses répercussions en France : la Licra, le Crif et le Consistoire Central israélite de France (nous y reviendrons).
S’ajoutent à ces interlocuteurs plusieurs personnalités évoluant dans les réseaux et les médias d’extrême droite. Le directeur-adjoint de la rédaction de la revue Causeur et président de l’Association des conservateurs britanniques de Paris, Jeremy Stubbs ; le directeur de l’Institut pour la justice [12], Pierre-Marie Sève ; la déléguée générale de SOS Éducation [13], Sophie Audugé, et last but not least, Nicolas Pouvreau-Monti, cofondateur de l’Observatoire immigration et démographie. Lancé en 2020 par un manifeste cristallin publié dans les pages de Causeur, courtisé par toute la galaxie médiatique réactionnaire – de CNews au Figaro en passant par Sud Radio, le JDD et donc, Europe 1 –, cet observatoire décrié jusque dans L’Express [14] est promu dans Valeurs actuelles [15] : « Tribunes dans la presse, études relayées à la télévision, à l’instar de CNews, chiffres pris en exemple par Éric Zemmour, les travaux de l’OID "pèsent" de plus en plus dans le débat public. » Un palmarès qui parle pour lui.
En dehors de Muriel Réus – présidente de l’association « Femmes avec » – invitée pour aborder le système de domination patriarcale et les violences sexistes et sexuelles (24/11), tous les intervenants véhiculent donc, là encore, des visions du monde, des perspectives et des argumentaires au mieux conservateurs, au pire réactionnaires.
Les cadrages de l’extrême droite colonisent l’antenne
Comme on a pu l’entrevoir, Dimitri Pavlenko impose les cadrages de droite et d’extrême droite pour aborder les informations sociales, économiques et politiques à son agenda, en dépit de l’apparente diversité des « actualités » traitées dans son émission, réparties comme suit [16] :
Les entretiens portant spécifiquement sur des questions économiques (3) se font en compagnie d’orthodoxes du néolibéralisme : le ministre des Comptes publics est invité pour prôner l’austérité budgétaire et le poids de la dette (7/09), Agnès Verdier-Molinié pour fustiger les dépenses publiques (20/10) et Frédéric Descrozaille, député Renaissance, pour défendre le capital et affirmer que face à l’inflation, « il n’y pas eu la révélation de ce qu’on peut appeler les profiteurs de crise » (28/09). Bref, dans un contexte d’accroissement des inégalités, alors que les multinationales encaissent des superprofits, que s’accumulent les mesures antisociales et que l’inflation grève le quotidien de millions de Français, l’ordre établi est bien gardé... et peu traité.
- Proche-Orient : propagande israélienne à la Une
Sur la période étudiée, c’est la situation au Proche-Orient qui fait la Une (15 interviews), également évoquée au cours des trois entretiens relatifs aux discriminations – où seule la question de l’antisémitisme est abordée.
Au cours de ces quinze entretiens, le présentateur ne donnera pas une seule fois le bilan des civils tués par l’armée israélienne à Gaza [17]. En trois mois, aucune voix palestinienne, en soutien du peuple palestinien ou simplement en capacité de donner des informations sur la situation humanitaire à Gaza ne sera donnée à entendre. À l’exception du 25 décembre, où Antoine-Marie Izoard, directeur de la revue Famille chrétienne, est interrogé sur l’annulation des célébrations de Noël à Bethléem et... sur « [l]es chrétiens qui souffrent presque en silence et dans l’indifférence » [18]. Traduit en chiffres, cela donne cet effarant constat : sur près de deux heures d’antenne cumulées consacrées à la situation au Proche-Orient, à peine une minute trente est dédiée à Gaza et à ses habitants, chrétiens, uniquement. Seulement 6 minutes sur plus de cinq heures chez Sonia Mabrouk.
En lieu et place, la communication, les stratégies et les préoccupations du gouvernement d’extrême droite israélien constituent une ligne rouge omniprésente, à laquelle s’ajoute la question des otages. Convié à trois reprises, le général Christophe Gomart affirme par exemple que l’armée israélienne a donné « la preuve d’une armée parfaitement démocratique » en ayant reconnu avoir tué trois otages (18/12). Début décembre, le publicitaire Franck Tapiro invente ses propres buts de guerre : « libérer la population palestinienne », « essayer d’imaginer un espoir de paix dans la région », et, enfin, empêcher que s’« export[e] le djihad islamique ici, chez nous. [...] Israël est au front pour la défense de nos valeurs [...]. Voilà pourquoi il faut le soutenir ». (1/12) Quant au journaliste Stéphane Amar, résidant à Jérusalem, il est sollicité à deux reprises pour lui aussi diffuser, outre des fake-news, une défense acharnée de la politique de Netanyahou : « Il n’y a pas de sentiment, ici, de disproportion dans la riposte israélienne. Quelle proportion peut-on amener aux massacres de bébés, à la décapitation de nourrissons ? » déclare-t-il notamment le 3 novembre, avant de poursuivre : « La détermination des Israéliens est intacte. Ces considérations de disproportion, d’atteinte aux civils comptent autant, je dirais, que pour Winston Churchill quand il ordonnait le bombardement de Dresde ou que Roosevelt ordonnait le bombardement d’Hiroshima. » La contradiction de l’intervieweur est inexistante :
- Stéphane Amar : Le Conseil des droits de l’Homme épargne l’Iran [...], la Corée du Nord, épargne même la Russie de Poutine et s’acharne de manière grotesque, de manière cette fois-ci complètement disproportionnée, contre Israël.
- Dimitri Pavlenko : Mais comment ça s’explique ce harcèlement, pardonnez-moi, le mot n’est peut-être pas le bon, mais ce harcèlement onusien, cet acharnement à condamner Israël ?
« L’Assemblée générale [de l’ONU] est dominée par des dictatures » sera l’une des outrances avancées (sans contradiction) en guise d’explication par le journaliste. Fermez le ban.
- Immigration et insécurité : des thématiques omniprésentes
Compte tenu de l’actualité du champ politique sur la période étudiée – marquée par le débat parlementaire autour de la « Loi immigration » et par l’attentat à Arras –, deux des thématiques-phares des droites sont prépondérantes dans l’agenda. L’immigration fait l’objet de 10 sujets spécifiques et 8 interviews sont consacrées à la thématique de l’« insécurité », auxquelles s’ajoutent 5 entretiens sur la question du terrorisme.
Sans surprise, sur Europe 1, l’immigration doit être « choisie », quand elle n’est pas présentée comme dangereuse, et les opposants à la loi n’ont tout simplement jamais voix au chapitre. Quant à l’« insécurité », elle est présentée comme endémique et est instrumentalisée pour mieux exciter les peurs. Un syndicaliste policier est invité pour évoquer un « phénomène de contagion » à propos de fausses alertes à la bombe (19/10) ; un procureur dénonce « l’omerta » à propos d’ « entreprises du BTP de Grenoble rackettées » (8/12) ; Dimitri Pavlenko titre une interview « Fabienne, assassinée par un migrant », en recevant la sœur de cette dernière (7/12) ; une journaliste d’Europe 1 est elle aussi sollicitée comme témoin pour amplifier un fait divers et évoquer le cas de son enfant maltraité en crèche (6/09) ; quant au meurtre de Thomas à Crépol, il serait le fait d’une « frange de la population [refusant] toute forme de citoyenneté et d’intégration » selon la maire (ex-LR) de Romans-sur-Isère (29/11) et témoignerait, d’après un maire divers droite, de « déserts de sécurité » dans les campagnes françaises (21/11), où sévit une insécurité « tentaculaire » aux yeux d’un « expert » d’extrême droite (22/11). Dans un tel chaos radiophonique, on ne s’étonne guère de voir Dimitri Pavlenko convoquer un « entrepreneur et essayiste » pour son « plaidoyer en faveur [...] de la vidéoprotection », « source de liberté » (29/09), ni d’assister à la promotion d’« agents de sécurité dans les quartiers sensibles » (4/12)... Et encore moins de constater que le seul entretien catégorisé dans la rubrique « Justice » est dédié à la libération du policier ayant tué Nahel (16/11). C’est d’ailleurs l’avocat du fonctionnaire, Laurent-Franck Liénard, qui se voit dérouler le tapis rouge, au prix de renversements pour le moins spectaculaires : « Comment [le policier] va aujourd’hui, est-ce que vous pouvez nous raconter un peu par quelles étapes il est passé [...] depuis ce 27 juin fatal pour lui ? » ; « Défendre des policiers aujourd’hui, c’est prendre des risques pour sa vie également, maître Liénard ? »
Même lorsque l’immigration ou l’insécurité ne sont pas a priori à l’agenda, les prismes sécuritaire, identitaire et xénophobe gangrènent les entretiens. Les nombreuses interviews consacrées à l’école (8) sont un bon exemple. Notons pour commencer que les personnels de l’Éducation nationale n’y ont que peu la parole [19] : un professeur retraité (Jean-Paul Brighelli) et une professeure officiant dans le secondaire (Eve Vaguerlant)... tous deux habitués des plateaux de CNews et auteurs dans Causeur – chroniqueur même, s’agissant du premier, anciennement encarté dans le parti de Nicolas Dupont-Aignan. Ainsi, interrogée par Dimitri Pavlenko à propos du « vrai malaise des enseignants », soit, dans son imaginaire, une inhibition pour « parler de l’héritage chrétien de la société française », Eve Vaguerlant n’hésite pas à disserter sur « l’islamisation de l’école » après avoir fantasmé dans un joli contresens un « refus bourdieusien de la transmission de la culture et du savoir » au nom duquel « en cours de musique, on chante des chansons de Pink au lieu d’écouter du Beethoven ». À bien écouter la matinale d’Europe 1, les problèmes majeurs de l’école concernent l’autorité, l’abaya et le harcèlement scolaire, auquel sont consacrés trois entretiens sur huit – les trois thématiques ayant été au cœur de l’agenda gouvernemental à la rentrée 2023. Aussi apprend-on à longueur d’antenne que « les profs ont peur » (11/12), qu’« il faut être dans la fermeté » face au déclin de l’autorité (14/12) ou encore que « l’immigration tire le niveau vers le bas » (13/12). Quant aux problématiques constituant le cœur des préoccupations syndicales – déficit structurel de moyens humains et matériels, maltraitance des personnels et précarisation grandissante de tous les corps de métier, crise du remplacement et des vocations, classes surchargées, etc. – elles sont reléguées aux marges ou tout simplement ignorées. L’antenne ne s’entoure d’ailleurs d’aucun syndicaliste travaillant dans un service public… excepté la police [20].
Les entretiens relatifs aux questions de santé (6) pâtissent du même angle mort : alors que l’hôpital public est en décrépitude, aucune interview ne lui est consacrée. En revanche, Dimitri Pavlenko prend soin de ne pas faire l’impasse sur l’Aide médicale d’État, « une des composantes de l’attractivité médicale française » selon ses mots, qui le conduit à inviter une « consultante santé et spécialiste de la facturation des soins » visiblement ravie de pouvoir pointer les « abus du tourisme médical » et de stigmatiser les étrangers en situation irrégulière (17/12). Europe 1 ayant la passion du débat, un seul entretien est consacré à celui portant sur le « projet de loi fin de vie », en compagnie d’un professeur émérite d’éthique médicale qui s’y déclare opposé [21].
- L’écologie : une nuisance
À l’image du seul entretien portant sur la constitutionnalisation de l’IVG... et réalisé avec un homme [22], l’écologie se discute sans écologistes et sans la gauche. Trois interviews, en tout et pour tout, se contentent de recycler le prêt-à-penser le plus droitier sur ces questions. Le très médiatique Antoine Bueno, ancien chroniqueur d’Europe 1, présenté comme « essayiste [...] prospectiviste » et « conseiller au Sénat sur les questions de développement durable » se charge de diffuser la vulgate : haro sur l’« idéologie [...] et [la] pensée unique qui conduiraient à faire croire que l’écologie, c’est la décroissance » et bénie soit « l’économie de marché », qui est certes présentée comme « la cause du désastre environnemental » mais qui « ne peut être que la solution à la transition environnementale » (15/09).
Une fois le cadrage posé, Dimitri Pavlenko débloque deux créneaux pour fustiger les militants écologistes. Une première fois avec Bernard Carayon, maire LR passé par le GUD [23], qui montre son sens de la nuance et sa connaissance de la société française pour décrire les manifestants contre le projet d’A69 – projet selon lui « très consensuel » : « Il y a eu à peu près 5 000 manifestants : 2 500 qui relèvent en quelque sorte de la famille chichon, les derniers lecteurs de Libération ; et puis 2 500 voyous, militants ultra violents de l’extrême gauche radicale verte-rouge. » (21/10) Et une seconde fois en compagnie du journaliste Marc Lomazzi, auteur d’un livre sur les Soulèvements de la Terre au titre éloquent : Ultra écologicus, les nouveaux croisés de l’écologie. Naturellement, il est exclusivement question des modes d’action du collectif, criminalisé à travers l’emploi d’une métaphore guerrière filée : « ultra-gauche », « écologie radicale », « intrusions violentes », « éco-sabotage », « opérations impressionnantes sur un plan tactique », « force de frappe », « base-arrière », « méthode d’action type black-bloc parfois extrêmement violente », « éco-warriors », « souvent fichés S ». « C’est l’idéologie rouge et noire, révolutionnaire, d’extrême gauche qui déteint sur la cause verte ? » l’interroge benoîtement Dimitri Pavlenko, après avoir donné le ton dans sa question inaugurale :
Dimitri Pavlenko : Il ne se passe pas un jour ou presque sans que les Soulèvements de la Terre passent à l’action en un endroit du territoire, le plus souvent sous les radars de l’actualité nationale. Dans une note [...], le renseignement territorial constate que le mouvement écologiste radical a changé de tactique : les chefs sont passés dans la clandestinité, ça se militarise, on pilote des actions de sabotage. [...] Les Soulèvements de la Terre, est-ce qu’ils sont en train de devenir une sorte d’Action directe du climat ?
Apprécions la comparaison...
- Haro sur les contre-pouvoirs
Systématiquement exclus des entretiens, les intervenants en capacité d’apporter une contradiction étayée au prêt-à-penser libéral, antisocial, autoritaire, sécuritaire et xénophobe n’en sont pas moins pilonnés en leur absence. Piétiner toute forme de contre-pouvoir : une tradition ancestrale de l’extrême droite. Les libertés publiques ? Dimitri Pavlenko a son invité tout trouvé : « Vous dites que [...] la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] joue contre les Français [...], c’est une sorte de cour suprême qui empêche d’avoir un débat serein et éclairé sur la question de la vidéosurveillance. » (Face à Robin Rivaton, 29/09) Les associations de défense des droits humains et des exilés ? Elles aussi sont dans le viseur du présentateur, comme le montre sa première question à Agnès Verdier-Molinié, à propos de la famille de l’assassin du professeur Dominique Bernard (20/10) :
Dimitri Pavlenko : Alors est-ce que ces gens sont des experts du droit d’asile ? Pas la peine, puisqu’il existe en France un écosystème d’associations pour les assister juridiquement ! La Cimade, le Gisti, France Terre d’asile, Utopia 56, il y en a beaucoup d’autres ! [...] Combien les associations d’aides aux migrants perçoivent-elles d’argent public ?
Le 17 octobre, c’est encore à l’avocat Philippe Fontana que Dimitri Pavlenko confie sans retenue le micro, pour des propos délirants à propos de la Cimade : « Je crains qu’elle partage une certaine idéologie, comme elle envoyait un bateau pour secourir les nord-vietnamiens dans les années 70, comme elle aidait les sandinistes en Amérique du Sud. C’est une association d’extrême gauche qui fera tout pour faire prévaloir son idéologie. »
Mais comme ailleurs, la cible de choix d’Europe 1 reste d’abord et avant tout La France insoumise. Une fois les intervenants triés sur le volet, Dimitri Pavlenko n’a plus qu’à ouvrir les vannes et laisser ses invités disserter en roue libre, sans jamais leur opposer le début du commencement d’une contradiction. Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie, peut ainsi sereinement déclarer que « pour les Insoumis, le 6 octobre [sic], c’est-à-dire le jour du massacre du Hamas, c’est un point de détail », avant de préciser sa bouillie :
Pierre-Henri Tavoillot : L’extrémisme a changé de camp. Aujourd’hui, le Rassemblement national a cessé d’être un parti d’extrême droite et l’extrême gauche devient de plus en plus extrême gauche dans les deux sens, c’est-à-dire toute l’idéologie de l’extrême gauche, mais aussi véritablement un extrémisme avec à la fois ce qu’on peut appeler l’intolérance, et puis aussi par ailleurs, dans d’autres occasions, le culte de la violence. (11/11)
La veille (10/11), face à Serge Klarsfeld venu commenter la marche contre l’antisémitisme, Dimitri Pavlenko dégaine un leitmotiv islamophobe obsessionnel parmi les chiens de garde – « Peut-être qu’il y a en arrière-pensée, chez Jean-Luc Mélenchon, l’intention de draguer [...] l’électorat musulman qui est sensible à la cause palestinienne » – avant de laisser son invité livrer un vibrant plaidoyer à la gloire du RN, un « parti qui autrefois était antisémite, qui ne l’est plus depuis un certain nombre d’années et qui rejoint les valeurs républicaines » : « On se passera de l’extrême gauche antisioniste et antisémite et on accueillera le RN, devenu un parti fréquentable. » Le 8 octobre, déjà, le président de la Licra Marc Stasi est invité à évoquer le cas Jean-Luc Mélenchon, accusé d’avoir « choisi son camp, le camp de la haine [...]. J’ai honte pour la France, ce type est indigne de la classe politique, il sort de l’arc républicain. » Le 24 octobre, de nouveau encouragé par le présentateur, le président du Crif, Yonathan Arfi, qualifie d’« indécent » l’appel de Mathilde Panot (LFI) au cessez-le-feu à Gaza. Quant à l’entretien avec l’avocat Richard Malka (12/10), au cours duquel les militants de La France insoumise sont qualifiés de « populistes de la pire espèce », c’est un festival :
Richard Malka : LFI est le tombeau de la gauche. Mélenchon est le déshonneur. [...] Aujourd’hui, on ne peut plus ne pas voir que ce parti est un parti immoral. [...] La France insoumise, son programme électoral, c’est la défense de l’abaya et puis celle du Hamas aussi. [...] Ils considèrent, peu importe le fanatisme religieux, peu importe qu’il s’agisse de Daesh ou du Hamas ou de je ne sais qui, ils considèrent que les musulmans, y compris les fous de Dieu, eh bien ils doivent les défendre, quoi qu’ils fassent.
De longues minutes d’outrances, conclues par un présentateur béat : « Merci beaucoup Richard Malka. Paroles fortes ce matin sur Europe 1. Merci d’être venu nous voir. »
Et de la sorte, à l’infini. Promouvoir le RN et qualifier La France insoumise d’ennemi intérieur : une habitude quasi quotidienne à l’antenne d’Europe 1, jusqu’au billet « humoristique » de Gaspard Proust. Comme ailleurs, en pire, la novlangue orwellienne règne en maître sur les interviews audiovisuelles et la gauche, véritable bouc-émissaire, est inlassablement décrédibilisée : Europe 1, une propagande de tous les instants.
Marginalisation de la gauche politique ; prédominance des commentateurs réactionnaires et des représentants les plus droitiers du « cercle de la raison » ; omniprésence des thématiques et des thèses chères à l’extrême droite, avec un primat donné au ton spectaculaire et alarmiste ; invisibilisation de la question sociale, des argumentaires et des revendications syndicales du mouvement ouvrier ; stigmatisation de toute forme de contre-pouvoir et de toute pensée progressiste attachée à contester l’ordre établi... C’est entendu : les deux interviews dispensées dans la matinale d’Europe 1 piétinent le pluralisme (et l’information) dans les plus grandes largeurs.
À cela s’ajoutent les éditos de Vincent Hervouët, Alexis Brézet et Vincent Trémolet de Villers – hauts-gradés des rédactions de LCI et du Figaro –, mais aussi les « signatures » de Gaspard Proust, Philippe Val et Catherine Nay, trois têtes de gondole de la réaction, ou encore les interventions de Jérôme Béglé et Charlotte d’Ornellas, deux historiques de CNews : une matinale à droite toute ! Ce vaste panorama nous amène à considérer l’intérêt du recours porté par RSF devant le Conseil d’État, lequel enjoint à l’Arcom de prendre en compte l’ensemble des intervenants, au-delà des seules personnalités politiques, dans son appréciation du pluralisme. L’occasion de rappeler que ce dernier ne se mesure pas simplement à l’aune des « pedigrees » des différents intervenants, mais aussi – et peut-être, surtout – en fonction de la manière dont est problématisée l’information délivrée au public, comme des déséquilibres et des angles morts systématiques qui la mutilent...
Elvis Bruneaux et Pauline Perrenot
Annexe : La liste des invités de Dimitri Pavlenko.