Informer sur toute l’actualité un même jour ? Impossible : à l’évidence, chaque média doit faire des choix. Hiérarchiser l’information ? Inévitable : tous les événements ne pèsent pas du même poids. « Dis-moi ce que tu privilégies, je te dirai ce que tu es ». « Dis-moi ce que tu passes sous silence, je te le dirai aussi ». Et quand, à l’évidence, l’actualité impose certains événements, les passer sous silence (ou presque) relève de la désinformation : la désinformation par omission(s).
Les chaînes d’information en continu nous offrent en abondance des exemples de cette désinformation. Nous avions déjà relevé avec quel talent BFM-TV, officiellement dévouée au soutien des personnels soignants en ces temps de Covid, était parvenue à rendre inexistante la grève nationale de la santé du 15 octobre 2020. Cette fois, BFM-TV et LCI ont généreusement omis d’informer – d’informer vraiment – sur les dizaines de manifestations pour la défense… du droit d’informer, auquel, n’en doutons pas, ces chaînes sont amoureusement attachées.
En direct du néant
« Une place majeure de Paris noire de monde contre une loi sécuritaire dénoncée par l’ONU, par les ONG, par le Défenseur des Droits, par la presse internationale et les syndicats de journalistes. Et pas la moindre seconde de reportage sur les chaînes d’info » s’indignait Benjamin Amar (CGT) le 21 novembre.
Pendant près d’une semaine en effet, c’est le « Procès Daval » qui, avec le Covid et la retransmission des promenades gouvernementales, a occupé l’essentiel des temps d’antenne. Passons (pour l’instant) sur le feuilletonnage racoleur et la mise en scène indigne [1] que les deux plus grandes chaînes d’info ont fait de ce procès. Le 21 novembre, jour des plaidoiries et du verdict, il a en tout cas une nouvelle fois polarisé l’essentiel de l’attention des rédactions. Sur les mobilisations contre la loi « Sécurité globale » en cours le même jour dans plusieurs villes de France ? Rien, ou presque !
Sur BFM-TV, quelques mentions fugitives, soutenues par une image du Trocadéro. On trouve ainsi à 15h20 un « reportage » en direct de l’esplanade parisienne. Reportage d’une minute et trente secondes, réussissant le tour de force de ne jamais tendre un seul micro à un manifestant, et de ne jamais retransmettre le début du commencement d’une prise de parole, alors que plus d’une vingtaine d’organismes (associations, médias, syndicats, etc.) se sont succédé à la tribune pendant près de deux heures.
Sur LCI, même ascèse. Compensée, si l’on peut dire, par l’inévitable « débat », avec, comme d’habitude, quelques images de la mobilisation parisienne en fond d’écran pour décorer le bavardage. « Débat » qui plus est confisqué par des experts et communicants triés sur le volet. On n’entendra ainsi aucun représentant des organisateurs de la manifestation, là non plus, pas même sous-forme de micro-trottoirs. En leur lieu et place, les « vrais » spécialistes sont de plateau.
À commencer par l’inénarrable Céline Pina, qui intervient en sa qualité de porte-parole du groupuscule « Viv(r)e la République » [2], sévissant très régulièrement sur LCI mais également dans d’autres médias comme Front Populaire, Causeur, La Revue des deux mondes, ou Marianne, ce dont elle s’honore sur son profil Twitter. Bien connue d’Acrimed pour ses positions en défense des libertés [3], elle pourfend cette fois-ci les créateurs de « faux combats » et de « faux problèmes » avant de prendre à partie la France insoumise...
… de décréter que le meurtre de Cédric Chouviat est un simple « accident »...
… et de clore, sans personne pour lui apporter la contradiction, par une diatribe contre « la gauche », dans un retournement aussi spectaculaire que hors-sol :
Les attaques les plus fortes portées sur la démocratie émanent d’une certaine gauche, plus que d’une certaine droite. [….] Une extrême gauche […] encore plus dangereu[se] pour la démocratie que ne sont aujourd’hui nos gouvernants.
Face à elle, on retrouve le chroniqueur déguisé de Valeurs actuelles Arnaud Benedetti. Ainsi que le très représentatif Olivier Cimelière, qui, pas vaniteux pour un sou comme en témoigne son blog, est pompeusement présenté comme « journaliste-communicant »… la présentatrice omettant évidemment de mentionner qu’il fut un soutien de la première heure d’Emmanuel Macron [4]. Que lui-même se présente comme « ex-journaliste » n’empêche pas LCI de lui conférer ce titre… dont le même Olivier Cimelière prétend en revanche déposséder Taha Bouhafs et Gaspard Glanz, contre lesquels il part en croisade sur le plateau.
Un plaidoyer caractéristique de ceux que nous nommions les « garde-frontières ». Qui, sans aucune autre forme de légitimité que leur suffisance, ne cessent de préconiser un « tri entre les journalistes », avant de s’y livrer en actes, en excluant « ceux qui s’improvisent journalistes » et « provoquent des incidents pour faire le buzz »… Et dont il est vrai que le travail de terrain ne représente pas grand-chose face à la sagesse d’un obscur consultant, auto-baptisé « communication strategist » et invité en tant qu’« expert en communication » par les chaînes d’info !
Soit, pour résumer « l’information » selon LCI concernant la loi « Sécurité globale » : unanimisme sur le fait qu’aucune disposition ne menace les libertés publiques, dénonciation d’un quasi coup monté de l’ultra gauche (décidemment fort influente ces temps-ci…) contre la démocratie, et une disqualification en règle des journalistes indépendants. Il n’y a pas à dire, ce fut là un plein exercice du « droit d’informer » par LCI…
Violences ? Quelles violences ?
On ne trouvera a fortiori rien non plus sur les diverses entraves et les violences exercées par la police pendant et à la fin de la manifestation parisienne. Nos preux défenseurs du droit d’informer s’évitant ainsi la peine de s’interroger sur les illégalités et les abus une nouvelle fois commis par des policiers et gendarmes. Ainsi de la fouille de sacs effectuée en l’absence de réquisition judiciaire. Ainsi de la présence d’un drone de la police au-dessus de la tribune, et dont l’usage a suscité une plainte de l’avocat et membre du bureau de la LDH Arié Alimi. Ainsi des entraves subies par les journalistes et photo-reporters indépendants Hannah Nelson, Gaspard Glanz, Valentin Stoquer, Filippo Ortona.
Dans son édition parisienne, autour de 21h30, BFM-TV titre en revanche sur « 23 interpellations et un policier blessé à Paris ». Publication flanquée d’un reportage mentionnant « des incidents entre manifestants et forces de l’ordre après une demande de dispersion », une « confusion » et des « nasses ». Rien de plus dans cette minute d’information : le téléspectateur ne saura donc pas qu’une des nasses en question a entravé en fin de soirée une cinquantaine… de journalistes !
C’est peu dire que les directions éditoriales se sentent concernées. Ne change visiblement rien à l’affaire le fait que la SDJ de BFM-TV soit signataire de la tribune « Proposition de loi Sécurité globale : la liberté d’informer attaquée ! » – dont on ne trouve par ailleurs aucune trace sur le site de la chaîne…
Du reste, lors du premier rassemblement devant l’Assemblée nationale, le 17 novembre, les chaînes d’info avaient déjà très largement fait l’impasse sur la manifestation (et les violences policières). Pire : le lendemain, alors que LCI diffuse la conférence de presse post-Conseil des ministres, elle décide d’interrompre net le direct au moment où une journaliste questionne Gabriel Attal sur les sommations policières contre les journalistes :
🚨LCI diffuse le point presse post-Conseil des ministres de Gabriel Attal. Au moment où une journaliste pose une question à concernant les incidents suite aux manifestations d’hier contre le #PPLSecuriteGlobale, la chaîne coupe son direct. pic.twitter.com/VkkZNThI17
— BalanceTonMedia (@BalanceTonMedia) November 18, 2020
Une grossièreté répétée quasi à l’identique sur BFM-TV : si la chaîne laisse la journaliste en question s’exprimer, elle coupe à son tour son successeur, un confrère de Reuters, qui pose une question plus large sur la loi « Sécurité globale », introduite par une référence au rapport de la Défenseur des droits :
🚨Sur BFMtv, on a laissé Gabriel Attal répondre à la question de la journaliste avant un priorité au direct nous emmenant au procès Daval. pic.twitter.com/zKSOycNXvN
— BalanceTonMedia (@BalanceTonMedia) November 19, 2020
Comprenez… Point trop n’en faut.
C’est là, en définitive, un nouvel exemple de la désinformation dont sont capables les chaînes d’info, d’autant plus problématique qu’un volet de la loi « Sécurité globale » concerne certains de leurs journalistes et reporters d’images présents sur le terrain. Une désinformation par omission, consistant à monopoliser l’antenne pendant une journée entière avec seulement deux sujets. Les quelques miettes restantes ne suffisent pas à informer : la parole des manifestants et des organisateurs passe systématiquement à la trappe, au profit de duplex minimalistes et décoratifs, ou de débats en plateau entre faux experts.
Henri Maler et Pauline Perrenot