Une dizaine de journalistes entravés et violentés
À Toulouse, un journaliste de Reporterre a rapporté avoir « été pris à partie par un CRS alors qu’il lui montrait sa carte de presse. » « Je n’en ai rien à foutre de ta carte de presse » lui aurait ainsi lancé un policier « avant de [la] lui jeter par terre en disant : "profites-en c’est la dernière fois." » Des brimades verbales qui se sont accompagnées, pour de trop nombreux journalistes, une nouvelle fois, de violences physiques. À Bayonne, le photographe Guillaume Fauveau a été entravé et menacé par des policiers alors qu’il était lui aussi en reportage. Dans un témoignage publié le lendemain, il annonce avoir déposé plainte. Ce fut également le lot de plusieurs journalistes lors du rassemblement parisien. Ainsi de :
- Hannah Nelson, photoreporter pour Taranis News, interpellée et placée en garde-à-vue au motif d’ « attroupement après sommation » et « dissimulation de visage ». Elle est libérée le lendemain et écope d’un rappel à la loi ;
- Tangi Kermarrec, journaliste à France 3, lui aussi interpellé, placé en garde à vue, écope également d’un rappel à la loi. France 3 Paris Île-de-France, qui recueille et publie son témoignage, dénonce « une arrestation abusive et arbitraire », une « restriction des droits de la presse » et une « obstruction au bon exercice du droit d’informer » ;
- Rémy Buisine, reporter à Brut, molesté à plusieurs reprises pendant son live et mis à l’écart du rassemblement, avant qu’il ne présente sa carte de presse et soit finalement relâché ;
- Clément Lanot, journaliste freelance pour CLPress et Line Press, entravé dans son travail et menacé d’interpellation ;
- NnoMan, journaliste freelance et co-fondateur du collectif Œil, frappé et menacé par des policiers, dont une menace de destruction de son matériel professionnel ;
- Simon Louvet, journaliste à Actu.fr, brassard « Presse » apparent, empoigné et poussé violemment ;
- Taha Bouhafs, journaliste à Là-bas si j’y suis, qui rapporte des « coups de matraques au bras avec menaces d’être embarqué au poste » ;
- Cyril Zannettacci, photographe pour Libération, « frappé par un membre de la BRAV qui lui a dit de "dégager", alors qu’il tenait son appareil photo en l’air » selon Checknews (18/11) ;
- Ainsi que bien d’autres reporters entravés, dont par exemple ceux qui, comme le rapporte Grégoire Mandy – journaliste en formation à l’IEJ de Paris et lui aussi présent – « sont empêchés de filmer la nasse » formée par la police et se font intimer l’ordre, matraque au poing, de se déplacer.
Pendant ce temps-là, le syndicat des commissaires de police SICP verse dans la provocation sur les réseaux sociaux à l’encontre de David Dufresne qu’il taxe de « futur chômeur » si la loi venait à être adoptée… Un élément à ajouter à la (longue) liste des outrances et menaces de certains syndicats de police à l’encontre des journalistes indépendants.
Schéma de maintien de l’ordre et loi « sécurité globale » : la double peine
Au-delà des violences physiques, on a assisté à de nouveaux phénomènes. Ainsi de ces sommations, spécifiquement destinées aux journalistes, captées par le reporter vidéo du Figaro Thibault Izoret :
Les journalistes qui avez une carte officielle, je vous demande de la présenter et de partir ! Maintenant on a pour ordre d’interpeller. Si vous êtes dedans, on vous interpelle également. Donc les journalistes, soit vous circulez tout de suite derrière les forces avec votre carte pro. […] Dernière sommation pour les journalistes ! Vous quittez les lieux avec votre carte de presse, ou on vous interpelle !
Une scène appelant au moins deux commentaires.
Premièrement : ces sommations illustrent ce que nombre de syndicats de journalistes, de collectifs et d’associations (dont la nôtre) dénonçons depuis longtemps : la prétention de la police à décréter qui est journaliste et qui ne l’est pas, sur la base qui plus est de la détention d’une carte de presse – soit un critère qui, rappelons-le une énième fois, n’est pas reconnu par la loi, comme le rappelle le SNJ-CGT :
Le Code du travail (article L.7111-3, définissant la qualité de journaliste) ne précise pas la nécessité d’être titulaire de la Carte d’identité des journalistes professionnels (C.C.I.J.P.) pour exercer la profession. Rappelons-le haut et fort, la carte de journaliste ne fait que constater la qualité de journaliste, mais ne peut la conférer… aux yeux de qui que ce soit. SNJ-CGT
Si la réalité du terrain (entraves, brimades, violences) pour les journalistes disposant d’une carte de presse est alarmante, celle des journalistes qui n’en possèdent pas devrait inquiéter tout autant… En ce sens, le contexte devrait inciter les médias dominants à cesser de faire l’impasse – comme c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui [3] – sur les violences subies par les journalistes indépendants ou travaillant pour des agences et des médias indépendants, avec ou sans carte de presse. À moins d’entériner la distinction fallacieuse parmi celles et ceux qui exercent la profession, souhaitée (entre autres) par la majorité actuelle.
Au-delà même de la question du statut de journaliste, il en va de la liberté des citoyens et de nombreux lanceurs d’alerte, au rang desquels figurent par exemple tous les « anonymes » filmant les violences policières : soit des producteurs d’information, dont le travail peut en outre déboucher précisément, dans certains cas… sur des enquêtes journalistiques ! En 2014, nous rappelions déjà à cet égard un principe fondamental :
Le droit d’informer, comme le droit d’être informé, n’est pas ou ne devrait pas être un privilège (et a fortiori le monopole) des journalistes (et encore moins des entreprises qui les emploient, surtout quand celles-ci ont pour principal objectif de réaliser des profits). C’est un droit des citoyens qui, quand on se tient à hauteur des grands principes, ne saurait diviser les bénéficiaires de ce droit entre des « citoyens passifs » à qui l’information est destinée et des « citoyens actifs » qui la produisent. (Extrait de notre article « Le droit à l’information, ses conditions et ses conséquences »)
Deuxièmement : les sommations spécifiquement destinées aux journalistes sont une entrave manifeste au droit d’informer. À la liberté d’un journaliste de se positionner où il le juge bon et utile dans la manifestation de façon à réaliser son reportage. Elle n’en reste pas moins une résultante du nouveau « Schéma national du maintien de l’ordre » (SNMO). Schéma que nombre de syndicats de journalistes et d’associations (dont la nôtre), là encore, ont dénoncé au moment de sa publication par le ministre de l’Intérieur le 16 septembre dernier, entrevoyant précisément le risque encouru pour les journalistes couvrant les manifestations sur le terrain. À la page 16 de ce document, on peut lire :
[…] Le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d’associations. Dès lors qu’ils sont au cœur d’un attroupement, ils doivent, comme n’importe quel citoyen obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre en se positionnant en dehors des manifestants appelés à se disperser.
Des dispositions très répressives, « prises sans aucune concertation avec les représentants de la profession » comme s’en alarmait le SNJ, et qui s’inscrivent dans l’escalade autoritaire contre le mouvement social en général, et contre le travail des journalistes en particulier. Ce même schéma qui entend « favoriser le travail des journalistes », assurer une « prise en compte optimale des journalistes » et « préserver [leur] intégrité physique […] sur le terrain »… Les journalistes n’ont pas à faire l’objet d’une « prise en compte optimale » de la part des policiers, mais à être assurés que ces derniers les laissent exercer leur métier librement.
Qui plus est, ces mots doucereux peinent à dissimuler la volonté de mettre les journalistes au pas, en déterminant les zones dans lesquelles ils ont le droit d’évoluer, faute de quoi ces derniers « gêneraient » les opérations de police [4].
Sans doute certains policiers et syndicats de police ont-ils été trop habitués au « journalisme de préfecture » [5], relai de la parole des autorités. Sans doute certains policiers et syndicats de police préfèrent-ils, aux journalistes libres, ceux qui revendiquent des reportages « embarqués » en leur compagnie pendant les manifestations [6].
Sans doute certains policiers et syndicats de policiers espèrent-ils généraliser, à l’ensemble des manifestations, les pratiques qu’ils avaient mises en œuvre au moment où ils réprimèrent la lutte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou sur la ZAD de Bure : parquer les reporters (avant de les évacuer en leur interdisant de filmer) et fournir leurs propres images aux grands médias, que certains reprenaient d’ailleurs allègrement [8].
Tant il est vrai que l’information sort toujours gagnante de ce genre de pratiques… Un exemple récent : le 17 novembre au matin, la préfecture de police procédait à l’évacuation des exilés présents à Saint-Denis, au bord du périphérique. La Préfecture de la Seine-Saint-Denis communique tambour et images battants sur les réseaux sociaux, relayant sa propre célébration par le ministre de l’Intérieur :
Une communication n’ayant que bien peu à voir avec la réalité accablante des reportages et des images que diffuseront ensuite (voire simultanément) journalistes et organisations, à l’instar de l’association Utopia 56, du collectif Solidarité Migrants Wilson, ou de Dorine Goth pour Actu.fr.
Une information contrôlée, un journalisme aux ordres : tel semble être désormais l’horizon « démocratique » promu par le gouvernement et la Préfecture… voire la règle ici et maintenant, si l’on en croit Gérald Darmanin. À l’issue du Conseil des ministres du 18 novembre, le ministre de l’Intérieur justifiait en effet le fait que le journaliste Clément Lanot ait été menacé d’interpellation la veille au soir lors du rassemblement contre la loi « Sécurité globale » :
Ce journaliste ne s’est pas rapproché de la Préfecture de police de Paris, contrairement à certains de ses collègues, pour couvrir cette manifestation. Je rappelle donc que si des journalistes couvrent des manifestations, conformément au « Schéma du maintien de l’ordre » que j’ai évoqué, ils doivent se rapprocher des autorités, en l’occurrence du Préfet du département, singulièrement ici du Préfet de police de Paris pour se signaler, pour être protégés également par les forces de l’ordre.
Un journalisme accrédité en quelque sorte, estampillé « Lallement » [9]… De pire en pire.
Présent dans la matinale d’Europe 1 le 18 novembre face à Sonia Mabrouk, c’est encore le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin qui tançait le rassemblement contre le projet de loi « Sécurité globale » : « Nous sommes en démocratie et les parlementaires ne peuvent pas agir sous pression. » Avant d’oser, plus orwellien que jamais : le projet de loi « Sécurité globale » vise à « garantir évidemment la liberté d’informer » [10]. Une liberté d’informer totale, que les journalistes – indépendants ou non – présents au rassemblement, auront en effet pu vérifier…
On ne sait guère où compte s’arrêter la course autoritaire et liberticide du gouvernement actuel, ni jusqu’à quel stade il souhaite mener son offensive contre la liberté d’informer. Car les charges viennent en réalité de toutes parts : au soir du rassemblement, alors auditionné par la commission des lois du Sénat sur le budget 2021 de la justice, Éric Dupond-Moretti annonçait vouloir s’attaquer à la loi de 1881 garantissant la liberté de la presse. Le prétexte ? La lutte contre la haine en ligne. Les cibles ? « Ceux qui ne sont pas journalistes et qui ne méritent pas d’être protégés par [la] loi [de 1881] mais qui viennent, au fond, s’y lover pour diffuser la haine en ligne et bénéficier des protections qui sont dues aux journalistes et aux organes de presse. » De quoi remettre sur le tapis (entre autres !) un débat sur les journalistes dits « professionnels » et les autres. Promettant, comme nous l’avions décrit l’an passé, une nouvelle « mobilisation de garde-frontières contre les intrus » de la profession.
Réécrivons-le encore une fois : ce n’est pas au gouvernement (secondé par des médiacrates fort dociles), et encore moins à la police, de décréter qui est journaliste et qui ne l’est pas. Quant à la loi « Sécurité globale » et son article 24, la position d’Acrimed est claire : retrait !
Pauline Perrenot